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Chers Professeur-e-s, chers étudiant-e-s de Fribourg, de Bossey, et de Chambésy, Mesdames et Messieurs,

Je suis très honoré et touché par cet événement particulier, et tiens à remercier sincèrement l’Université de Fribourg, son Institut d’études œcuméniques et, en particulier, la professeure Barbara Hallensleben qui m’a invité à donner cette conférence publique afin d’engager avec vous une réflexion et un dialogue.

Je remercie également leurs éminences le cardinal Kurt Koch et le métropolite Job Getcha, ainsi que le pasteur Jerry Pillay, secrétaire général du COE, pour leurs mots aimables.

Dans son invitation, la professeure Hallensleben m’a demandé de revenir sur ma longue expérience en tant que membre du personnel du COE, de professeur et de directeur de Bossey et, plus récemment, en tant que premier orthodoxe élu secrétaire général du COE, notamment afin d’exprimer ma vision de l’avenir du mouvement œcuménique.

Pour cela, il me faudrait revenir sur 28 années de ma vie, en évoquer les hauts et les bas, les combats et les réalisations, ainsi que les crises et les difficultés que seuls la foi et l’espoir m’ont permis de traverser. Peut-être qu’un jour j’écrirai mes «mémoires» mais, pour aujourd’hui, je me concentrerai uniquement sur quelques faits saillants de mon expérience.

 

Secrétaire exécutif au service des études orthodoxes et des relations en mission (1994-1998)

J’ai rejoint le COE en 1994, en tant que secrétaire exécutif chargé des études orthodoxes et des relations en mission – quatre ans après que les Églises de l’ancien bloc soviétique ont obtenu leur liberté et redécouvert leur rôle et leur vocation missionnaires. À l’époque, la mission et l’évangélisation au sein du COE étaient perçues du point de vue du «Processus d’étude de l’Évangile et de la culture», lancé à l’Assemblée de Canberra en 1991, à la suite de la présentation célèbre mais très controversée de la théologienne sud-coréenne, madame Chung Hyun Kyung, sur le Saint-Esprit – une présentation que beaucoup ont considérée comme syncrétiste, chamanique, et panthéiste. Lorsque madame Chung Hyun Kyung a défendu ses conceptions théologiques comme issues de son contexte culturel mais exprimant la même réalité, la question posée à Canberra était celle des limites de l’inculturation et de la diversité – un débat ayant donné naissance au processus d’étude de l’Évangile et de la culture qui s’est conclu en 1996, à la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation de Salvador de Bahia, au Brésil.

En tant que membre du personnel orthodoxe du COE responsable de la mission et de l’évangélisation, j’ai été amené à faire participer les familles orthodoxes au processus d’étude de l’Évangile et de la culture, et à les préparer à participer à la prochaine Conférence mondiale sur la mission. Je me souviens qu’à cette époque, beaucoup se méfiaient encore de toute expression liturgique provenant des Églises plus jeunes ou d’autres contextes que ceux du Nord, plus «traditionnels». L’utilisation du tambour et des danses liturgiques dans le culte était encore considérée par certain-e-s – en particulier les orthodoxes – comme étrangère à la tradition chrétienne. Dans ce contexte, j’ai décidé d’organiser la réunion pré-conférence panorthodoxe en Éthiopie, réunissant des représentants des Églises orthodoxes orientales et des Églises orthodoxes de tradition byzantine.

Je me souviens très bien que pour beaucoup, ce contexte a été une découverte, une révélation, et l’occasion d’un questionnement. L’Église éthiopienne est aussi une Église orthodoxe orientale mais, n’étant ni européenne ni moyen-orientale, son contenu théologique est resté inchangé à travers les siècles, avec une expression liturgique très africaine, profondément ancrée dans le sol africain. Par exemple, la danse liturgique avec battement de tambours fait partie de leur prière liturgique – une façon de prier qui existait déjà bien avant le concile de Chalcédoine, lequel marqua le schisme dans la famille orthodoxe.

La déclaration finale de cette réunion est extrêmement importante en ce qu’elle confirme théologiquement la validité de toutes les cultures pour recevoir et exprimer l’Évangile, et conclut qu’aucune culture ou nation n’est ni irréversiblement ni automatiquement chrétienne, et qu’aucun État ou empire ne doit être identifié à l’Église.

Les orthodoxes ont contribué activement à la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation de Salvador de Bahia, et ont marqué, selon moi, le rapport final en deux occasions:

  1. Un débat houleux a eu lieu sur la question de savoir si toutes les cultures incluent les valeurs de l’Évangile, puisque Dieu était présent dans toutes les cultures et parmi tous les peuples avant l’arrivée des missionnaires chrétiens. Certain-e-s ont avancé l’argument de «l’Évangile avant l’Évangile» et, alors que les discussions plénières étaient dans une impasse, les orthodoxes ont proposé le concept paléochrétien des «graines de la parole» – logoi – présent dans la création sans être panthéiste. Cette formulation a été adoptée comme base théologique pour valoriser et relier les cultures à l’Évangile.
  2. La deuxième contribution orthodoxe à cette conférence portait sur la question de la mission et du prosélytisme dans le contexte des relations responsables dans la mission. Après la chute du système communiste en Europe de l’Est, et l’émergence de la liberté de culte et de proclamation, certaines des Églises membres du COE ont organisé dans les années 90 des croisades missionnaires dans les pays orthodoxes traditionnels, avec des plans stratégiques sur le nombre de personnes qu’elles devaient convertir. Cela a provoqué beaucoup de tensions et de protestations de la part des orthodoxes. Lors de la préparation de la Conférence, j’ai aidé à organiser des rencontres entre ces «missionnaires visiteurs» et des Églises locales afin que l’on débatte de ce qui s’était passé. Ces rencontres ont donné lieu à une déclaration sur la mission et le prosélytisme, que j’ai aidé à rédiger et qui a été adoptée lors de la Conférence.

