Conseil Oecuménique des Eglises
COMITÉ CENTRAL
Genève, Suisse
26 août - 2 septembre 2003

Récemment, dans une lettre adressée au rédacteur en chef de l’International Herald Tribune, un lecteur écrivait : « Les problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ont leur origine dans la religion. Dans le monde entier, le terrorisme et le contre-terrorisme sont, dans la plupart des cas, fondés sur le fanatisme religieux et des systèmes religieux extrémistes. »1

A peu près à la même époque, un membre de mon Eglise m’écrivait : « Nous sommes fatigués de la violence et de la haine ; le monde court à la destruction morale et spirituelle. Seule la religion peut mener l’humanité à la paix et à la justice, à l’amour et à la réconciliation. » De telles présentations contradictoires de la religion ne sont pas nouvelles dans l’histoire de l’humanité mais, depuis une dizaine d’années, on voit se multiplier l’expression de telles opinions.

Deux caractéristiques fondamentales de la religion doivent ici retenir notre attention.

1. La religion, force de transformation et de déstabilisation

Au xxe siècle, le marxisme en Union soviétique et la sécularisation en Occident ont relégué la religion en marge de la vie publique. De nos jours, par contre, la religion en vient à s’imposer comme un acteur primordial de la vie sociale. Pour beaucoup de penseurs, le xxie siècle sera « l’ère de la religion ». Nous constatons déjà que la religion joue un rôle important dans les affaires du monde. Elle est devenue partie intégrante de notre vie quotidienne, elle a des répercussions sur notre vie privée, sur nos communautés et sur la conduite des affaires publiques, même dans les pays dont la constitution et la tradition imposent une nette séparation entre l’état et la religion. De plus en plus, on prend conscience de la place particulière qu’occupe la religion dans la vie des gens qui, dans un monde dominé par une culture de mort, vont chercher la vie dans la religion. Dans une société déchirée et brisée, qui a perdu tout espoir, c’est de la religion que l’on attend l’espérance et le sens à donner à la vie.

La relation entre religion et politique est fluctuante. Pour certains, le rôle politique de la religion est inhérent à sa nature et à sa vocation. Pour d’autres, il n’existe pas de lignes de démarcation claires entre la religion et la politique. Et puis, il y a ceux pour qui la religion est une affaire privée. Ces différences d’approche et de tendance ont été source de confusion dans plus ou moins toutes les religions. C’est ainsi que, dans certains pays, la religion est exploitée à des fins politiques et que, dans d’autres, elle est utilisée pour défendre des idéologies fausses et contribuer à la survie de structures injustes.

En réaction à l’emprise incontrôlée exercée par des cultures anthropocentriques, le renouveau de la religiosité s’exprime parfois sous la forme d’un conservatisme aveugle et d’un fondamentalisme militant, dont les dangers peuvent être très graves. Des interprétations étroites et exclusivistes de la religion gagnent du terrain dans quasiment toutes les religions. En fait, on peut dire que la religion en tant que telle est en crise. Sa présence dans la société acquiert un caractère ambigu et nous voyons s’approfondir prodigieusement le fossé entre la religion en tant que concept et la religion telle qu’elle est vécue par ses adeptes. Ces images et fonctions contradictoires de la religion – d’une part en tant que force morale et comme catalyseur de la transformation sociale et politique et, d’autre part, comme force de déstabilisation –sont source de confusion et d’ambivalence. Il s’agit donc de procéder à un examen critique de la conception que la religion a d’elle-même et de ce qui constitue sa vocation.

2. Le pluralisme religieux, source de crainte et d’espoir

Dans de nombreuses régions du monde, le rôle croissant de la religion dans la vie publique s’accompagne de changements considérables dans le paysage religieux. Des sociétés religieusement homogènes sont remplacées par des sociétés multireligieuses. Maintenant que les religions vivent en contact permanent les unes avec les autres et en interaction étroite, le pluralisme religieux n’est plus un concept théorique : il touche au tissu même de la vie de la société et il donne naissance à de nouveaux paradigmes, à de nouveaux styles de vie et à de nouvelles conceptions de soi. Dans ce même sens, que ce soit dans nos institutions, dans nos familles ou même en nous-mêmes, il favorise la multiplicité dans nos relations et dans nos appartenances.

Si certains redoutent le risque du syncrétisme, d’autres considèrent le pluralisme religieux comme une occasion d’approfondir et d’enrichir leur foi. D’un certain point de vue, le pluralisme encourage le dialogue et l’interaction, ce qui est source d’enrichissement et de progrès. Mais, d’un autre point de vue, il favorise la résurgence d’allégeances étroites et de fanatisme, source de tension et de polarisation. Entrons-nous donc une époque d’incertitude, pleine de crainte et d’angoisse, de contradictions et de conflits ? Allons-nous devenir une communauté de voisins, ou une communauté d’étrangers ? En fait, dans bien des parties du monde, la coexistence des religions est fragile. Il arrive que la religion soit source de méfiance et d’intolérance et même qu’elle alimente des conflits ethniques et politiques, sauf à trouver en elles un terrain d’entente sur lequel puisse s’établir une coexistence pacifique. Aussi est-il impératif et urgent que s’établisse une collaboration entre les religions, qui devra être sous-tendue par un dialogue théologique sérieux. En outre, les Eglises et le mouvement œcuménique doivent approfondir leur réflexion sur le sens théologique du pluralisme religieux car c’est lui qui détermine le contexte dans lequel, précisément, l’Eglise est appelée à témoigner de Dieu dans le Christ.

Notre vision œcuménique englobe l’ensemble de l’humanité, y compris les autres religions. Dans notre conception et vision communes du COE, nous avons clairement exprimé notre engagement à « développer le dialogue et la coopération avec les adeptes d'autres religions et [à] bâtir avec eux des communautés humaines où la vie puisse s'épanouir ». Dans notre vision œcuménique, nous avons dit : « Nous ouvrons nos vies à une culture de dialogue et de solidarité, dans le partage avec les étrangers et la rencontre avec les adeptes d’autres religions ». En fait, la « coexistence dialogale » avec d’autres religions a des répercussions sur nos perceptions théologiques, sur nos relations et sur la manière dont nous exprimons et vivons la foi chrétienne. Dans mon précédent rapport, j’ai traité de la question de ce que signifie « être Eglise » à l’ère de la mondialisation ; il s’agissait donc des implications ecclésiologiques de la mondialisation. Dans le présent rapport, j’ai l’intention de situer cette même question dans le contexte du pluralisme religieux et d’étudier ses répercussions sur la conception que l’Eglise a d’elle-même et sur sa vocation missionnaire.

LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX : UN THEME TOUJOURS A L’ORDRE DU JOUR DU MOUVEMENT ŒCUMENIQUE

Au cours des siècles, au contact avec différentes religions, l’Eglise a toujours eu le souci de dialoguer avec elles. Dès sa naissance, le mouvement œcuménique s’est intéressé à la position que devaient adopter les chrétiens vis-à-vis d’autres traditions religieuses.

1. Cinquante années d’expérience œcuménique

Le premier événement important du mouvement œcuménique moderne fut la Conférence mondiale sur la mission, à Edimbourg en 1910 ; l’un de ses principaux thèmes de discussion fut la question des autres religions. La conférence missionnaire suivante, qui eut lieu à Jérusalem en 1928, débattit de la façon de considérer les autres religions ainsi que des relations à établir avec elles. Cette conférence souligna le caractère unique et universel du Christ et appela aussi toutes les religions à faire face aux conséquences de la sécularisation. Redoutant la « pensée syncrétiste » de certains théologiens d’Asie, les théologiens occidentaux insistèrent sur le caractère unique de la foi biblique, fondée sur la révélation divine par Jésus Christ. S’il est vrai que des théologiens non occidentaux soulignaient le caractère unique de l’« événement Christ » et son caractère de révélation, ils reconnaissaient la présence de signes de la révélation de Dieu dans d’autres religions.

