Traduit de l'anglais
Service linguistique, COE

Document préparatoire n° 4

Introduction

Le présent document propose des réflexions sur la mission, oeuvre de réconciliation, d'un point de vue oecuménique ; il est diffusé dans le cadre du processus de préparation à la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation (CME) qui aura lieu en 2005. Il a été élaboré lors d'un colloque auquel ont participé dix missiologues originaires de cinq continents, représentant leurs spiritualités contextuelles respectives ainsi que différentes traditions ecclésiales (orthodoxe, protestante, pentecôtiste et catholique romaine). Ils ont fait de sérieux efforts pour arriver à des convictions communes et les exprimer. Lors de la réunion qu'il a tenue près d'Athènes en mars 2004, le Comité de planification de la Conférence (CPC) de la CME a accepté d'inclure ce texte parmi ses documents d'étude. Le CPC a décidé de le diffuser largement afin de recevoir des réactions, des commentaires, des critiques et des suggestions qui permettront de le modifier et de l'améliorer. Ce document sera ensuite présenté, éventuellement sous une forme révisée, lors de la réunion que la Commission de mission et d'évangélisation tiendra à l'automne prochain.

Dans sa forme actuelle, ce document n'exprime pas une position officielle du Conseil oecuménique des Eglises non plus que d'aucun des ses organes consultatifs sur la mission et l'évangélisation. Il est proposé comme un document de référence dans le cadre du processus de préparation à la prochaine Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation.

Vous pouvez communiquer vos réactions, commentaires, suggestions et propositions d'addition au

Pasteur Jacques Matthey, chargé de programme
Equipe « Mission et évangélisation »
Conseil oecuménique des Eglises
150, route de Ferney
Case postale 2100
CH - 1211 Genève 2

Vos réactions devront être communiquées au plus tard le 15 août 2004.

Comme tous les autres documents préparatoires de la Conférence, vous trouverez également ce texte sur notre site Internet à l'adresse suivante :

www.mission2005.org

Genève, fin mars 2004

« Viens, Esprit Saint, guéris et réconcilie »
Vers la mission, oeuvre de réconciliation

1) La mission, oeuvre de réconciliation - un nouveau paradigme

Selon les temps et les lieux, la mission a revêtu un sens différent. Depuis la fin des années 1980, on met de plus en plus la mission en rapport avec la réconciliation et la guérison. En outre, l'idée de réconciliation prend une place grandissante dans de nombreux contextes différents ; c'est un concept qui inspire de plus en plus de gens, tant à l'intérieur des Eglises qu'en dehors d'elles. Cela nous rappelle que la réconciliation est au coeur de la foi chrétienne : l'amour réconciliateur de Dieu manifesté en Jésus Christ est un thème biblique important, et c'est aussi un élément central de la vie et du ministère de l'Eglise. L'Esprit Saint nous appelle à pratiquer un ministère de réconciliation et à exprimer cela à la fois dans la spiritualité et dans les stratégies de notre mission et de notre évangélisation.

Si la réconciliation a pris une telle importance dans le monde actuel, cela tient à plusieurs raisons qui, notamment, sont en rapport avec les tendances actuelles que sont la mondialisation, le postmodernisme et la fragmentation, ainsi que le dit le document d'étude de la CME intitulé : La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui (2000)1.

La mondialisation a plus que jamais rapproché différentes communautés du monde entier et elle a bien fait ressortir ce que tous les êtres humains ont en commun. En même temps, elle a révélé la diversité des intérêts et des conceptions du monde d'un groupe à l'autre : d'une part, il y a de nouvelles manières d'exprimer l'unité et de franchir les frontières qui nous ont divisés : d'autre part, il y a aussi des heurts entre cultures, religions, intérêts économiques et genres sexuels dont les blessures et les ressentiments laissent des traces durables. La mondialisation et le déséquilibre du pouvoir dans le monde actuel ont intensifié les sentiments d'hostilité, ce qu'ont confirmé de façon frappante les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ainsi que la « guerre au terrorisme » qui les a suivis. Mais par ailleurs, dans ce même contexte, un certain nombre d'initiatives ont contribué à la reconstruction de sociétés suite à des conflits, grâce à des processus de vérité et de réconciliation. Des témoignages chrétiens sont nécessaires pour contribuer à établir la paix dans la justice partout où règnent la tension, la violence et le conflit. Dans le cadre des efforts faits par les Eglises pour instaurer la réconciliation et la paix, le Conseil oecuménique des Eglises a lancé la Décennie « vaincre la violence » (2001-2010).