S’agissant d’une question particulièrement sensible pour les orthodoxes mais également d’autres Églises au sein de la fraternité du COE, j’ai décidé de l’approfondir. Entre 2000 et 2006, j’ai organisé à Bossey des séminaires sur le thème «Construire des ponts entre les traditions orthodoxes et le mouvement charismatique évangélique». Cela me paraissait en effet important dans un contexte où de nombreux orthodoxes d’Europe de l’Est s’étaient convertis à l’évangélisme ou au pentecôtisme, et que la plupart des convertis à l’Église orthodoxe aux États-Unis et en Occident venaient justement des mouvements évangélique et pentecôtiste. Je me suis donc demandé ce qui manquait dans une tradition que les gens recherchaient dans une autre, et quelle était la complémentarité entre ces traditions pour que ces échanges aient lieu. Les rencontres, les débats, les échanges, et les résultats ont été passionnants, et ont débouché sur la publication d’un livre compilant les présentations et les rapports de ces réunions.

 

Professeur et directeur Bossey en temps de crise (1998 – 2022)

En 1998, suite à une crise à la faculté de Bossey et une «révolte» des étudiants, Konrad Raiser, le secrétaire général du COE, m’a demandé de quitter mon poste à Genève et de rejoindre la faculté de Bossey en vue d’essayer d’apporter la paix et la réconciliation. Dès lors, et jusqu’à ma retraite, j’ai consacré ma vie et mon travail à la formation des futurs responsables ecclésiastiques et œcuméniques du monde entier, soit 25 générations d’étudiants.

En 2001, j’ai été nommé directeur de Bossey, suite au départ plutôt inattendu aux États-Unis de celle qui m’a précédé à cette fonction, la professeure Heidi Hadsell.

J’ai endossé cette responsabilité dans un contexte d’une autre crise profonde: celle qui a émergé du projet de rénovation du château de Bossey et de ses installations, sous l’impulsion et le soutien de Konrad Raiser. En effet, un crédit initial de 6 millions de CHF avait été souscrit auprès de la banque dans l’espoir que des dons permettraient de rembourser ce montant. Malheureusement, les dons escomptés ne sont jamais arrivés et, en tant que nouveau directeur, j’ai dû faire face à un déficit de 6 millions de CHF. Le Fonds des bourses d’études était dans le rouge, le nombre de candidatures d’étudiant-e-s avait considérablement diminué, les étudiant-e-s orthodoxes ont été quasiment absent-e-s pendant près de 4 ans, et le personnel enseignant de la faculté était très peu nombreux. Le COE ayant ses propres difficultés financières, il ne pouvait plus couvrir les charges importantes de Bossey. Aussi, pendant quelque temps, j’ai dû faire front seul, sans professeur-e-s, et ai poursuivi la formation à Bossey avec l’aide de professeur-e-s invité-e-s qui offraient leurs services sans être rémunéré-e-s.

Avec le soutien complet du Conseil d’administration de Bossey de l’époque, j’ai imaginé une nouvelle vision et une nouvelle stratégie pour relancer la faculté de Bossey et la rendre viable. Je voudrais mentionner ici le nom de Robert Welsh, membre du mouvement Disciples of Christ USA et modérateur du Conseil, qui a été un pilier et un fervent partisan de la formation de ce que l’on a appelé le «nouveau Bossey».

En premier lieu, nous avons rapidement découvert que les étudiant-e-s venant à Bossey ne se contentaient plus d’une expérience mais souhaitaient désormais obtenir un diplôme universitaire reconnu à l’issue de leur formation. Je me suis donc rapproché de l’Université de Genève, ai réorganisé l’enseignement en créant quatre chaires académiques (Théologie Œcuménique, Missiologie, Éthique sociale, et Herméneutique biblique), ai adapté un nouveau cursus tenant compte des attentes exprimées par les étudiant-e-s (composantes interreligieuses, écothéologie, agriculture biologique, études de développement, justice de genre, racisme, etc.), ai proposé des plans d’études, et suivi les exigences de l’Université de Genève dans la sélection des enseignant-e-s académiquement reconnu-e-s adéquat-e-s, devant être accepté-e-s et accrédité-e-s par l’Université.

Peu de temps après cette restructuration, les Églises et les partenaires œcuméniques se sont intéressé-e-s au nouveau Bossey: nous avons eu 3 offres de détachement d’enseignant-e-s (de la part de l’Église méthodiste unie, aux États-Unis, qui soutient la chaire d’éthique sociale, de l’EKD pour la chaire de théologie œcuménique, et de la part d’un partenariat entre la Conseil pour la mission mondiale, la Mission évangélique unie, et la CEVAA, soutenant la chaire de Missiologie). De son côté, le Vatican n’a jamais cessé de détacher un membre de son personnel à Bossey depuis 1967 et, aujourd’hui, le professeur catholique de Bossey est responsable de l’enseignement de la chaire d’Herméneutique biblique œcuménique.

Le Fonds des bourses d’études a continué de croître (et termine même presque chaque exercice avec un solde positif), le nombre de candidatures d’étudiant-e-s est aujourd’hui trois fois supérieur au nombre maximum que nous pouvons accepter dans nos locaux, le nombre de candidatures orthodoxes (notamment d’étudiant-e-s d’Églises ayant quitté le COE, telles que la Géorgie ou la Bulgarie) n’a cessé d’augmenter, et la crédibilité de Bossey s’est accrue auprès des Églises membres. Le nombre d’étudiant-e-s catholiques romain-e-s a également augmenté, en particulier ces dernières années.