Cette discussion se poursuivit dans les premières Assemblées du COE, à Evanston et à Amsterdam. Lors de l’Assemblée de la Nouvelle-Delhi, la question du dialogue interreligieux commença à prendre forme et, à l’Assemblée d’Upsal, elle constitua un point autonome de l’ordre du jour du Conseil. L’année 1969 marqua un tournant : cette année-là, le Comité central recommanda d’organiser un colloque sur le dialogue, qui se tint à Ajaltoun, Liban, en 1970. Le Mémorandum d’Ajaltoun constitua la base sur laquelle, en 1971, le Comité central, réuni à Addis-Abeba, Ethiopie, décida de créer le Secrétariat du dialogue avec les religions et idéologies de notre temps. Puis l’Assemblée de Nairobi fit de la discussion sur le dialogue l’un de ses principaux domaines de préoccupation : elle souligna la nécessité de clarifier plus avant la nature, l’objectif et les limites du dialogue. L’Assemblée de Vancouver se pencha plus particulièrement sur la théologie des religions, ce qui provoqua un débat critique. Dans le projet d’étude intitulé « La foi de mon voisin et la mienne » (My Neighbour’s Faith and Mine : Theological Discoveries through Inter-Faith Dialogue), on essaya d’approfondir les questions et problèmes posés lors de l’Assemblée de Vancouver. Cette discussion acquit de nouvelles dimensions lors des Assemblées de Canberra et de Harare ainsi que des Conférences mondiales sur la mission de San Antonio (1989) et de Salvador de Bahia (1996).

En 1979, le Conseil a rédigé des « Lignes directrices sur le dialogue avec les religions et idéologies de notre temps ». Pour tenir compte de l’évolution de la situation, qui affectait la nature et la portée du dialogue, le Comité central a révisé ces directives en 2002. Il importe de noter que depuis une dizaine d’années le dialogue interreligieux a quelque peu délaissé les questions théoriques pour se pencher plus spécifiquement sur des problèmes de société. En outre, ce thème est devenu une préoccupation de l’ensemble du Conseil : d’une manière ou d’une autre, quasiment tous les programmes du Conseil ont abordé des questions et des problèmes touchant au dialogue ainsi qu’aux relations et à la collaboration avec les autres religions. Confrontés à la mutation de la situation mondiale ainsi que du paysage religieux dans lequel ils vivaient, beaucoup de conseils nationaux et régionaux d’Eglises et de nombreuses structures œcuméniques ont donné à cette question du dialogue une place importante dans leurs discussions et l’ont même intégrée dans leurs programmes.

De même, le dialogue interreligieux a acquis une place importante dans la réflexion théologique et le témoignage de l’Eglise catholique romaine. Avec le Concile Vatican II, le dialogue est devenu partie intégrante du programme officiel de cette Eglise. Le pape Paul VI a créé un secrétariat spécial (qui est devenu par la suite un conseil pontifical) pour les relations avec les autres religions. Depuis lors, un certain nombre d’encycliques et de déclarations pontificales ont souligné l’importance particulière des relations entre les religions et du dialogue interreligieux pour la vie et la mission de l’Eglise dans un monde en mutation. L’invitation adressée en 1986 et en 2002 par le pape Jean-Paul II à des dirigeants religieux à venir à Assise prier ensemble pour la paix, ainsi que d’autres décisions prises par ce pape dans le domaine des relations interreligieuses ont donné un nouvel élan à ce rapprochement.

Il faut bien remarquer que, compte tenu de la situation actuelle du monde, une attention prioritaire est accordée aux relations entre chrétiens et musulmans, qui ont toujours posé un problème particulier dans le mouvement œcuménique. Ce qui joue en faveur de ce dialogue, ce sont les racines abrahamiques communes et la longue histoire de la coexistence entre chrétiens et musulmans. Mais, en même temps, la situation actuelle du monde est source de tensions nouvelles auxquelles il convient de s’intéresser avec urgence et détermination.

A considérer de plus près les principales étapes qui ont marqué le dialogue interreligieux depuis une cinquantaine d’années, on en arrive inévitablement aux conclusions suivantes. Premièrement, le mouvement œcuménique a toujours été conscient de la nécessité de définir une approche appropriée de la réalité des traditions religieuses. Cela dit, d’une Eglise à l’autre, la manière d’aborder ce problème et les priorités n’est pas identique. Deuxièmement, tout en élaborant des lignes directrices et des considérations œcuméniques, le Conseil a toujours affirmé qu’il ne pouvait ni proposer une théologie du dialogue ni offrir un cadre global pour ce dialogue, dans la mesure où les Eglises vivent dans des contextes différents et où leur expérience concrète du dialogue avec des personnes appartenant à d’autres religions varie d’un cas à l’autre. Troisièmement, ce dialogue a été source de controverses, tant à l’intérieur des Eglises qu’entre elles. Certaines se sont inquiétées des objectifs fixés à un tel dialogue et d’autres se sont interrogées sur la validité des autres religions. Le dialogue demeure la dimension la plus complexe et la plus controversée du mouvement œcuménique.

2. Emergence de perspectives communes sur le dialogue

Depuis une cinquantaine d’années, nous discutons avec d’autres religions de ce qui constitue la base, la nature et la finalité du dialogue. Nous avons fait des déclarations et rédigé des directives. Quelles sont les perspectives communes et les expériences que nous avons ainsi acquises et quelles sont les réalités et les difficultés qui sont apparues ?

a) Dialoguer, c’est rechercher la vérité. Toutes les religions sont, dans un sens, porteuses de vérité, mais de manières différentes, et chaque religion a sa propre façon de percevoir et d’affirmer la vérité. Le dialogue donne à une religion le sentiment d’être incomplète en l’absence de l’autre. Cela n’implique pas un manque de plénitude ni une déficience. Le dialogue est un processus dans lequel on apprend et on écoute. Il permet parfois de découvrir de nouvelles dimensions de la vérité. Il arrive parfois aussi qu’il oblige une religion à redéfinir et à réaffirmer ce qu’elle tient pour la vérité.

b) Dialoguer, ce n’est pas transiger sur sa foi ; au contraire, le dialogue aide ceux qui y participent à approfondir l’expérience qu’ils ont de leur foi. Dans ce sens, dialoguer, ce n’est pas esquiver les problèmes mais les approfondir, non pas pour éliminer les différences mais pour obliger les partenaires à considérer celles-ci dans une perspective holistique. Telles sont, en vérité, la base et la force motrice du dialogue. Pour qu’un dialogue soit solide, franc et critique, la condition sine qua non est de respecter l’intégrité, les affirmations et les croyances de chaque religion.

c) Dialoguer n’a pas pour objectif de négocier. Il a pour fin de donner la parole à l’autre et d’approfondir la confiance mutuelle. Le dialogue doit poser des questions, élargir les perspectives et ouvrir des conceptions nouvelles. Dans le dialogue, les différences ne disparaissent pas ; elles sont honnêtement exposées, correctement perçues et admises avec confiance. Le dialogue peut déboucher tant sur des convergences que sur des divergences ; il arrive même qu’il mène à des ambiguïtés plus grandes encore. Pourtant, il peut aussi créer de nouveaux espaces d’interaction constructive et favoriser le rapprochement. S’il comporte toujours une dimension constructive, le processus du dialogue implique aussi des risques.

d) Lorsqu’il se déroule dans un esprit de respect mutuel, le dialogue est source d’espérance, par opposition au désespoir et à la désespérance. En cas de conflit ou de situation d’urgence, il se peut que le dialogue soit le dernier recours pour trouver le moyen d’avancer quand même. Là où règne la méfiance, il peut contribuer efficacement à réduire la crainte et la suspicion et à créer une atmosphère de confiance mutuelle. En fait, dans un dialogue franc, les stéréotypes mutuels sont remplacés par une meilleure compréhension et ainsi le dialogue devient un signe d’espérance et une porte ouverte sur la paix et la réconciliation.

e) Dans le dialogue, il ne peut être question d’adopter une attitude exclusive, d’employer une terminologie qui relève de l’affrontement ni de porter des jugements. Un authentique dialogue est un échange franc d’informations, de convictions et d’expériences. Dans le dialogue, les partenaires s’interpellent et se posent mutuellement des questions. La transparence, la simplicité et l’humilité permettront de faire du dialogue un processus encore plus authentique pour mieux se connaître, se comprendre et se respecter mutuellement. Le dialogue nous permet d’apprendre à connaître l’autre de l’intérieur parce que nous aurons pénétré dans son expérience.