Du fait de la domination exercée dans tous les domaines par les forces du marché mondial, les politiques économiques des pays riches ont des effets très importants - et souvent très néfastes - sur les pays plus pauvres, dont la plupart sont les victimes plutôt que les bénéficiaires du développement économique. Des lois commerciales inéquitables protègent les pays riches et excluent et exploitent les pays pauvres : beaucoup d'entre eux croulent sous des dettes dont le remboursement constitue un fardeau insupportable. Les programmes d'ajustement structurel imposés par des organismes mondiaux ne rendent guère hommage à la sagesse locale, et ce sont les pauvres qui en souffrent le plus. Dans ces conditions, la campagne d'annulation de la dette Jubilé 2000 a largement contribué à faire prendre conscience des déséquilibres qui caractérisent le commerce mondial et à peser sur les décisions du G 8. Il est nécessaire et urgent d'arriver à une authentique réconciliation qui implique la repentance des riches et qui apporte la justice aux pauvres.

Le réseau de communications mondiales procure des avantages à certains mais exclut d'autres personnes. Dans un sens, en augmentant les possibilités de dialogue et de coopération, il contribue à élargir les liens de communauté et aide les mouvements émergents qui poussent au changement. Pourtant, la culture de masse postmoderne que ce réseau diffuse apparaît souvent, dans la réalité, comme quelque chose qui menace les identités personnelles et nationales et qui contribue à accroître la fragmentation des sociétés. La mondialisation fait perdre leur famille et leurs racines locales à beaucoup de gens, en pousse beaucoup d'autres à la migration et provoque de nombreuses exclusions un peu partout. Beaucoup de gens ressentent le besoin de la présence affective des autres, la nécessité d'appartenir à un groupe, à une communauté. C'est dans tout cela que nous sommes appelés à être des communautés de réconciliation et de guérison.

Nous attendons de l'Esprit de Dieu qu'il nous guide, nous et toute la création, dans l'intégrité et l'intégralité, et qu'il nous donne les moyens de nous réconcilier avec Dieu et les uns avec les autres. Pourtant, en raison de la puissance et des vicissitudes des forces globales auxquelles nous sommes exposés, il n'a jamais été aussi difficile de discerner l'Esprit Saint dans les complexités du monde alors que nous sommes confrontés à des choix personnels et stratégiques difficiles dans le domaine de la mission. En 1996, lors de la précédente Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation qui a eu lieu à Salvador de Bahia (Brésil), on nous a rappelé comment les responsables de l'injustice économique ont bafoué les droits des populations autochtones et pillé les ressources que le créateur a données pour tous. Nous avons demandé pardon pour cela et nous avons recherché la réconciliation. A Salvador, affirmant que « l'Esprit répandu le jour de la Pentecôte permet à toutes les cultures d'exprimer dignement l'amour de Dieu » et qu'il « peut faire naître à la vie l'image de Dieu » chez des personnes appartenant à des groupes opprimés, nous nous sommes engagés à « rechercher des modèles de communauté différents, des systèmes économiques et des pratiques commerciales plus équitables, un usage plus responsable des médias et des politiques d'environnement plus justes »2.

Dans la postmodernité qui constitue notre environnement actuel, nous constatons une résurgence des religions, en particulier dans leurs formes conservatrices. Nous voyons également proliférer des nouveaux mouvements religieux et nous constatons que les gens ont soif d'expérience spirituelle. D'une part, la diversité des spiritualités auxquelles nous sommes exposés élargit l'horizon de notre conscience spirituelle et nous ouvre des perspectives nouvelles ; d'autre part, les problèmes créés par des modes agressifs d'activité missionnaire nous encouragent à rechercher, pour la mission, une spiritualité réconciliatrice.