Ma proposition au Conseil d’administration d’accepter également les candidatures d’étudiant-e-s venant d’Églises évangéliques et pentecôtistes a été approuvée et, aujourd’hui, environ un tiers des étudiant-e-s de Bossey viennent de ces circonscriptions. De retour dans leurs pays, ces étudiant-e-s défendent avec ferveur la coopération œcuménique, ce qui pourrait expliquer pourquoi la majorité des demandes d’adhésion au COE émanent aujourd’hui de ces Églises.

Je suis heureux d’avoir laissé derrière moi une faculté désormais solide, avec un Fonds de bourses sain, une coopération efficace avec l’Université de Genève, et un grand intérêt pour l’engagement des Églises membres envers Bossey et sa formation œcuménique.

Mais Bossey, c’est aussi un château historique, avec ses locaux, ses chambres, sa cuisine, et son personnel nombreux. Les charges que cela implique dépassaient ce que les bourses des étudiant-e-s pouvaient couvrir, et le COE n’avait plus les moyens de les assumer. Bossey est ainsi devenu un véritable fardeau financier pour le COE, au point que, dans les années 90, des discussions ont été engagées sur son avenir, certain-e-s allant même jusqu’à proposer de le fermer et de le vendre.

Dans ce contexte, il est vite devenu évident qu’une nouvelle stratégie devait être trouvée et que Bossey devait devenir un projet autonome, générant ses propres revenus au moins couvrir l’entretien de ses bâtiments et/ou le salaire de son personnel. J’ai alors proposé au Conseil d’administration d’ouvrir Bossey au public, de faire de ses installations une sorte de «Palais des Congrès» pour l’organisation de séminaires, de louer ses chambres comme dans un hôtel, et d’utiliser son restaurant et son jardin pour d’autres événements, tels que des mariages, des événements privés, etc. Dans le document de présentation de ce projet, j’ai essayé de convaincre le Conseil qu’il était possible de combiner économie (génération de revenus) avec formation et spiritualité. Le Conseil d’administration a accepté, et nous avons commencé à mettre en œuvre ce nouveau projet. Il est à noter que, dès que les gens ont entendu parler du «nouveau Bossey», alors que certain-e-s ont trouvé cela très intéressant, d’autres, parmi lesquels certains de nos principaux donateurs, ont exprimé leurs inquiétudes et désapprobation: j’ai été personnellement accusé de vouloir transformer Bossey en hôtel, de changer sa nature et son objectif, et de sacrifier la formation et la spiritualité dans un but purement lucratif. Le débat n’a pas été facile. J’ai dû convaincre les personnes réticentes que la spiritualité et la formation pouvaient – et devaient – aller de pair avec le fait de faire de Bossey un projet autonome. Pour les plus sceptiques, j’ai même donné les exemples des premières communautés chrétiennes pour lesquelles l’économie, ou le contrôle et l’administration des biens, n’étaient pas perçu-e-s comme un péché mais plutôt comme un service sacré dans l’Églises. Même les premières communautés monastiques qui avaient fait vœu de «pauvreté» avaient en leur sein un oikonomos (un «économe») chargé, par l’imposition des mains de l’évêque, de la gestion des biens de la communauté. Dans certaines Églises, ce titre a survécu jusqu’à aujourd’hui.

Un autre débat, dont nous avons tiré des leçons intéressantes, a porté sur l’image publique qui devait être donnée à Bossey pour le rendre le plus attractif possible. Pour certain-e-s, un Bossey trop «ecclésiastique» et spirituel risquait de ne pas être suffisamment attrayant. Ainsi, dès le départ, après la rénovation du hall principal, la seule image sur les murs et à la Réception était celle d’une carte de crédit: «comment régler ses dépenses».

Nous avons longuement débattu de la question au sein du Conseil, et j’ai fortement insisté sur le fait que nous ne pouvions pas diluer ou sacrifier notre identité, mais plutôt être honnêtes et ouverts à ce sujet. En conséquence, comme on peut le voir aujourd’hui en entrant dans le hall, une grande icône sur le mur représente le Christ comme une vigne, avec ses nombreuses branches, associée à une explication de la vision et du but de Bossey.

Le résultat? Bossey bat son plein: l’hôtel est complet la plupart du temps, et des séminaires, des événements privés, et des mariages sont organisés par des groupes extérieurs, y compris par des personnes appartenant à d’autres communautés religieuses. La remarque du rabbin juif orthodoxe genevois de l’époque, qui venait passer son shabbat à Bossey, a confirmé notre décision… Ce jour-là, il m’a dit: «je viens ici parce que j’ai confiance en Bossey. Ici, vous montrez clairement qui vous êtes mais n’imposez à personne vos valeurs ni votre identité. Ceux qui cachent ou diluent leur identité pour plaire aux autres ne sont pas totalement honnêtes et ont quelque chose à cacher.»

Aujourd’hui, Bossey est connu et apprécié comme centre de congrès, mais surtout comme institut chrétien de formation œcuménique. L’hôtel, les salles de réunion, les événements, la formation, et la chapelle fonctionnent côte à côte en parfaite harmonie et, d’un point de vue financier, le château est enfin devenu rentable, parfois même avec un petit excédent en fin d’exercice. Bossey continue d’être une réussite.

 

Secrétaire général adjoint (2014 – 2020)

De 2014 à 2020, j’ai servi le COE en tant que secrétaire général adjoint, responsable du programme sur l’unité, la mission, l’Église, et les relations œcuméniques, tout en maintenant mes fonctions de professeur et de directeur à l’Institut Bossey. À ce titre , j’étais responsable de la coordination de Foi et constitution, Mission et évangélisation, Culte et spiritualité, Jeunesse, Dialogue et coopération interreligieux, et Relations ecclésiastiques et œcuméniques. Je ne savais pas à l’époque que toutes ces responsabilités étaient une préparation à une autre responsabilité exigeante, qui m’a été confiée pendant la crise mondiale de COVID 19.