A considérer la difficile situation dans laquelle se trouvent actuellement les relations interreligieuses, il importe de prendre en considération les éléments suivants. Premièrement, le dialogue n’est plus une activité limitée au domaine de la théorie, à laquelle ne participeraient que des historiens, des chercheurs et des théologiens. Dans tous les domaines de la vie et à tous les niveaux, des gens participent à un dialogue vivant. Nous participons tous à un dialogue de vie qui touche à tous les aspects et domaines de la vie humaine. En conséquence, dialoguer, ce n’est plus simplement échanger des points de vue ; c’est vivre concrètement ensemble, réfléchir ensemble et œuvrer ensemble. En fonction de l’environnement dans lequel vivent les Eglises et communautés, la coexistence avec des gens appartenant à d’autres religions les confronte à des problèmes différents. Cette réalité exige que le dialogue se déroule à de multiples niveaux et sous différentes formes. Elle requiert également que les points particuliers sur lesquels portera le dialogue soient en rapport avec des situations concrètes.

3. Regain d’intérêt pour le dialogue

Depuis quelques années, nous assistons à une multiplication inquiétante des conflits ethniques et à la recrudescence du fondamentalisme religieux ainsi que de la violence qui l’accompagne. Mais, en réaction, les initiatives interreligieuses se sont elles aussi multipliées. Dans la plupart des cas, elles visent essentiellement à résoudre un conflit immédiat et à rétablir la paix. Certaines se fixent pour objectif de définir un cadre éthique commun à partir des valeurs et perspectives que partagent les participants. Dans d’autres cas, des initiatives sont lancées en relation avec des événements et processus régionaux ou mondiaux en vue d’encourager les religions à y participer. Il arrive que des dirigeants religieux soient invités à apporter leur soutien à de grandes réunions organisées sur des thèmes sociaux, économiques, scientifiques ou même politiques. Dans la plupart des cas, ces initiatives se bornent à un événement particulier, elles n’ont pas de point de référence commun et leurs répercussions sont limitées dans le temps. Il apparaît manifestement nécessaire de donner aux activités interreligieuses à la fois un contexte et de la substance, et aussi d’essayer d’établir des liens et une harmonie entre les dialogues bilatéraux, trilatéraux et multilatéraux.

Dans les rapports et déclarations de telles réunions et activités interreligieuses, il est question de « tâche inachevée ». Non seulement cette tâche n’est pas achevée mais, en outre, elle est devenue encore plus délicate et complexe. Nous le savons : nous vivons dans un monde fragile – écologiquement, politiquement, économiquement et moralement. Jusqu’à présent, les Eglises se sont contentées d’exprimer unilatéralement – et, dans certains cas, multilatéralement – la profonde préoccupation que leur causent certains problèmes et événements qui affectent la vie des sociétés. Les réalités et les crises générales que le monde connaît actuellement sont pour toutes les religions autant d’appels à dépasser le stade de la simple réaction pour donner une réponse commune. « Etre œcuméniques » – voilà ce à quoi sont appelées toutes les religions. Le seul moyen qui permettra aux Eglises de devenir « pro-actives », qui leur permettra de faire concrètement entendre leur voix commune et de participer à la transformation de la société, c’est le dialogue.

La réunion interreligieuse d’Ajaltoun a déclaré : « Nous ne voyons pas encore la solution. » 2 Et nous, chrétiens d’aujourd’hui, la voyons-nous ? J’en doute. En 1971, le Comité central a déclaré : « Il est nécessaire qu’un dialogue franc et permanent se poursuive entre les Eglises sur la nature et le sens du dialogue ainsi que sur les expériences et idées acquises dans le dialogue. » 3 Cela est toujours vrai. Rien ne peut remplacer un dialogue qui appelle toutes les religions à dépasser leurs frontières institutionnelles et dogmatiques pour essayer de trouver un terrain d’entente où elles pourront vivre, réfléchir et œuvrer ensemble. Dans ce sens et selon cette vision, nos Eglises sont appelées à renouveler, de façon responsable, leur engagement dans cette « aventure commune ». 4 Le dialogue interreligieux étant, par nature, complexe et délicat, les Eglises devront régulièrement procéder à un réexamen et à une réévaluation critiques et réalistes de cet engagement.

UNE THEOLOGIE HOLISTIQUE ET INCLUSIVE EST-ELLE POSSIBLE ?

La participation de l’Eglise au dialogue doit s’inscrire dans une perspective théologique appropriée, faute de quoi elle risque d’être source d’ambiguïtés et de dangers. Quelles sont, pour l’Eglise, les limites acceptables du dialogue ? Les chrétiens qui participent à un dialogue théologique avec des représentants d’autres religions doivent apprendre la bonne manière d’aborder ces autres religions ainsi que les paramètres qui définissent leurs discussions. Lors de notre dernière réunion et à la lumière de mon rapport, le Comité central a recommandé que Foi et constitution ainsi que la Commission de la mission et de l’évangélisation et le Secrétariat pour les relations interreligieuses et le dialogue étudient « une approche théologique adéquate pour les relations entre christianisme et autres religions ». 5 La théologie chrétienne se trouve placée dans un contexte nouveau, qui est celui de sociétés multireligieuses, et cela nous oblige à trouver de nouvelles manières de faire de la théologie. Lorsque l’on aborde les autres religions dans une perspective théologique et que l’on dialogue avec elles, il faut nécessairement tenir compte d’un certain nombre d’éléments et de dimensions.

1. La dimension christologique

La christologie, et en particulier l’économie du salut, a joué un rôle fondamental dans la manière dont les chrétiens ont défini leur attitude vis-à-vis des autres religions. Dans l’acte salvifique de Dieu dans l’histoire, quelle est la place de ceux qui appartiennent à d’autres religions ? Les théologiens chrétiens ont essayé de répondre à cette question critique sous différents angles. Dans le dialogue, un point est toujours source de controverses : l’affirmation que le Christ est unique et universel, affirmation qui est au centre de la doctrine chrétienne. Sur ce point, certains théologiens sont plutôt catégoriques : pour eux, toutes les religions qui sont en dehors du Christ ne connaissent pas la vérité. Pour d’autres, l’acte salvifique de Dieu dépasse les frontières du christianisme institutionnel et, en conséquence, il nous faut éviter de « juger les autres ». 6 Pour eux, il est possible de considérer que d’autres religions font partie intégrante du plan salvifique de Dieu pour tous les hommes si, sur le fond, leurs affirmations ne contredisent pas la révélation de Dieu dans le Christ.

Le mouvement œcuménique a élargi le champ de notre réflexion christologique. Le point central de l’économie salvifique de Dieu, c’est l’« événement Christ » ; mais cette économie, nous ne pouvons la restreindre à son déroulement dans l’histoire : elle englobe l’ensemble de l’humanité et de la création et elle s’exprime de différentes manières 7 – ce qui, d’ailleurs, ne remet aucunement en question le caractère unique et universel du Christ. Nous savons bien que, « en Christ, tous recevront la vie » (1 Co 15,22) et que l’Eglise est le sacrement, les prémices de toute l’humanité appelée au salut. Dans ce contexte, certains ont parlé de « Christ inconnu » ou de « Christ caché » (Panikkar, M. M. Thomas), qui est présent sous une forme ou sous une autre en chaque être humain. D’autres ont forgé des concepts tels que celui de « chrétien anonyme » (K. Rahner). D’autres ont proposé un « syncrétisme christocentrique » (Samartha). D’autres encore ont évoqué « la complémentarité et la convergence » entre le christianisme et d’autres religions (J. Dupuis). Quelle est la relation entre l’économie du salut voulu par Dieu dans le Christ et l’économie de sa présence et de son agir dans d’autres religions ? 8 C’est là une question délicate qu’il convient d’étudier très sérieusement. Je pense que le concept que les Pères de l’Eglise d’Orient appellent la « théologie du Logos » peut nous aider à voir l’économie salvifique de Dieu dans une perspective cosmique. En fait, cette « théologie du Logos » a sa source non pas seulement dans les conceptions philosophiques des Pères orientaux mais aussi dans les expériences existentielles des Eglises orthodoxes en contact avec les païens et les juifs et, plus tard, avec les musulmans. De ce fait, la « théologie du Logos », dans laquelle l’économie divine dépasse les limitations de l’histoire, nous permettrait éventuellement d’ouvrir de nouvelles voies d’interaction théologique créatrice avec les autres religions.