Pour ce qui est de la religion chrétienne, si le nombre des fidèles continue à décliner dans certaines Eglises, il augmente rapidement dans d'autres. Le centre de gravité du christianisme s'est très nettement déplacé : il se trouve désormais dans les pays pauvres du monde et, de plus en plus, la foi s'exprime sous des formes charismatiques / pentecôtistes. La croissance rapide des Eglises pentecôtistes est un fait remarquable de notre époque, et son impact positif est une abondante source d'encouragement et d'espoir pour l'avenir de la foi chrétienne ; elle attire notre attention sur la théologie de l'Esprit Saint et sur la manière dont l'Esprit Saint ne cesse de renouveler l'Eglise en vue de sa mission à chaque époque. En même temps, cette croissance peut être source de tension et de fragmentation, ce qui nous ramène à l'étroit rapport entre l'Esprit et la réconciliation et la paix.

Depuis la Pentecôte, l'Esprit Saint pousse l'Eglise à proclamer Jésus Christ, et nous continuons à mettre en pratique le commandement de proclamer l'Evangile dans le monde entier. L'Esprit Saint a conféré l'onction au Fils de Dieu pour qu'il apporte la Bonne Nouvelle aux pauvres, et nous nous efforçons de poursuivre sa mission libératrice en luttant pour la justice aux côtés des victimes de l'oppression et de la marginalisation. Reconnaissant que l'Esprit de Dieu est présent dans la création depuis le début et qu'il nous précède dans notre mission et notre évangélisation, nous avons également affirmé la créativité de l'Esprit, exprimée dans des cultures diverses, et nous avons entamé des dialogues avec les adeptes d'autres religions. Et maintenant, face à la situation du monde que nous avons décrite, nous redécouvrons le ministère de l'Esprit : un ministère de réconciliation et de guérison.

2) Dieu qui réconcilie - Perspectives théologiques, bibliques et liturgiques sur la réconciliation

L'Esprit Saint et la réconciliation

La réconciliation est l'oeuvre du Dieu Trinitaire menant à son accomplissement le dessein ultime de Dieu : la création et le salut par Jésus Christ. « Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix » (Col 1,19-20). Le Dieu unique en trois Personnes exprime la nature même de la réconciliation que nous espérons : « La Trinité, source et image de notre existence, montre l'importance de la diversité, de l'altérité et des relations intrinsèques dans la constitution d'une communauté »3.

L'Esprit Saint donne à l'Eglise pouvoir de participer à cette oeuvre de réconciliation, ainsi que le dit le document Mission et évangélisation dans l'unité : « La mission de Dieu (missio Dei) est la source et le fondement de la mission de l'Eglise, corps du Christ. A travers le Christ dans l'Esprit Saint, Dieu demeure dans l'Eglise, transmettant son pouvoir et son énergie à ses membres »4. Le « ministère de l'Esprit » (2 Co 3,8) est un ministère de réconciliation, qui est rendu possible par Christ et qui nous est confié (cf. 2 Co 5,18-19).

Dans la puissance de l'Esprit Saint, l'Eglise koinonia - c'est-à-dire communion du Saint Esprit (cf. 2 Co 13,13) - devient toujours plus une communauté de guérison et de réconciliation qui partage les joies et les peines de ses membres et manifeste sa sollicitude pour ceux qui ont besoin de pardon et de réconciliation. D'après les Actes des apôtres (cf. 2,44-45 ; 4,32-37), les membres de l'Eglise primitive, née le jour de la Pentecôte, ont partagé leurs biens entre eux, ce qui souligne bien la corrélation entre la dimension « spirituelle » et la dimension « matérielle » de la mission chrétienne et de la vie de l'Eglise. Un aspect particulier du ministère capacitant de l'Esprit Saint est qu'il accorde aux chrétiens et aux communautés des dons charismatiques, dont celui de guérison (cf. 1 Co 12,9 ; Ac 3).

L'Eglise elle-même a besoin d'être toujours renouvelée par l'Esprit pour pouvoir discerner la volonté du Christ, mais aussi pour que l'Esprit la confonde en raison de la division et du péché qui sont en elle (cf. Jn 16,8-11). Cette repentance dans l'Eglise du Christ fait elle-même partie du ministère de réconciliation et du témoignage de réconciliation donné au monde.