 

Secrétaire général par intérim (2020 – 2022).

Suite au départ de l’ancien secrétaire général, le pasteur Olav Fykse Tveit, fin mars 2020, j’ai été nommé secrétaire général intérimaire, puis secrétaire général par intérim, du COE jusqu’à l’élection d’un nouveau secrétaire général qui devait avoir lieu environ trois mois plus tard.

Mais, en raison de la pandémie de Covid 19, l’élection n’a pas pu être organisée, et mon mandat à ce poste a donc duré près de trois ans, jusqu’à la fin de l’année 2022.

Au cours de ces années, nous avons toutes et tous été confronté-e-s aux difficultés sans précédent posées par la pandémie de COVID-19 qui a coûté la vie à des millions de personnes, dont un grand nombre de membres et de dirigeant-e-s de nos Églises, et beaucoup de nos ami-e-s œcuméniques. Cette pandémie nous a rappelé notre vulnérabilité commune et a créé un fort sentiment de solidarité entre les Églises, en tant que communauté mais aussi avec toute la famille humaine. Dans le même temps, la pandémie a amplifié les inégalités existantes, en particulier pour les plus vulnérables.

Pourtant, bien que cette crise mondiale ait perturbé la vie liturgique et pastorale de plusieurs de nos Églises et qu’elle nous ait séparés physiquement, elle nous a aussi rapprochés spirituellement. Nous avons appris de nouvelles façons de travailler et d’utiliser les nouvelles technologies pour nous réunir. Le 1er février 2023, l’équipe de communication du COE a d’ailleurs reçu la plus haute distinction de Geneva Engage pour sa présence sur les réseaux sociaux du monde entier pendant toute la période de la pandémie, récompensant ainsi le travail que nous avons accompli.

L’une des responsabilités les plus exigeantes que j’ai eu à assumer au cours de ces trois années a été la préparation de l’Assemblée. Lorsque j’ai pris mes fonctions, les préparatifs étaient encore en cours, et les commentaires et les questions sur l’essence même du thème de l’Assemblée continuaient d’affluer de la part de nos partenaires et des Églises membres, en particulier de ceux et celles qui sont en situation minoritaire en Asie, mais aussi en Europe et aux États-Unis. Le thème étant centré sur l’amour du Christ, nous nous sommes demandé dans quelle mesure un tel thème pouvait être perçu comme excluant – réservé uniquement aux chrétiennes et aux chrétiens –, ou triomphaliste, et comment il pouvait ouvrir des voies de dialogue et de coopération avec le monde et les personnes d’autres confessions.

L’approche initiale mettait particulièrement l’accent sur l’amour compatissant du Christ. Les textes bibliques qui ont été sélectionnés et le culte proposé ont suivi cette direction. Pourtant, cette approche n’a pas répondu aux questions théologiques que je viens de mentionner, et n’a pas non plus réussi à expliquer, sur le plan théologique, comment l’amour du Christ était destiné à d’autres que les seul-e-s chrétiennes et chrétiens.

Sur la base de la théologie trinitaire, qui au fil des décennies, a été développée, articulée, et validée dans les documents du COE, j’ai conseillé et dirigé le groupe thématique international pour placer l’amour du Christ dans le contexte de l’amour du Dieu trinitaire pour le monde entier qui s’est pleinement manifesté dans l’incarnation, en Jésus-Christ (le concept de récapitulation - anakefaleo – tel que développé notamment par saint Irénée de Lugdunum).

Lorsque l’on parle de l’amour du Christ, on parle de l’amour kénotique et indiscriminé de Dieu en Christ, pour toute la création. C’est l’essence même de notre foi. En prenant cette direction, nous avons également réaffirmé la teneur du texte «Vers une conception et une vision communes du COE», selon lequel la réconciliation et l’unité sont le dessein final de Dieu en Christ pour l’humanité et la création (Colossiens 1,19), une théorie illustrée par la compassion du Christ pour les souffrants dans Matthieu (9,35-39) et dans de nombreux autres passages des quatre évangiles. Cette perspective a ouvert des voies théologiques solides pour le dialogue et la coopération avec le monde. Et cela, je le considère comme ma contribution concrète à la définition du thème de l’Assemblée et de la nouvelle direction, avec l’apport des perspectives orthodoxes et de l’Église primitive.

Sachant, par expérience, que la partie la plus appréciée mais aussi la plus clivante des Assemblées était le culte, j’ai accordé une importance particulière à la structure du culte de l’Assemblée, notamment à ses articulations théologiques. J’ai été très heureux du résultat à Karlsruhe, pour lequel je ne reçois d’ailleurs que des éloges et des remerciements.

Au cours de ce mandat, l’apprentissage le plus important pour moi – qui fut aussi une surprise et une révélation – est venu des difficultés sociopolitiques que connaissent aujourd’hui nos Églises, et des attentes qu’elles ont vis-à-vis du COE. En effet, nos Églises membres attendent du COE qu’il soit une voix prophétique forte et s’exprime en leur nom lorsqu’elles n’ont plus de voix, ou qu’il les aide lorsqu’elles ont besoin de soutien. La plupart des demandes d’aide étaient liées à la guérison des blessures, à la réconciliation, à la construction de ponts vers l’unité, la justice, et la paix. Dans ce contexte, j’ai voyagé en Ukraine et en Russie où j’ai rencontré des dirigeant-e-s et des membres des Églises des deux pays, avec l’objectif d’instaurer un dialogue menant à une paix juste, et à la fin de la violence, de la guerre, et des atrocités. Des délégations des deux Églises sont venues à l’Assemblée, mais la nécessité d’entamer un dialogue demeure, et sera d’autant plus importante une fois la guerre terminée. Or, chacune des deux délégations a reconnu que seul le COE pouvait jouer le rôle de médiateur et permettre ce dialogue.