2. La dimension pneumatologique

La théologie patristique a accordé une importance toute particulière à la pneumatologie, qu’elle considérait comme un moyen efficace d’exprimer la catholicité de l’économie de Dieu dans le Christ. L’économie du Saint Esprit est distincte de celle du Fils ; il faut néanmoins la considérer non pas comme parallèle à l’action de Dieu dans le Christ ni en dehors d’elle mais dans le contexte de l’action salvifique du Dieu Trinitaire. L’Esprit Saint « souffle où il veut » (Jn 3,8) ; nous n’en voyons que les « signes ». La pneumatologie orthodoxe considère l’œuvre du Saint Esprit comme cosmique, permanente, invisible et mystérieuse. Dans l’acte divin de création et de re-création tel que l’ont décrit les Pères de l’Eglise, l’Esprit Saint a pour fonction spécifique de « compléter », de « parfaire », de « guider », de « gouverner », de « libérer », de « renouveler » et d’« accomplir ». 9

On voit ainsi que la pneumatologie élargit notre perspective théologique et nous permet de repérer les manières par lesquelles l’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans la vie des fidèles d’autres religions. Avec son thème Viens, Esprit Saint, renouvelle toute la création, l’Assemblée de Canberra a fortement contribué à élargir le champ de notre réflexion théologique. Mais en même temps, cette Assemblée a provoqué une énorme controverse sur la manière dont les Eglises qui vivent dans un contexte interreligieux perçoivent la nature et la fonction de l’Esprit Saint. L’œuvre de l’Esprit Saint s’étend à toute la création et à toute l’histoire de l’humanité, et elle nous amène à discerner, dans l’histoire, des activités de Dieu autres que l’« événement Christ ». Par cette œuvre, le Christ dépasse le Jésus historique ainsi que les limites de l’Eglise. Ce que dit sur ce point la déclaration Dominus Iesus est très important : « L’action salvifique de Jésus Christ, avec et par son Esprit, s’étend à toute l’humanité, au delà des frontières visibles de l’Eglise 10. C’est vrai, l’Esprit Saint nous mène à la vérité tout entière. Je pense que, avec la « théologie du Logos » et compte tenu de la place importante qu’ils accordent à la pneumatologie, les théologiens orthodoxes peuvent et doivent apporter une contribution toute particulière à la manière dont la théologie doit considérer le pluralisme religieux.

3. La dimension missiologique

Les chrétiens sont envoyés à « toutes les nations » (Mt 28,18-19). Nous ne pouvons pas remettre la mission en question car ce n’est pas à nous qu’elle appartient mais à Dieu. Cela dit, vivant dans des sociétés pluralistes, nous ne pouvons faire autrement que réviser et réévaluer les conceptions actuelles de la mission ainsi que nos stratégies et méthodes missionnaires. Redéfinir ce que nous entendons par « mission » nous aidera à surmonter la dichotomie permanente entre dialogue et mission. En fait, le dialogue n’est ni l’objectif de la mission ni un nouvel instrument de mission. Dans un sens, il s’agit d’aller vers l’autre non pas pour le convertir, mais pour témoigner de notre foi en interaction avec cet autre.

La mission chrétienne est ancrée dans l’acte salvifique de Dieu, qui transcende les frontières de l’Eglise et, dans l’histoire, se révèle sous des formes multiples. De leur côté, les religions répondent de manières très différentes à l’offre de salut faite par Dieu. En adoptant une conception inclusive de l’acte salvifique de Dieu, l’Eglise sera amenée à considérer les autres religions comme faisant partie du plan salvifique de Dieu, et non pas seulement comme des « champs de mission ». Dans notre stratégie missionnaire, et notamment dans les sociétés pluralistes, il ne s’agit pas tant, pour nous, d’augmenter le nombre de nos fidèles, mais plutôt d’essayer de repérer « les valeurs christiques contenues dans d’autres religions » et d’« éveiller le Christ qui dort dans la nuit des religions ». 11 Il nous faut voir, dans l’entreprise missionnaire de l’Eglise, l’action salvifique particulière mais non exclusive de Dieu. La Conférence de San Antonio a été claire sur ce point : « La seule voie de salut que nous puissions indiquer, c’est Jésus Christ mais, en même temps, nous ne pouvons fixer de limites à la puissance salvatrice de Dieu. » Et, à propos de la « tension » qui existe entre ces convictions contradictoires, cette conférence ajoutait : « Nous prenons acte de cette tension et nous ne tentons pas de la supprimer. 12 Dominus Iesus a également abordé ce problème en soulignant la nécessité de « tenir ensemble ces deux vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité de l’Eglise pour le salut ». 13 Je suis convaincu que, si l’Eglise conçoit et énonce de cette manière sa dimension missiologique, elle ne mettra pas en danger la missio dei mais que, au contraire, elle lui ouvrira de nouveaux horizons.

4. La dimension eschatologique

L’eschatologie est une dimension fondamentale de ce que nous enseigne la Bible. L’Esprit Saint mène l’humanité et la création vers leur consommation ultime dans le Christ. L’Eglise n’est pas une réalité établie : elle est en chemin vers la parousie. L’Eglise est le sacrement de l’unité future. Pour la théologie chrétienne, l’eschatologie est une réalité « ici et maintenant » et elle atteindra son parachèvement à la parousie. Ici, trois points retiendront notre attention : premièrement, l’eschatologie présente une conception de la foi chrétienne qui est tournée vers l’avenir et ouverte à l’action transformatrice de Dieu ; deuxièmement, l’eschatologie donne une perspective plus large à la prétention chrétienne à l’exclusivité dans la mesure où « l’univers entier » tend vers l’eschaton et sera réuni « sous un seul chef, le Christ » (Ep 1,9-10) ; troisièmement, l’eschatologie ouvre un champ d’interaction dynamique avec les autres religions dans le contexte du plan salvifique de Dieu pour toute l’humanité et toute la création.

Les religions ne sont pas des institutions renfermées sur elles-mêmes et vivant en autarcie, qui ne se préoccuperaient que de leur survie. Leur regard porte au delà d’elles-mêmes et elles s’efforcent d’atteindre leurs objectifs sous des formes et par des moyens différents. De ce fait, toutes les religions comportent en puissance, dans tous les aspects de leur vie, des éléments d’une vision eschatologique. Peut-on donc à bon droit considérer les religions comme des réalités provisoires « faisant route » vers une convergence eschatologique, vers l’avenir de Dieu ? Peut-on alors justement considérer le dialogue comme la voie qui mène les religions à la réalisation du plan salvifique de Dieu (cf. Ep 1,10) ?

Le pluralisme religieux est un don de Dieu. Dieu parle aux autres religions au travers du « Christ caché ». En ce qu’elles ont en commun, les approches christologique, pneumatologique, missiologique et eschatologique nous aideront à discerner les voies de Dieu, en dehors de l’Eglise, par lesquelles il veut réaliser son dessein pour toute l’humanité. C’est pourquoi, à mon avis, ces quatre points d’entrée doivent dessiner le cadre de notre dialogue théologique avec les autres religions.

Le pluralisme religieux oblige notre théologie à réévaluer ses paradigmes et ses stéréotypes et à élaborer une nouvelle herméneutique pour nouer un authentique dialogue avec les autres religions. Pour se lancer dans une entreprise aussi grave, il faudrait, en premier lieu, élaborer une théologie holistique qui offre des perspectives plus larges et ouvre des voies nouvelles dans ses relations avec les autres religions ; en second lieu, il faudrait un cadre théologique dynamique qui, dans une interaction constructive, puisse inclure à la fois l’universalité du salut offert par Dieu à toute l’humanité et la particularité de sa révélation dans le Christ ; en troisième lieu, il faudrait un langage théologique inclusif qui préserve la spécificité et l’intégrité de la foi chrétienne et qui la fasse passer du christocentrisme au théocentrisme pour favoriser les relations critiques avec d’autres pensées religieuses ; en quatrième lieu, enfin, il faudrait une théologie ouverte qui soit, par nature, fondée sur le dialogue et qui, lorsqu’elle aborde des réalités nouvelles et des contextes en évolution, y soit sensible. A mon avis, seule une théologie intégrale de ce genre nous permettra de rapprocher les prétentions mutuellement exclusives des religions dans un dialogue interactif et les obligera à prendre conscience du fait qu’elles sont toutes « en route » vers l’avenir eschatologique de Dieu. Seule une théologie de ce genre nous permettra d’aborder sérieusement la question œcuménique fondamentale de ce que signifie « être l’Eglise » dans le contexte de sociétés pluralistes. En fait, il s’agit pour nous de découvrir de nouvelles manières de comprendre l’Evangile et de mettre celui-ci en rapport avec des réalités en constante évolution. Avec les autres religions, il nous faut rechercher des modalités crédibles et fiables qui pourront nous aider à vivre ensemble de manière pacifique et responsable.