L'Esprit Saint « souffle où il veut » (Jn 3,8) ; en ce sens, l'Esprit ne connaît pas de limites et touche des adeptes de toutes les religions mais aussi des gens sans appartenance religieuse - de plus en plus nombreux en ce temps de sécularisation. L'Eglise est appelée à discerner les signes de l'Esprit dans le monde et à témoigner du Christ dans la puissance de l'Esprit (cf. Ac 1,8), mais aussi à participer à toutes les formes de libération et de réconciliation (cf. 2 Co 5,18-19).

Dans les souffrances du temps présent, l'Esprit partage nos « gémissements » et les douleurs de l'enfantement de toute la création soumise à « l'esclavage de la corruption » (Rm 8,26, 21-22). C'est pourquoi nous attendons, dans l'espérance et la joie, la rédemption de nos corps (cf. Rm 8,23). L'Esprit qui « planait à la surface des eaux » (Gn 1,2) lors de la création a désormais fait sa demeure dans l'Eglise, il est à l'oeuvre dans le monde, souvent de manières mystérieuses et inconnues, et ce même Esprit participera à l'instauration de la vie nouvelle lorsque, à la fin, le Dieu Trinitaire sera tout en tous.

La réconciliation dans la Bible

La Bible abonde en récits de réconciliation. L'Ancien Testament raconte un certain nombre de conflits et d'affrontements entre frères, entre membres d'une même famille, entre tribus ; certains de ces récits se terminent par une réconciliation, d'autres non. L'Ancien Testament reconnaît donc la dimension de la violence, il la déplore et il souligne la nécessité et le pouvoir de la réconciliation. Les querelles de famille entre Jacob et Esaü (Gn 25,19-33,20) ou entre Joseph et ses frères (Gn 37-45) sont des exemples de conflits entre personnes - et peut-être aussi entre communautés. Ces récits illustrent également le pouvoir d'une attitude réconciliatrice chez les gens qui essaient de résoudre des conflits, d'abolir la haine et de soulager des injustices, réelles ou perçues, par la négociation, le pardon et la recherche d'une base commune et d'un avenir partagé. L'Ancien Testament évoque aussi, à de très nombreuses reprises, l'aliénation entre Dieu et le peuple de Dieu, ainsi que le désir et l'appel pressant de Dieu à la réconciliation et au rétablissement d'une relation brisée et rompue par l'orgueil de l'homme et par diverses formes de rébellion contre le Dieu de vie et de justice. On voit donc que la réconciliation est un thème récurrent des textes bibliques et du langage liturgique d'Israël - notamment des Psaumes, même si, en hébreu, il n'existe pas de terme spécifique pour dire « réconciliation ». Les livres appartenant à la tradition des lamentations, notamment les Lamentations de Jérémie et le Livre de Job, expriment d'une façon poignante l'aspiration des êtres humains à la réconciliation.

De même, la « réconciliation » est un concept récurrent dans le Nouveau Testament, même si le terme lui-même n'est pas très fréquemment employé. L'évangile de Jean exprime un souci particulier pour la vérité et la paix ; l'évangile de Luc associe étroitement le salut au ministère de guérison du Christ ; les Actes des apôtres racontent comment les païens et les juifs ont été réconciliés en une communauté unique. Et l'on constate que l'une des grandes préoccupations de Paul, tout au long de ses épîtres, est que ceux que Christ a réconciliés dans son corps ne soient pas divisés et que la vie en communauté soit l'expression première du dessein divin de réconcilier toutes choses ; il envisage l'unité en Christ non pas seulement des païens et des juifs, mais aussi celle des esclaves et des hommes libres, des femmes et des hommes (cf. Ga 3,28).

A l'exception de Mt 5,24, où il est question de la réconciliation entre des individus, nous ne trouvons les mots « réconciliation » et « réconcilier » - en grec katallaguè et katallassein - que dans les lettres de l'apôtre Paul (cf. 2 Co 5,17-20 ; Rm 5,10-11 ; 11,15 ; 1 Co 7,11 ; Ep 2,16 et Col 1,20-22). Mais l'apôtre y exprime ce thème avec tant de force qu'il apparaît comme un concept clé de l'identité chrétienne en général. Paul emploie le terme de « réconciliation » pour approfondir la nature de Dieu, pour éclairer le fait que l'Evangile est « bonne nouvelle » et pour expliquer le ministère et la mission de l'apôtre et de l'Eglise dans le monde. On voit ainsi que ce concept de « réconciliation » acquiert une portée très générale et sert à exprimer ce qui est au coeur de la foi chrétienne.