Je me suis rendu en Terre Sainte, où j’ai rencontré les présidents d’Israël et de Palestine, ainsi que tou-te-s les dirigeant-e-s et les membres d’Églises. J’ai renforcé là-bas le Bureau de liaison du COE à Jérusalem, récemment consolidé, qui est censé y apporter justice, réconciliation, et guérison.

J’ai voyagé au Liban et en Syrie, où j’ai été témoin des blessures infligées aux populations et du sang qui coule. J’ai témoigné de la solidarité fraternelle du COE, et de notre engagement à continuer de les aider et de les accompagner.

Je me suis rendu en Corée, à la demande des Églises membres, pour renforcer leur coopération et leur engagement envers le COE et raviver leur communion interne. La visite a été très fructueuse car toutes les Églises se sont réunies pour partager et célébrer à cette occasion.

J’ai initié le dialogue avec l’Église méthodiste de Cuba qui, suite à des malentendus, a quitté le COE. J’ai été invité à assister à son Assemblée générale avec l’espoir de pouvoir la faire revenir mais, en raison des préparatifs de l’Assemblée, cette visite n’a pas pu avoir lieu. Néanmoins, la porte du dialogue a été ouverte ; je prie pour qu’elle le reste et que cette Église réintègre bientôt la communauté du COE.

En préparation de l’Assemblée, j’ai essayé d’apporter la réconciliation et l’harmonie entre les familles orthodoxes divisées, tant orientales que chalcédoniennes. Suivant une tradition antérieure, j’ai organisé la réunion de pré-assemblée inter-orthodoxe qui a eu lieu à Chypre et que les participant-e-s ont qualifiée de «rencontre historique». Cinquante représentant-e-s d’Églises tant orthodoxes orientales que chalcédoniennes ont participé et, malgré les divisions et les tensions au sein des deux familles, toutes et tous ont su maintenir un esprit de dialogue, d’amour, et de communion. Ainsi, les deux familles orthodoxes ont prié ensemble, et ont participé activement aux discussions et à la rédaction du rapport final et du communiqué. L’accent a été mis sur les préparatifs de l’Assemblée, et l’apport théologique est un atout important alors que nous nous préparons pour l’Assemblée.

Une attention particulière a également été accordée à certaines questions sensibles de notre époque, qui peuvent nécessiter une contribution orthodoxe claire et articulée lors de l’Assemblée, notamment les questions d’Israël/Palestine, de la sexualité humaine, ou encore de la guerre en Ukraine. Une audition spéciale a été organisée avec la délégation de l’Église orthodoxe russe et des discussions sincères, honnêtes, et ouvertes ont eu lieu. Le communiqué final, qui condamne la guerre et la violence, et demande la paix et la réconciliation, a été approuvé à l’unanimité.

Par ailleurs, il a été reconnu que si le COE n’avait pas invité et convoqué cette réunion, elle n’aurait jamais eu lieu. Le rôle fédérateur du COE a été souligné et remercié avec gratitude.

Sur la base des valeurs religieuses communes de dignité humaine, de paix, de justice, et de réconciliation, j’ai eu un magnifique échange avec des dirigeant-e-s et des personnes d’autres communautés religieuses. Je tiens notamment à mentionner la croissance de la coopération avec le Comité juif international pour les consultations interreligieuses (IJCIC) et avec le Congrès juif mondial, ainsi que la coopération avec Al- zhar et Human Fraternity, avec Religions pour la paix, et avec les branches chiites de l’Islam en Iran. J’ai été heureux de voir leurs représentant-e-s assister et s’adresser à l’Assemblée.

D’après les évaluations que nous avons eues jusqu’à présent, j’ai compris que les gens voient dans l’Assemblée de Karlsruhe un élan providentiel et historique, un événement directeur important alors que nous sommes à un tournant de notre histoire, et un nouveau départ pour le mouvement œcuménique de notre époque.

En conclusion, je terminerai par une réponse à une question qui m’a souvent été posée au cours de ces trois années de service: qu’est-ce que le COE a appris pendant la pandémie et quelle a été mon expérience en tant qu’orthodoxe ? Ma réponse a été de réfléchir à la manière dont nous avons rencontré plus profondément notre vulnérabilité commune et notre destin commun en tant qu’humanité unique.

Fondamentalement, nous avons appris l’importance réelle de notre travail en tant que COE, enraciné dans notre identité religieuse et, en fait, grâce à elle. Je crois que la pandémie a renforcé la dimension spirituelle de notre travail et notre solidarité en tant que communauté d’Églises. Notre espérance et notre confiance en Dieu ont été primordiales alors même que nous prenions conscience de notre vulnérabilité. En effet, cela nous a aidé-e-s à dépasser la division illusoire entre militant-e-s et piétistes, entre la foi et les actions concrètes pour lutter contre les problèmes mondiaux, sur la base et en raison de notre foi.

Dans le passé, il était coutume de dire que le COE était une organisation confessionnelle. Maintenant, je décrirais le COE comme une organisation basée sur la spiritualité. Car le cœur de notre fraternité est la spiritualité que nous partageons, comme la flamme qui alimente notre volonté de justice et l’étincelle notre travail pour la paix et l’unité. Au cours de ces trois années, j’ai vu à quel point il est important de parler avec un langage spirituel dans les déclarations et les discours du COE – un langage auquel les Églises membres peuvent s’identifier mais qui est également reconnu par les personnes d’autres communautés religieuses. Malgré nos identités religieuses différentes, lorsque nous utilisons un langage spirituel et que nous nous parlons en tant que croyants, nous découvrons que nous avons quelque chose en commun qui nous rapproche.