VIVRE ENSEMBLE AVEC NOS DIFFERENCES

La mondialisation rapproche les gens, quelles que soient leur religion, leur race ou leur culture. Dans ce « village mondial » qui est le nôtre, il nous faut vivre ensemble. Le dialogue n’est plus simplement une question théologique : fondamentalement, il relève d’une nécessité existentielle, celle de vivre ensemble. Pendant des siècles, les religions ont édifié leurs communautés propres, leur ethos spirituel particulier ainsi que les murs théologiques, éthiques et juridiques destinés à les protéger. Aujourd’hui, on voit se dessiner une nouvelle culture de coexistence à mesure que les fidèles de différentes religions prennent de plus en plus conscience de l’état de rupture dans lequel ils vivent et de leur commune destinée devant Dieu. En fait, cette perception qu’ont les gens de leur destin commun et de leur interdépendance est en train de faire naître ce que j’appellerais une « spiritualité de cohabitation », s’exprimant sous diverses formes et de différentes manières. Pourtant, parallèlement à cette tendance de plus en plus forte, nous voyons s’accroître la tension entre l’identité et le pluralisme, tension qui mène de nombreuses sociétés sur la voie de l’affrontement et de la désintégration. En fait, nous voyons se construire de nouveaux « murs de séparation » dans un monde qui est en train de détruire les anciens murs. Lorsqu’il s’accompagne de conservatisme religieux, le pluralisme désintégré peut, à terme, être source de méfiance et de nouvelles divisions s’il n’est pas transformé en une communauté de partage et d’intégration.

Cette nécessité de vivre ensemble n’a pas pour seule origine la mondialisation. La vie ensemble est un don de Dieu. Nous cohabitons tous dans la maison de Dieu, qui est unique. Vivre en tant que communauté est une dimension inhérente à toute religion. La question est dès lors la suivante : Quel genre de communauté allons-nous rechercher avec nos voisins ? Vivre ensemble en tant que communauté, cela pose des problèmes complexes et des questions critiques, que toutes les religions se doivent d’aborder comme il faut.

1. Faire une place à « l’autre »

La communauté peut protéger l’identité, mais elle peut aussi l’absorber. Quant à l’identité, elle peut elle-même diviser, isoler et exclure ; elle peut même détruire la communauté. Tout ce qui menace l’identité attise le conflit. Pour toutes ces raisons, il nous faut édifier des communautés qui renforcent les identités mais qui, en même temps, permettent une interaction entre les différentes identités au travers d’un processus de connaissance mutuelle et de partage. A ce sujet, je ferai les observations suivantes.

a) La religion donne à celui qui y adhère un profond sens d’identité et d’appartenance. Dans certaines sociétés, la religion est l’expression la plus puissante de l’identité en même temps qu’une marque distinctive de différenciation. L’identité religieuse étant en soi étroite et exclusive, elle risque d’être source de méfiance, d’aliénation et d’intolérance. L’identité religieuse est souvent opposée au pluralisme, et c’est ainsi que le pluralisme religieux en vient à être, en puissance, une source de conflit. C’est effectivement le cas aujourd’hui dans plusieurs sociétés, et les religions doivent être extrêmement sensibles à cette réalité.

b) « Etre différent » est un don de Dieu et être humain, c’est accepter avec humilité et gratitude le don de Dieu. Dès lors que nous nous définissons isolément de l’autre, nous rejetons cet autre. Vivre ensemble, c’est définir notre identité en relation à l’autre. Il ne faut pas que l’identité religieuse amène un groupe à se définir d’une manière exclusive et absolutiste : cela revient à isoler la religion, et l’isolement engendre la haine et la violence. Comme nous ne pouvons pas changer nos différences, il nous faut apprendre à vivre les uns avec les autres tels que nous sommes, à respecter la « dignité de la différence » 14 et à « faire une place » à l’autre de façon à ce que les identités puissent dialoguer au lieu de s’affronter.

c) Les communautés fondées sur la religion sont appelées à rejeter les conceptions de la communauté exclusives et renfermées sur elles-mêmes et à examiner leurs stéréotypes. Une telle approche ne peut qu’être source de confiance, laquelle édifiera la communauté. A vivre ensemble, les membres de cette communauté sont appelés à redécouvrir et à réaffirmer leur identité pour essayer d’arriver à une identité à la fois plus grande et plus crédible. A rester isolée dans une communauté plus large, une communauté locale religieusement et ethniquement distincte risque d’acquérir une mentalité fondamentaliste. Dans des communautés mondialisées et pluralistes, l’« autre » doit devenir un voisin, et non rester un étranger isolé. Si nous acceptons l’altérité de l’autre, nous pouvons transformer l’hostilité mutuelle en créativité et croissance mutuelles et, ainsi, bâtir une communauté harmonieuse.

d) Pour vivre ensemble en tant que communauté, il faut avoir une conception de l’identité qui favorise l’intégration au lieu d’être source de désintégration ou d’aliénation, une conception qui inclut l’autre au lieu de le rejeter, qui fait une place à l’autre au lieu de lui prendre sa place. Mais comment pouvons-nous en même temps affirmer la conception que nous avons de nous-mêmes et rechercher activement, avec nos voisins, la conception que nous avons de nous en commun ? De plus en plus, la mondialisation va s’accompagner d’une profonde crise d’identité. La seule force suffisamment puissante pour faire face à cette menace et protéger l’identité, c’est la religion. Le dialogue doit amener les membres des différentes religions à voir leur identité dans le cadre de la maison unique de Dieu, comme faisant partie d’une identité commune en Dieu. Sinon, tôt ou tard, le développement du pluralisme et les forces de mondialisation et de sécularisation amèneront les sociétés où la religion occupe une place prédominante à sombrer dans des conflits d’identité.

2. Du dialogue dans la communauté au dialogue pour la communauté

Dans toute société pluraliste, il y a des relations de majorité à minorité. Il arrive souvent que, pour survivre en tant que communautés, des groupes minoritaires restent fortement attachés à leur identité religieuse et culturelle et excluent les autres. Ces communautés constituent alors des terrains fertiles pour les forces d’exclusion, d’oppression et de polarisation qui souvent se cachent derrière des convictions et pratiques religieuses et sont utilisées à des fins ethniques et politiques. Pour contrer ces forces, les communautés fondées sur la religion doivent nouer des relations de confiance et vivre pacifiquement et harmonieusement ensemble, en gardant conscience qu’elles ont, les unes vis-à-vis des autres, des obligations et des responsabilités. Il est plus urgent que jamais de bâtir des communautés, et les Eglises sont appelées à en faire l’une de leurs priorités. Il leur faut élaborer une vision plus large de ce qu’est la communauté et définir un nouveau paradigme pour la construction de celle-ci. A cette fin, je pense qu’il serait utile de considérer les facteurs et approches ci-après.

a) Par son Esprit, Dieu ne cesse de rassembler les peuples en une communauté unique. Bâtir une communauté implique une relation avec Dieu, avec les autres et avec la nature. Ces trois dimensions sont essentielles pour qu’une communauté puisse s’édifier et subsister. Pour arriver à la communauté, il ne suffit pas d’habiter ensemble en un lieu géographique donné. Pour la construire, il faut recourir aux valeurs communes qui déterminent ces relations et renforcent la confiance et l’acceptation mutuelles. Si elle n’est pas assise sur une base morale commune, une communauté pluraliste finira par s’effondrer ou, du moins, elle restera désintégrée et désorientée. En fait, l’absence de valeurs morales fondamentales – lesquelles sont nécessaires à la subsistance et au gouvernement de la vie de la société humaine – est la cause de bien des maux qui mettent en péril l’intégrité et la sécurité des communautés.