Dans l'emploi que Paul fait de ce concept de réconciliation, il convient de noter un certain nombre de traits particuliers :

1. La notion même de réconciliation présuppose un état de rupture de la communion : ce peuvent être l'aliénation, la séparation, l'inimitié, la haine, l'exclusion, la fragmentation, la perversion des relations ; elle implique également, en général, une certaine mesure d'injustice, de mal et de souffrance. Dans le langage ordinaire comme dans le langage biblique, la réconciliation exprime l'effort et la volonté de réparer ces relations brisées et perverties, de réédifier la communauté et de restaurer les relations.

2. Paul applique ce concept de réconciliation à la guérison des relations dans trois domaines de division et d'hostilité qui, s'ils sont distincts, se recoupent d'une certaine manière : réconciliation entre Dieu et les êtres humains, réconciliation entre différents groupes d'êtres humains et réconciliation du cosmos.

3. La réconciliation, c'est beaucoup plus que le redressement superficiel de distorsions, l'établissement d'un statu quo de coexistence ; la réconciliation vise à la transformation du présent, à un renouveau très en profondeur. La « paix » dont parle Paul est certainement la paix avec Dieu (cf. Rm 5,1-11), mais c'est aussi la transformation des relations humaines et l'édification d'une communauté. C'est la paix radicalement nouvelle entre païens et juifs rendue possible par le fait que Christ a « détruit le mur de séparation : la haine » (Ep 2,14). C'est aussi la transformation de toute la création dans une dynamique de paix, ainsi que cela est exprimé en Col 1,20, où Paul affirme que Christ a pu « tout réconcilier […] sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix ». Ce passage indique que, en fait, la réconciliation envisage une création nouvelle, ainsi que Paul le dit aussi, d'une manière très forte, en 2 Co 5,17. Cette catégorie de « création nouvelle » montre qu'il s'agit de quelque chose qui va beaucoup plus loin que le simple rétablissement de relations brisées. La réconciliation est une qualité d'être totalement nouvelle.

4. Pour Paul, c'est Dieu qui prend l'initiative de la réconciliation ; en outre, Dieu a déjà réalisé la réconciliation pour le monde : « C'était Dieu qui, en Christ, réconciliait le monde avec lui-même » (2 Co 5,19). Les êtres humains peuvent bien rechercher la réconciliation et exercer un ministère de réconciliation, mais l'initiative et l'efficacité de la réconciliation appartiennent à Dieu ; les êtres humains ne font que recevoir le don de réconciliation. Il est donc essentiel d'affirmer que la vie et le comportement chrétiens se fondent sur l'expérience de la réconciliation par l'intermédiaire de Dieu : les chrétiens découvrent ce que Dieu a déjà fait en Christ.

5. Le mode chrétien de réconciliation tel que présenté par Paul dans ses épîtres se fonde et est centré sur le récit de la passion, de la mort, de la résurrection et de l'ascension de Jésus Christ. L'incarnation de Jésus de Nazareth établit un lien entre la souffrance de Jésus, le Fils de Dieu, et les souffrances de toute l'humanité, et c'est donc une expression de la profonde solidarité de Dieu avec un monde souffrant, déchiré et torturé. En même temps, la croix est un signe que Dieu proteste contre cette souffrance ; en effet, la souffrance de Jésus de Nazareth est celle de la victime innocente : il a refusé de recourir à la violence, il a continué jusqu'au bout à aimer ses ennemis et il a fait de l'amour pour Dieu et ses soeurs et frères humains la préoccupation centrale de sa vie. L'acte barbare par lequel « le juste » a été rejeté du monde est, en soi, la condamnation d'un monde dans lequel les puissants semblent prévaloir contre les victimes. En Christ, dont les blessures nous ont guéris (cf. 1 P 2,24), nous voyons Dieu chercher à redresser les torts de ce monde par la force de l'amour avec lequel, dans son Fils, il s'est donné pour les autres, y compris pour les auteurs de la violence et de l'injustice.