Personnellement, j’ai été profondément ému mais aussi effrayé par la lourde responsabilité morale que je sentais peser sur mes épaules en tant que dirigeant du COE – un titre qui m’a valu d’être appelé «père» par l’ensemble du personnel du COE, mais aussi par l’Église et les dirigeant-e-s politiques, y compris les partenaires d’autres communautés confessionnelles que j’ai visitées et avec lesquels(elles) j’ai interagi. Nos Églises membres et le monde attendent du COE qu’il fasse une différence, qu’il soit le défenseur de la représentation et de la mise en œuvre de l’amour de Dieu en Christ pour l’ensemble de la création.

 

Quel avenir pour le mouvement œcuménique?

À la lumière des expériences et des apprentissages que j’ai eus au cours des 28 années d’activité dans le mouvement œcuménique, je vais maintenant me permettre d’essayer de répondre à la question sur laquelle on m’a demandé de réfléchir.

J’ai conclu mon rapport à l’Assemblée de Karlsruhe ainsi: «Le chemin vers l’unité dans la foi et la communauté eucharistique comme impératif du mouvement œcuménique demeurent notre objectif commun et notre vision partagée, mais nous en sommes encore loin. Il reste des différences et des divisions à surmonter, et de nouveaux défis reviennent remettre en question la nature de l’unité chrétienne aujourd’hui. Or, mêmes les voix les plus critiques du COE conviennent désormais qu’il revêt une importance vitale, surtout aujourd’hui en tant que communauté fraternelle chrétienne, et qu’en dépit de toutes les différences, nous nous rassemblons sur la base de ce que nous affirmons ensemble: Jésus Christ est Dieu et Sauveur conformément aux Écritures, sachant qu’il n’y a qu’un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.

Pour surmonter les épreuves de notre temps, nous avons besoin les unes des autres, nous dépendons les unes des autres et nous ne pourrons avancer que si nous le faisons ensemble, et non séparément. Partant, je n’hésite pas à dire que si le COE n’existait pas, nous devrions l’inventer ou le réinventer aujourd’hui.»

En disant cela, j’ai tenté d’être ni trop optimiste ni pessimiste. Certains parlent d’un hiver œcuménique tandis que d’autres y voient un printemps œcuménique. Je dirais simplement que le COE est d’une importance vitale et que le mouvement œcuménique continuera, mais qu’il sera très différent de ce à quoi nous étions habitués et de la façon dont il a été initialement imaginé.

En analysant la situation actuelle de l’œcuménisme, il faut reconnaître que, par rapport à un passé encore plus récent, l’œcuménisme institutionnel est aujourd’hui en crise. Après un demi-siècle de collaboration chrétienne et de recherche de l’unité chrétienne, des signes de tendances au renforcement des identités confessionnelles, à l’intégrisme dogmatique, et au traditionalisme étroit se font sentir au sein de toutes les Églises. Certains de ces signes sont évidents:

  • L’enthousiasme et l’engagement œcuméniques ont diminué dans de nombreux endroits tandis que l’accent est mis sur le renforcement de l’identité confessionnelle;
  • Alors que des années 60 au début des années 90, l’œcuménisme a été une réalité qui a pénétré toute la vie des Églises (théologie, formation théologique, vie liturgique), de nos jours, il est devenu dans la plupart des Églises une fonction stratégique et diplomatique, gérée par une équipe spécialisée au sein du département «Affaires extérieures» de l’Église;
  • Satisfaction d’une compréhension «tiède» de la communion œcuménique: cohabitation, coopération plutôt que progrès vers une plus grande koinonia dans la foi, le culte, et la communion eucharistique;
  • Instituts œcuméniques: en de nombreux endroits, ils ont été fermés ou élargis dans leurs horizons et transformés en instituts interconfessionnels (l’Institut de Bossey et l’Institut d’études œcuméniques de la Faculté de Fribourg sont devenus de rares exemples);
  • Le Conseil national des Églises a perdu son importance et son impact et, dans certains endroits, le Conseil consultatif des cultes est préféré;
  • Le terme «œcuménisme» est devenu un mot sensible et problématique. Dans certains contextes, il est assimilé à un mouvement idéologique appartenant au passé. Pourtant, alors que l’œcuménisme est parfois remis en question ou même condamné, la grande majorité des chrétiennes et des chrétiens acceptera toujours la nécessité de la coopération et du dialogue interchrétiens. Et, depuis plus récemment, le COE est largement accepté comme un espace sûr unique et une plate-forme ouverte de rencontre et de dialogue permettant de construire des ponts de paix juste et de réconciliation.

 

Le débat sur le concept d’«unité» comme but et objectif du mouvement œcuménique

Autrefois largement acceptés, les paradigmes sur l’unité tels qu’ils sont développés au sein du Conseil œcuménique des Églises sont aujourd’hui sérieusement remis en question non seulement par les chrétiennes et les chrétiens et les Églises non-membres du COE (tels que les évangéliques et les pentecôtistes), mais aussi par la jeune génération de théologiennes et théologiens, et de fidèles provenant d’Églises membres du COE depuis sa fondation.

Les réalités contextuelles sont très importantes pour comprendre d’où nous venons, où nous sommes et où nous devons aller si nous désirons renforcer et donner un avenir au rêve et à la vision œcuméniques. Il y a un besoin d’analyse contextuelle et de réflexion sur la formation des paradigmes proposés et forgés dans le contexte du 20e siècle.

«Foi et Constitution» met l’accent sur l’unité ecclésiale, la foi, et le partage eucharistique, «Vie et Travail» sur l’unité dans l’action, tandis que «Mission et l’évangélisation» insiste sur le paradigme de l’unité dans le témoignage. Ces «initiatives œcuméniques» ont été développées dans un contexte où la nécessité de «rassembler le monde entier» était considérée comme la solution à tous les problèmes de l’époque (Société des Nations, ONU, organisations internationales, la Déclaration universelle des droits humains, internationalisme, etc.). Par conséquent, des paradigmes qui reflétaient et contenaient les préoccupations de tous ces mouvements initiaux ont été forgés et ont évolué au fil des ans: unité organique, unité conciliaire, unité des diversités réconciliées, unité de l’humanité, unité de l’ensemble de la création, macro-œcuménisme (y compris la relation avec les personnes d’autres confessions).