b) La tension que l’on constate actuellement entre acceptation et rejet, entre tolérance et extrémisme, se manifeste, d’une société à l’autre, sous des formes et de manières différentes. A lui seul, un cadre éthique commun ne suffira pas à faire disparaître cette tension. Ce dont nous avons besoin en priorité, c’est une culture de confiance mutuelle ; c’est là la condition sine qua non pour que puisse exister une véritable communauté. Si nous devons vivre ensemble comme voisins, il nous faut établir des relations qui créent un climat de confiance et qui se fondent sur une appréciation plus authentique de la foi de l’autre. Cela ne sera possible que si nous refusons les attitudes négatives et que nous faisons vraiment l’effort de comprendre les autres religions. Dialoguer, ce n’est pas seulement se parler : c’est établir des relations de confiance et édifier la communauté par-delà les barrières ethniques, religieuses et culturelles. Le vrai dialogue brise la méfiance.

c) Pour dépasser la suspicion et la tension que le pluralisme religieux crée entre identité spécifique et identité commune, les parties au dialogue doivent faire naître un sens d’appartenance commune. Les communautés injustes et fausses s’efforcent de préserver des équilibres précaires entre les identités, et ces équilibres ne favorisent pas l’émergence d’un tel sentiment d’appartenance commune et mutuelle. Dans une véritable communauté, les identités croissent ensemble tout en restant profondément conscientes qu’elles sont constitutives de cette communauté. En fait, vivre en tant que communauté, c’est s’offrir mutuellement non seulement une place au sens géographique mais aussi une place spirituelle, intellectuelle, politique, sociale et économique.

d) Le fait même qu’il existe dans une communauté des relations de majorité à minorité peut facilement mener cette communauté à la rupture. Pour écarter cette éventualité, il faut que le processus d’édification de la communauté donne à ceux qui la composent le sentiment qu’ils sont partenaires, qu’ils participent et qu’ils ont des comptes à se rendre mutuellement. Il doit les rendre conscients du fait qu’ils ont des obligations et des droits communs, fondés sur leur citoyenneté commune. Cette conscience peut renforcer la position des parties au dialogue qui veulent maintenir dans la communauté élargie des communautés fondées sur la religion et des groupes ethniques, et cela peut les inciter à mettre en commun leurs soucis et leurs joies et à affronter ensemble des problèmes communs avec le sentiment de leur responsabilité commune.

e) Il n’est pas de communauté sans diversité. Dans une véritable communauté, la majorité accepte la diversité et les minorités se considèrent comme faisant partie intégrante et inséparable du tout. Accepter la diversité, c’est vouloir l’inclusion, c’est avoir un sentiment d’appartenance commune et c’est admettre la participation sur un pied d’égalité. Dans la mesure où les diversités sont intégrées et cohérentes, la communauté risque moins de tomber dans le tribalisme ; au contraire, cela peut l’encourager à remplacer la méfiance par la confiance, l’aliénation par le rapprochement et la tension par la réconciliation. En fait, la diversité, c’est le rejet de l’exclusivisme, qui est la source de l’unilatéralisme, du fondamentalisme, du racisme, de l’ethnocentrisme et d’autres maux similaires qui détruisent la communauté et les fondements moraux de la société.

f) Pour bâtir une communauté, l’élément clé est une affirmation commune du caractère sacré de la vie. Dans tout ce que l’on entreprend pour bâtir une communauté, les principes directeurs sont les valeurs qui promeuvent la plénitude, l’intégrité et la dignité de la vie. La communauté, c’est essentiellement une qualité de vie fondée sur des valeurs morales et spirituelles. Le caractère sacré de la vie appartient à l’esse de la religion. De ce fait, les religions doivent servir la vie, sous toutes ses formes et expressions ; elles doivent affirmer une vision holistique de la vie et promouvoir une culture qui contribue activement à l’établissement d’une société et d’un système écologique viables et qui manifeste un profond respect pour la vie.

g) Pour l’Eglise, l’événement Christ est le fondement d’une communauté nouvelle ; dans le Christ, Dieu rétablit la création et l’humanité dans leur plénitude, leur intégrité et leur dignité. L’Eglise est le ferment et le signe de la communauté qui sera parachevée à la parousie. Dans ce sens, pour l’Eglise, édifier la communauté est une mission qui lui est confiée par Dieu. Quelles sont les implications de notre communauté dans le Christ pour la communauté élargie à laquelle nous appartenons avec nos voisins ? Il faut reprendre et réétudier dans le nouveau contexte mondial le concept de « communauté de communautés » lancé dans le mouvement œcuménique dans les années 1980. La recherche de la communauté doit demeurer au cœur du dialogue et de la collaboration entre les religions tels que le Conseil les pratique. Comment des personnes appartenant à des religions différentes peuvent-elles vivre ensemble, en tant que communauté une, en acceptant et en respectant leurs différences, leurs droits et leurs obligations qui leur sont tous donnés par Dieu ? Comment, avec les autres religions, l’Eglise peut-elle transformer la « cohabitation » en « communauté élargie » ? Le pluralisme impose à l’Eglise de redéfinir sa conception de sa mission et de son engagement missionnaire. Je suis convaincu que la prochaine Conférence sur la mission et l’évangélisation saura traiter comme il le mérite ce problème délicat.
ETUDIER DE NOUVELLES MANIERES DE TEMOIGNER ENSEMBLE

Dialoguer et bâtir une communauté, cela implique qu’on collabore. Notre monde troublé cherche dans les religions des principes directeurs. Mais, ce qui guidera les Eglises, ce n’est pas tant ce qu’elles peuvent dire ensemble que ce qu’elles peuvent faire ensemble. Les religions peuvent-elles formuler une vision commune de l’humanité telle qu’elle leur permette de donner profondeur et substance à leur témoignage commun ? Nous devons être réalistes ; il nous faut énoncer clairement ce que nous pouvons faire ensemble et ce que nous ne pouvons pas faire ensemble. Il faut que le dialogue réaffirme et approfondisse ce qui unit les religions ; il faut aussi qu’il fasse apparaître les problèmes qui les divisent, non pas en s’engageant sur une voie qui mène à l’affrontement, mais bien plutôt dans un esprit de compréhension et de respect mutuels. Les comportements réactionnaires, apologétiques ou défensifs n’assureront jamais la crédibilité d’une religion. Les religions doivent devenir pro-actives. Les complexités et polarisations qui caractérisent le monde actuel exigent des religions qu’elles dépassent leurs divergences conceptuelles pour converger en action sur des questions fondamentales. Je crois que les religions ont pour responsabilité première de s’intéresser aux domaines et thèmes communs qui touchent aux valeurs et principes fondamentaux qui gouvernent la vie des sociétés. Je voudrais mentionner ici trois domaines particuliers dans lesquels il est indispensable que s’établisse une collaboration interreligieuse organisée et efficace.

1. Pour un enseignement religieux transformateur et intégré

Dans les sociétés multireligieuses, l’enseignement religieux est un élément crucial. Il peut en effet soit favoriser la capacité à vivre et témoigner ensemble, soit l’entraver. Le pluralisme est à la fois un appel à se connaître d’une religion à l’autre et une occasion de le faire. Il exige un enseignement religieux non restrictif, qui soit ouvert – de façon critique – à son environnement. Pour y parvenir, il faut modifier les systèmes actuels d’enseignement, et il faut que l’enseignement religieux soit plus contextuel et pertinent. D’une religion à l’autre, la conception de ce que doit être l’enseignement varie ; pourtant, l’objectif fondamental reste, dans tous les cas, la croissance spirituelle et la formation morale. Voici quelques idées qui pourraient aider les religions à réorganiser l’enseignement religieux dans les sociétés pluralistes.

a) L’objectif premier de l’enseignement religieux, c’est de fournir des connaissances exactes, objectives et globales sur les religions, telles qu’elles sont et non pas telles que nous les percevons. Mieux se connaître les uns les autres contribue à éliminer la crainte mutuelle ainsi que les attitudes et les préjugés qui encouragent des comportements aveugles et fanatiques. L’ignorance est la mère des idées fausses et des préjugés alors que la connaissance est source de confiance mutuelle. L’enseignement religieux pourrait devenir un instrument efficace pour nourrir des relations, cultiver des amitiés et assumer ensemble des responsabilités.