6. C'est l'Esprit Saint qui donne aux hommes le pouvoir de participer à l'histoire de Dieu qui réconcilie le monde en Jésus Christ. En Rm 5, Paul évoque la manière dont Dieu réconcilie avec lui les pécheurs et même les ennemis de Dieu et les sans-Dieu, et il dit que « l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit Saint ». En Jésus Christ, qui a été ressuscité et est monté aux cieux, non seulement nous recevons le don de réconciliation mais encore nous sommes envoyés au service et pour le ministère du monde. C'est ce qu'expriment notamment, d'une part, l'enseignement éthique de Paul, qui demande instamment aux individus et aux communautés d'être des signes et des expressions de la réconciliation dont ils ont eux-mêmes bénéficié (cf. Rm 12,9-21), et, d'autre part, la manière dont Paul parle de sa propre mission, disant que le « ministère de la réconciliation » lui a été confié (2 Co 5,18). Aujourd'hui tout autant qu'à l'époque de Paul, les chrétiens sont appelés à participer à ce ministère de réconciliation - c'est-à-dire participer à l'oeuvre de réconciliation du Saint Esprit et étendre à toute l'humanité l'action réconciliatrice de Dieu.

Réconciliation dans la liturgie

La mission de l'Eglise, dans la puissance de l'Esprit, a sa source dans l'enseignement, la vie et l'oeuvre de notre Seigneur Jésus Christ. Mais il faut comprendre cela dans la perspective des attentes du judaïsme, au coeur desquelles il y avait l'idée de la venue d'un messie qui, « dans les derniers jours », établirait son royaume (cf. Jl 3,1 ; Es 2,2 ; 59,21 ; Ez 36,24 ; etc.) en rassemblant en un seul lieu tout le peuple affligé et dispersé de Dieu, réconcilié avec Dieu et devenant un seul corps uni autour de lui (cf. Mi 4,1-4 ; Es 2,2-4 ; Ps 147,2-3). Il est clairement dit dans l'évangile de Jean que le grand prêtre « fit cette prophétie qu'il fallait que Jésus meure pour la nation et non seulement pour elle mais pour réunir dans l'unité les enfants de Dieu qui sont dispersés » (Jn 11,51-52).

C'est cet enseignement de Jésus sur le Royaume de Dieu qui a servi de base au développement de la mission de l'Eglise. Les apôtres, et tous les chrétiens après eux, ont mandat de proclamer non pas un corpus de convictions et doctrines religieuses et de préceptes moraux, mais le Royaume qui vient, la bonne nouvelle d'une réalité nouvelle qui sera établie « dans les derniers temps ». Elle a pour centre le Christ crucifié et ressuscité, l'incarnation de Dieu Logos qui a fait sa demeure parmi nous, les êtres humains, et sa présence permanente, par l'Esprit Saint, dans une vie de communion, dans une vie de réconciliation universelle.

Cette réconciliation était concrètement vécue dans la liturgie - et plus précisément dans la vie « eucharistique » (au sens large) - de l'Eglise primitive. Il y avait des factions et des divisions au sein de la communauté chrétienne primitive, dont les membres cependant, réconciliés à Dieu par la grâce de notre Seigneur, percevaient l'obligation d'étendre cette réconciliation à la dimension horizontale, c'est-à-dire entre eux, du fait qu'ils étaient incorporés dans le peuple unique de Dieu par l'eucharistie, action identitaire importante qui était célébrée comme une manifestation (plus précisément : un avant-goût) du Royaume à venir. Ce n'est pas un hasard si la condition pour qu'un chrétien puisse participer à la Table du Seigneur était - et est encore - un acte conscient de réconciliation avec ses frères et soeurs par le « baiser de paix » (cf. Mt 5,23-24). En outre, il ne peut y avoir de Sainte Cène lorsque l'assemblée ne partage pas (cf. 1 Co 11,20-21).

Cet acte eucharistique n'était pas le seul rite liturgique de réconciliation du processus de guérison. Le baptême et l'acte de repentance étaient des signes communs d'incorporation au corps unique et dans l'Esprit (cf. Ep 4,4-5)5. Au départ, l'acte de confession, qui revêt un caractère sacramentel dans certaines Eglises, était considéré comme le processus nécessaire de réconciliation avec la communauté - un sacrement de réconciliation. Il y avait aussi l'acte - ou sacrement - d'onction en vue de la guérison. Pour de nombreuses Eglises, la Sainte Cène a elle-même une dimension thérapeutique. Ces exemples attirent notre attention sur l'importance de la réconciliation et de la guérison dans la vie et la mission de l'Eglise.