Sur le plan théologique, tout en inventant les nouveaux paradigmes, il y a eu des propositions et des tentatives de s’écarter de la base christocentrique du mouvement œcuménique antérieur, dont la volonté missionnaire occidentale de l’universalisme christocentrique et qui rêvait d’amener le monde entier au Christ, a été critiquée, jugée notamment arrogante et exclusiviste. Ainsi, une base plus trinitaire et pneumatologique a été proposée, accordant de la place à un nouveau paradigme, lequel pourrait mieux exprimer la vision et l’objectif du mouvement œcuménique à notre époque, comme celui du household of life («ménage de vie») (Konrad Raiser et Lesslie Newbigin).

On a également assisté à une tentative évidente de se départir d’un œcuménisme centré sur l’ecclésiologie pour aller vers une approche davantage centrée sur le monde. Ce changement s’est manifesté surtout après la quatrième Assemblée du COE, en 1968, à Uppsala: de nombreuses Églises du Sud sont devenues membres, les questions sociales et politiques sont entrées dans l’agenda œcuménique, et le fameux «Programme de lutte contre le racisme» a été fondé. L’action commune au service du monde est devenue, dans certains milieux, une alternative à l’accent mis sur l’unité de l’Église. Alors que «Foi et Constitution» et «Vie et Travail», avec leurs préoccupations spécifiques, ont également contribué à la fondation du COE, à sa vision, et à ses objectifs, les deux approches en sont venues à être présentées comme s’excluant l’une l’autre, avec un discours «ça ou ça».

Beaucoup plus récemment, des remarques critiques sur la vision initiale et le but de l’œcuménisme en tant qu’unité chrétienne ont commencé à être exprimées, avec des propositions de nouveaux paradigmes. Selon les célèbres théologiens hollandais (Witvliet et Hoedemaker), le vieux rêve d’unité comme objectif du mouvement œcuménique s’est éteint en 1988/1989. Selon eux, le concept initial d’unité tel que développé au sein du COE était une vision impérialiste héritée de l’Empire romain et perçu aujourd’hui comme une camisole de force qui contrôlait et limitait les diversités. Aussi, tous deux militent-ils en faveur de l’affirmation des diversités plutôt que de ce type d’unité impériale.

D’un autre côté, les nouvelles tendances au sein du mouvement œcuménique et la proposition d’un nouveau paradigme ont été vivement critiquées, avec des réactions pertinentes de celles et ceux qui prônent et défendent les anciens paradigmes œcuméniques, avec une base christologique forte et une déclaration claire sur l’unité comme vision principale et objectif du mouvement œcuménique (la déclaration de Strasbourg de 1993; la proposition de Princeton de 2003; la vision de Michael Kinnamon du mouvement œcuménique, et comment il a été appauvri par ses amis, 2003).

 

La situation contextuelle de notre époque et la nécessité de nouveaux paradigmes œcuméniques

Le monde d’aujourd’hui, marqué par les valeurs post-modernes et les mégatendances, pose de nouveaux défis aux anciens paradigmes œcuméniques qui ont été inventés dans une situation historique et contextuelle différente. Certains de ces défis pourraient être résumés comme suit: il n’y a pas une vérité mais plusieurs vérités; il n’y a pas d’unité qui fasse UN, mais plutôt une cohabitation d’identités différentes; les expressions institutionnelles de toute sorte d’idées sont contestées et rejetées (toutes les institutions internationales sont mises à l’épreuve, y compris l’institution familiale; même l’idée des droits humains universels est profondément contestée et remise en question en raison des valeurs «occidentales» qu’elle impose au monde entier, la notion de «dignité humaine» lui étant désormais préférée); «international» ou «mondial» est maintenant remplacé par «bilatéral»; les Conseils d’Églises sont remplacés par le concept «Églises ensemble»; les plates-formes et les forums sont préférés aux conseils et aux autres structures institutionnalisées officielles.

Par conséquent, les anciens paradigmes de l’unité chrétienne tels que promus par le COE depuis ses débuts face aux grandes tendances politiques et sociales de l’époque sont considérés par la jeune génération comme une volonté d’unité arrogante, impérialiste, et centralisée, qui ne fait que diluer les identités et les différences . Il est donc vital, aujourd’hui, de porter un regard neuf et de réfléchir sur notre foi et notre théologie, afin de tenter de trouver des réponses et des paradigmes adaptés à notre époque et ayant du sens pour la nouvelle génération.

Le concept d’unité est évoqué dans les textes bibliques et dans l’expérience même des premières communautés chrétiennes. Mais, au moins jusqu’à la fin du quatrième siècle, l’unité n’était pas considérée comme un TOUT amalgamé, mais comme une KOINONIA de diversités en harmonie, un reflet de l’existence même de la Trinité. Il y avait de nombreuses «confessions de foi» ou croyances (Apôtres, Saint Athanase, Saint Cyrille de Jérusalem, etc. ) et chacune d’elles était très orthodoxe dans son contenu, bien qu’elle n’était pas uniformisée ou standardisée; il y avait beaucoup de liturgies – une pour chaque Église locale. Il y avait différentes dates pour la célébration des fêtes chrétiennes, ainsi que différentes manières de vivre la foi, or, celles-ci n’étaient pas considérées comme des raisons de divisions et de schismes (le débat entre Polycarpe de Smyrne et le pape Anicet sur la célébration de Pâques; le cas de la mère d’Augustin sur les différences sur le jeûne à Milan et à Rome et l’explication de St Ambroise, etc.). Il y avait de nombreuses expressions théologiques de la foi, tant dans la à la fois dans le Nouveau Testament et dans les Pères, toutes coexistant dans cette Koinonia qui était alors la conception de l’unité.