b) L’enseignement religieux doit promouvoir une culture de la diversité en combattant l’exclusivisme et l’extrémisme. Un tel processus devient possible dès lors, d’une part, qu’on découvre et qu’on affirme des valeurs communes et qu’on identifie des problèmes communs et, d’autre part, qu’on redécouvre et qu’on réaffirme son identité particulière. Il nous faut tendre vers un système et une politique de l’enseignement qui favorisent l’interaction constructive entre le particularisme et le pluralisme.

c) L’enseignement religieux doit viser à l’édification de la communauté ; dans cette perspective, il est essentiel de respecter l’altérité de l’autre, d’éviter des affirmations absolues qui remettent en question la légitimité de l’autre, et de créer des conditions dans lesquelles on pourra communiquer et apprendre en paix. Ainsi considéré, ouvert et dynamique, l’enseignement religieux contribuera fortement à approfondir le sens de la communauté.

d) Les religions doivent s’efforcer de faire reposer l’enseignement sur un système et une vision holistiques. Tout en respectant le particularisme de chaque religion, cette approche doit viser à mettre en place un processus de formation et d’apprentissage qui soit à la fois inclusif et interactif. La religion est un facteur de libération, de renouvellement et de transformation ; mais elle peut aussi devenir une force d’oppression. L’enseignement est un outil puissant qui peut être employé à l’une ou l’autre fin. Il est impératif que les religions fassent de l’enseignement religieux un processus de transformation et d’intégration.

2. La religion, agent de guérison et de réconciliation

L’humanité et la création sont en état de rupture, de fragmentation et de polarisation. Elles ont besoin de guérison, d’intégrité et de réconciliation. En obéissance fidèle à sa nature et à sa vocation fondamentales, la religion, qui est parfois mise au service de la division et de l’affrontement, est appelée à être agent de guérison et de réconciliation. En particulier dans une société en état de rupture, la religion doit devenir un vecteur de confiance et un instrument de réconciliation.

a) Dans ce monde où l’aliénation ne cesse de gagner du terrain et où les affrontements se multiplient, les religions devraient collaborer pour essayer de remédier à des situations où la religion sert à alimenter des tensions ethniques et politiques. Ces situations faussent l’image même de la religion et révoquent en doute sa crédibilité. Les religions doivent s’aider mutuellement à désamorcer les conflits en puissance. Le dialogue pourrait constituer un instrument efficace d’action préventive en amenant les religions à assumer un ministère actif de guérison et de réconciliation, dont le monde actuel a un si pressant besoin

b) Par un processus de réflexion et d’action communes, les religions peuvent, en collaboration, contribuer à promouvoir les valeurs de guérison, d’intégrité et de viabilité. Il est d’une importance vitale que les religions manifestent concrètement, dans leur vie et leur témoignage, les valeurs intrinsèques de la vie et de l’amour, du pardon et de l’humilité. Nous, chrétiens, nous croyons que Dieu réconcilie le monde avec lui par Jésus Christ, et que l’Eglise est appelée au ministère de l’espérance et de la réconciliation (2 Co 5,18).

3. Vers un rôle prophétique actif

Si les religions n’agissent pas ensemble de manière prophétique dans les domaines d’intérêt commun, le dialogue interreligieux perdra une bonne part de son importance et la crédibilité des religions sera mise à mal. Le rôle prophétique, qui est une caractéristique spécifique commune à toutes les religions, les appelle à dépasser leurs frontières et leurs intérêts égoïstes et à se mettre au service d’une cause commune. En assumant ainsi un rôle prophétique, les religions s’engagent dans un combat spirituel contre les forces mauvaises qui, en permanence, tentent d’établir leur domination dans tous les domaines de la vie humaine. En agissant ensemble pour assumer ce rôle, les religions feront entendre haut et clair la voix de ceux qui n’ont pas le droit à la parole et elles deviendront la force morale qui constituera le ciment des communautés et qui les mènera à un avenir commun. Leur rôle prophétique appelle les religions à agir de façon concertée, notamment, dans les domaines suivants.

a) Avec les autres acteurs de la société, les religions doivent chercher à établir une société fondée sur des valeurs spirituelles et morales, sur les principes de la responsabilité et de la participation, des droits et des obligations, de la justice et de la nécessité de rendre compte de nos actes, une société gouvernée par un système juste, transparent et appelé à rendre des comptes.

b) Le fondamentalisme religieux, généralement considéré comme une réaction contre le sécularisme et comme l’expression d’une aspiration à revenir aux racines de la religion, est devenu le plus grand ennemi de la religion et la force la plus dangereuse de notre époque. Toutes les religions comportent, ne serait-ce qu’en puissance, des éléments de fondamentalisme. Pour toutes les religions, il est indispensable et urgent d’éliminer le fondamentalisme, et plus particulièrement son expression militante.

c) La religion fait œuvre de paix ; en outre, de par sa nature même, elle promeut la justice. En conséquence, la religion ne peut rester passive dans les domaines qui touchent à la justice et à la paix. Il s’agit là de valeurs universelles, valables pour toutes les religions et tous les pays, sans distinction de classe ni de sexe. En se rangeant du côté des opprimés, les religions ne défendent pas seulement les droits de la personne, mais aussi la crédibilité et la pertinence de la religion. En fait, l’une des tâches primordiales des religions consiste à lutter pour la paix dans la justice.

d) La prévention est également une dimension importante du rôle prophétique de la religion. Les religions doivent avoir un rôle de conscientisation, de surveillance et de défense des droits pour éviter par avance que la religion ne soit détournée de sa fin, ce qui est désormais l’une des principales causes des tragédies et conflits dont souffrent plusieurs communautés et régions du monde.

e) La violence est l’une des caractéristiques les plus inquiétantes des sociétés contemporaines. Trop souvent, on invoque la lutte contre la sécularisation et la mondialisation pour justifier cette violence. Toute religion compte un certain nombre de partisans de ces conceptions, qui sont rejetées avec indignation par d’autres. Souvent, on invoque la religion pour justifier la violence. A vrai dire, la violence devient plus terrible encore lorsqu’on prétend la légitimer au nom de la religion. La non-violence est au cœur de toutes les religions. En conséquence, nous devons essayer d’éliminer les causes fondamentales de la violence en nous faisant les avocats de la vie, de la dignité et de la justice et en œuvrant pour une culture globale de paix. En agissant ainsi, les religions pourraient donner au monde un témoignage commun.

LE DIALOGUE AVEC LES AUTRES RELIGIONS : UNE PRIORITE ŒCUMENIQUE

Confronté à de multiples mutations au niveau mondial et à certains événement de portée globale qui, au cours de ces dernières années, ont bouleversé la vie des Eglises, des sociétés et des religions, le COE a réaffirmé l’importance du dialogue. A l’heure actuelle, nous sommes en train de réorganiser les programmes et les structures du Conseil et nous nous préparons à nous lancer dans un processus qui devrait déboucher sur « une nouvelle configuration œcuménique pour le xxie siècle » ; je suis fermement convaincu que le dialogue, les relations et la collaboration avec d’autres religions doivent occuper une place de premier plan dans le témoignage œcuménique du Conseil. Dans ce sens, j’aimerais présenter ici quelques observations.

1. Avec ses plus de cinquante années de riche expérience, le Conseil devrait essayer de devenir un instrument efficace de constitution de réseaux et de promotion des droits à propos de certains problèmes mondiaux comportant une dimension interreligieuse. Dans ce contexte, le Conseil pourrait assumer une double tâche : d’une part, renforcer et intensifier les dialogues interreligieux bilatéraux et multilatéraux au niveau mondial et, d’autre part, encourager, faciliter et soutenir des activités similaires aux niveaux régional et national. Beaucoup d’Eglises, d’ONG et de grandes institutions d’autres religions et même certains gouvernements attendent ce genre d’initiatives de la part du COE. En fait, le concept de conception et vision communes indique clairement que le dialogue et la collaboration entre les religions sont inhérents à la vocation œcuménique du Conseil.

2. Le mouvement œcuménique doit procéder à une réflexion critique sur les implications ecclésiologiques et missiologiques du pluralisme religieux. En, fait, les études de Foi et constitution sur la nature et le but de l’Eglise et sur l’anthropologie théologique, le thème de la Conférence sur la mission et l’évangélisation, qui doit avoir lieu en 2005, Appelés en Christ à être des communautés de guérison et de réconciliation, ainsi que la Décennie « vaincre la violence » et le programme Servir la vie, qui est l’un des principaux axes d’action du Conseil adoptés après l’Assemblée de Harare, apporteront une importante contribution à ce processus.