Pourtant, nous rêvons toujours d’avoir une date unique pour Pâques, une seule et même liturgie (comme la liturgie de Lima), ou encore des documents convenus et signés par toutes et tous sur différentes questions théologiques, avec le même langage et les mêmes concepts.

Or, le récit biblique sur la descente du Saint-Esprit montre bien que l’approche de Dieu est différente. L’Esprit Saint est venu personnellement sur chacun des apôtres non pas comme UNE SEULE couverture mais comme diverses expressions de feu, donnant à chacun d’eux un don de langage différent. La descente de l’Esprit Saint n’a pas réuni les Apôtres dans UN TOUT amalgamé comme une sorte de «Kolkhoze spirituel», mais dans une koinonia de dons divers et variés. Cette diversité de dons réunis dans une koinonia s’exprime clairement dans l’ancienne prière chrétienne d’invocation de l’Esprit Saint qui est utilisée jusqu’à aujourd’hui dans l’Église orthodoxe: «toi qui es partout présent et remplis TOUT».

 

Conclusion et voie à suivre. Le rôle de la formation œcuménique face aux défis contemporains

À la lumière des nombreux défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, la recherche d’une nouvelle articulation des paradigmes appropriés pour le Mouvement œcuménique et la compréhension de l’Unité devient un impératif. De mon point de vue, les sources communes de notre foi issues de l’expérience de l’Église primitive pourraient apporter de nouvelles possibilités pour de nouveaux paradigmes qui nous permettraient d’avancer vers la recherche de l’unité pour laquelle le Christ a prié et qui nous a été donnée comme un commandement.

L’appel à l’unité n’est pas une option; c’est un impératif et une vocation. C’est le désir même du Christ et le cœur du message de l’Évangile. On aime ou on n’aime pas. Ce n’est pas une vision impérialiste historique, ce n’est pas un désir arrogant d’unir le monde par la force, mais une recherche spirituelle de réunir dans l’harmonie et la koinonia la création de Dieu et Son peuple.

L’Église et le monde ne peuvent être envisagé-e-s en termes antagonistes ni de manière hiérarchisée. L’Église est la création de Dieu comme le monde est aussi la création de Dieu. L’Église n’a pas de finalité en soi. Elle n’est pas une institution humaine et ne doit pas être considérée comme telle. Au contraire, elle est une communauté remplie de l’Esprit de Dieu et animée par Lui pour le service et la transformation du monde. La diaconie offerte au monde est l’expression d’une foi et d’une spiritualité. Ce n’est pas une bonne action supplémentaire et facultative. Dans l’Église, la ligne verticale doit rencontrer les réalités horizontales, car maintenir la croix ensemble apporte équilibre et stabilité au mouvement œcuménique.

Lors des dernières Assemblées du COE à Busan puis à Karlsruhe, il a été proposé une déclaration renouvelée sur l’unité tentant de rassembler toutes ces dynamiques et approches, avec un nouveau paradigme œcuménique pour l’avenir qui a été largement adopté dans toutes les Églises: «Le Pèlerinage de justice et paix». Le pape François, le patriarche œcuménique Bartholomée, et d’autres dirigeants d’Église, utilisent abondamment le terme et la notion de «chemin commun» comme une nouvelle façon de décrire les efforts œcuméniques de notre temps.

À Karlsruhe, j’ai proposé de poursuivre la notion de «pèlerinage» comme paradigme œcuménique pour notre temps, arguant que l’image du pèlerinage parle de notre identité. Nous sommes un mouvement et non une institution statique. Nous sommes des «personnes en chemin». Ce concept même a une base biblique et patristique solide: les premiers chrétiens étaient appelés «adeptes de la Voie» (Actes 9,2). On voit dans les premières sources chrétiennes que les chrétiens étaient appelés ceux qui marchent ensemble («syn-odoi»), tandis que pour saint Jean Chrysostome, l’Église elle-même était appelée «syn-odos». L’Assemblée a approuvé le «Pèlerinage de justice, de réconciliation, et d’unité» comme concept et paradigme primordial devant donner une orientation au travail programmatique du COE jusqu’à la prochaine Assemblée.

L’unité dans les doctrines et les déclarations théologiques communément acceptées conduisant à l’unité dans la foi et à la pleine communion entre les chrétiennes et les chrétiens reste un grand désir et un objectif, mais ce n’est pas une condition pour marcher ensemble sur le chemin du pèlerinage de la paix juste, de la réconciliation, et de l’unité de toutes et tous. Malgré les différences, en marchant et en servant ensemble, l’unité et la koinonia peuvent être renforcées en chemin.

Nicholas Berdyaev a dit: «Si je n’ai pas de pain, c’est une crise économique; mais si mon voisin n’a pas de pain, c’est une crise spirituelle». Ainsi, le souci du dialogue avec les personnes d’autres confessions et l’affirmation des religions comme instruments de paix, d’écothéologie, de développement durable, de lutte contre la pauvreté, etc., devraient également être des questions et des préoccupations sine qua non dans la recherche d’un nouveau paradigme œcuménique en faveur de l’unité que Dieu veut pour le monde.

Mais, pour réaliser tous ces desiderata, il faut de l’éducation, de l’information et, surtout, de la Formation. La formation œcuménique de la future génération de dirigeants d’Église et de fidèles est le seul moyen d’assurer la stabilité et le renforcement de notre foi et de nos communautés. Comme toujours, mais plus particulièrement à notre époque, notre formation œcuménique doit être un pilier de nos Églises avec de solides bases bibliques et théologiques et, tout en restant holistique, être profondément imprégnée d’une spiritualité œcuménique.

Père Ioan Sauca