3. Il ne faut pas que le dialogue interreligieux ne soit qu’un instrument de dernier recours dans des négociations politiques ou n’intervienne que dans des situations d’urgence. Il faut que le dialogue théologique ait sa vie propre, avec son propre programme de travail et sa propre méthodologie. Le Conseil est appelé à donner qualité et orientation à ses activités interreligieuses toujours plus nombreuses. Dans ce contexte, et à la lumière des expériences de ces dernières années, il convient de prêter une attention particulière aux points suivants : premièrement, le dialogue ne doit pas se cantonner toujours aux même sujets de discussion ; il doit porter sur des problèmes actuels, critiques et même controversés, liés à des situations concrètes qui touchent à la vie des religions et aux relations entre la religion et la société ; deuxièmement, avec la participation active de dirigeants reconnus, de personnalités religieuses et laïques, et en collaboration étroite avec des institutions religieuses et certains acteurs de la société qui s’intéressent à ce dialogue, il faut que le Conseil donne à ses activités interreligieuses plus d’efficacité, qu’il les organise mieux et qu’il leur donne une dimension globale ; troisièmement, les dialogues interreligieux ne doivent pas être des efforts isolés : ils doivent devenir partie intégrante des activités globales du Conseil et de son témoignage œcuménique.

4. Le Conseil doit donner une place de premier plan à l’enseignement chrétien dans les sociétés multireligieuses. Ses riches expériences accumulées depuis une dizaine d’années devraient aider les Eglises à faire mieux comprendre aux chrétiens comment ils doivent affirmer leur identité tout en restant ouverts aux autres, et comment les Eglises peuvent découvrir de nouveaux modèles et méthodes d’enseignement efficaces dans des contextes pluralistes. Dans tout ce que font les Eglises pour essayer de redéfinir la nature et le rôle de l’enseignement théologique et de la formation de ministres du culte dans des sociétés pluralistes, il convient de prêter une attention particulière à la dimension interreligieuse.

5. Sous la pression de la mondialisation, les Eglises ont commencé à consacrer plus de temps et d’efforts au dialogue interreligieux, qui en est venu à occuper une place prioritaire dans leurs programmes œcuméniques. Cet intérêt pour le dialogue est si fort, en particulier dans certaines régions, que certains pourraient y voir un passage de l’œcuménisme entre Eglises chrétiennes à l’œcuménisme entre religions, ce qu’on appelle « l’œcuménisme au sens large ». A cet égard, il nous faut retenir deux choses. En premier lieu, la plupart de nos Eglises ne sont pas préparées à entamer un dialogue interreligieux ni à être confrontées aux répercussions concrètes du pluralisme dans la vie de l’Eglise au niveau local ; dans le cadre de réunions ou d’autres initiatives, il leur incombe de donner des indications claires à ceux de leurs fidèles qui participent à un dialogue quotidien et existentiel avec leurs voisins, et c’est là une lourde responsabilité. Le Conseil peut les y aider. En second lieu, nos Eglises doivent éviter, dans la mesure du possible, de participer à des activités interreligieuses arbitraires, isolées et sélectives qui peuvent se dérouler aux niveaux local, régional ou international. Dans ce cas, il est essentiel qu’elles consultent les Eglises locales, les instances œcuméniques nationales ou régionales ainsi que le COE ; il s’agit en effet de veiller à ce que la participation des chrétiens soit cohérente et effective.

ALLER DE L’AVANT

Dans un monde où le désespoir progresse et où les valeurs morales et spirituelles se décomposent, les religions sont instamment appelées à se lancer dans un processus critique d’auto-évaluation et d’auto-purification pour changer le rôle ambivalent attribué à la religion. Les religions sont appelées à reformuler leurs valeurs communes et à renouveler leurs affirmations et engagements communs ; ainsi, elles donneront un fondement moral à une gouvernance et un ordre mondiaux ainsi qu’une vision claire de ce que doit être un monde juste et viable. Toute religion qui cherche le pouvoir perd sa raison d’être. C’est à Dieu qu’appartiennent toute l’humanité et toute la création, c’est lui qui les protège, les fait vivre et les réconcilie. La religion est au service du plan universel de Dieu, elle n’en est que l’agent.

Vivre, réfléchir et travailler avec des personnes d’autres religions implique toujours des risques, mais c’est aussi un processus porteur d’espérance. Nous, les chrétiens, nous ne nous pourrons jamais nous défaire de la peur du syncrétisme, de la crainte de trahir l’Evangile, et nous vivrons toujours entourés d’ambiguïtés et d’incertitudes. En outre, il se peut bien que, dans le dialogue, nous n’arrivions pas à dégager une perspective commune sur bien des questions ; pourtant, le dialogue est un processus irréversible. Il nous faut donc oser vivre notre foi et proclamer le Christ dans des communautés pluralistes, et le faire de façon responsable et fidèle. Il nous faut aussi oser dialoguer et témoigner avec les autres religions de façon sérieuse et courageuse. Ainsi que nous le rappelle notre vision commune, « notre tâche est d’incarner, ici et maintenant, la vision de ce que le peuple de Dieu est appelé à être ». Nos affirmations et convictions dogmatiques sont parfois différentes. Pourtant, ce que nous avons en commun – notre origine, notre humanité et notre objectif – nous oblige à « faire route ensemble » vers l’avenir que Dieu nous réserve. En tant que chrétiens, il nous faut nous engager, avec les adeptes d’autres religions, dans cette entreprise qui nous amènera à découvrir et à redécouvrir nos racines, nos vérités et notre vocation communes. Avec les autres religions, lançons-nous dans un processus constructif de renouveau et de transformation dans la perspective du parachèvement eschatologique, de la réconciliation de toute l’humanité et de toute la création à la parousie.

Aram Ier
Catholicos de Cilicie

    Août 2003
    Antélias (Liban)

    NOTES 1 International Herald Tribune, 22 mai 2003, p. 7. 2 « Dialogue between Men of Living Faiths – The Ajaltoun Memorandum », in S. J. Samartha (dir.) : Living Faiths and the Ecumenical Movement, COE, Genève 1971, p. 21. 3 S. J. Samartha (dir.) : Living Faiths and the Ecumenical Movement, COE, Genève 1971, p. 9. 4 « Le Conseil œcuménique des Eglises et le dialogue avec les adeptes d'autres croyances et idéologies – Déclaration d'orientation et lignes directrices », in S. J. Samartha (dir.) : Living Faiths and the Ecumenical Movement, COE, Genève 1971, p. 51. 5 Procès-verbal du Comité central (Genève, août-septembre 2002), Comité d’examen des directives II. 6 S. J. Samartha (dir.) : Living Faiths and the Ecumenical Movement, COE, Genève 1971, p. 40. 7 « Religious Plurality: Theological Perspectives and Affirmations » (Déclaration de Baar, 1990), in Michael Kinnamon et Brian E. Cope (dir.) : The Ecumenical Movement. An Anthology of Key Texts and Voices, WCC Publications, COE, Genève & Grand Rapids, Michigan, William B. Eerdmans Publishing Company, 1997, p. 418 ; The San Antonio Report, COE, Genève 1990, p. 33, § 29. 8 Lignes directrices sur le dialogue avec les religions et idéologies de notre temps, COE, Genève 1979, p. 13, § 23. 9 Pour une analyse plus détaillée, voir mon livre: : Orthodox Perspectives on Mission, Oxford, 1992, pp. 39-64. 10 Dominus Iesus – Sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Eglise, § 12 (traduction française : La Documentation catholique n° 2233, 1er octobre 2000, p. 816). 11 G. Khodr, « Christianity in a pluralist world – The Economy of the Holy Spirit », in S. J. Samartha (dir.) : Living Faiths and the Ecumenical Movement, COE, Genève 1971, pp. 141-142. 12 The San Antonio Report, COE, Genève 1990, pp. 32-33. 13 Dominus Iesus, op. cit. (note 10), § 20, pp. 819-820. 14 J. Sacks : The Dignity of Difference : How to Avoid the Clash of Civilizations, Londres 2002.