Le Royaume était donc symbolisé par la communauté, et cela a été le point de départ de la mission chrétienne, de l'exode de l'Eglise allant témoigner dans le monde. Les impératifs missiologiques de l'Eglise découlent précisément de cette conscience qu'a l'Eglise d'être un corps dynamique et collectif de croyants réconciliés, chargés de témoigner du Royaume à venir de Dieu. C'est en nous efforçant de manifester au monde le « ministère de réconciliation » (2 Co 5,18) que nous devenons une communauté « réconciliatrice ». Cette conception holistique de la mission implique l'engagement de proclamer l'Evangile : « L'évangélisation vise à édifier une communauté réconciliatrice et réconciliée (cf. 2 Co 5,19) tendue vers la plénitude du règne de Dieu, qui est ‘justice, paix et joie dans l'Esprit Saint' (Rm 14,17) ». A cette affirmation d'un document préparatoire de la Conférence de Salvador fait écho la récente déclaration du COE sur la mission : « Parler d'évangélisation signifie insister sur la proclamation de l'offre divine de liberté et de réconciliation, de même que sur l'invitation à rejoindre ceux qui obéissent au Christ et oeuvrent pour le Royaume de Dieu »6.

3) La mission de réconciliation et de guérison - objectif, processus et dynamique

La puissante convergence entre, d'une part, l'intérêt nouveau manifesté pour les ressources de réconciliation et de guérison qui se trouvent dans les Eglises et, d'autre part, la quête nouvelle de guérison et de réconciliation dans de nombreuses sociétés partout dans le monde nous a incités à repenser ce à quoi Dieu nous appelle aujourd'hui dans la mission. Nous rappelant que la réconciliation que nous avons reçue en Jésus Christ et qui est signifiée dans la communauté chrétienne nous a été confiée pour que, ambassadeurs du Christ (cf. 2 Co 5,18-20), nous en fassions profiter le monde, nous en sommes arrivés à considérer la mission comme oeuvre de réconciliation.

Pour nous permettre de mieux comprendre ce que peut signifier la participation à la mission divine de réconciliation, la section ci-après sera consacrée aux objectifs et processus de réconciliation et de guérison. On y trouvera des idées et réflexions générales sur la dynamique qui permet d'arriver à la réconciliation et à la guérison.

La réconciliation - Objectif et processus

La réconciliation, c'est la paix avec la justice. Son objectif ultime est d'établir la communauté, dans laquelle seront abolis le sectarisme et la division et où les gens vivront dans la tolérance et le respect mutuels. La réconciliation, c'est en particulier communiquer sans crainte les uns avec les autres ; elle implique la tolérance des autres, leur inclusion et leur respect. Une communauté est réconciliée lorsqu'on peut résoudre les différends par le dialogue et sans recourir à la violence.

La réconciliation, c'est d'abord quelque chose que l'on cherche à établir entre les individus, pour dépasser les divisions, l'inimitié et les conflits hérités du passé ; il s'agit ici d'étudier plus en profondeur la dynamique intérieure qui doit animer les deux parties - les victimes et les offenseurs. Mais il faut aussi qu'il y ait réconciliation entre les groupes ou communautés ; ici, il faudra s'intéresser plus particulièrement aux relations sociales et structurelles. Enfin, il est parfois nécessaire d'établir la réconciliation entre nations ; là, c'est toutes les structures des sociétés qu'il faudra prendre en considération. Dans le premier cas, la réconciliation entre individus, il s'agira souvent de rendre aux gens leur dignité et de réaffirmer leur humanité. Dans le second cas, la réconciliation se concentre sur la manière de vivre ensemble, tant en tant qu'êtres humains que dans le cadre de la création tout entière. Dans le troisième cas, celui des nations, il faudra s'intéresser, pour que la reconstruction soit possible, aux institutions de la société.

La réconciliation est à la fois un objectif et un processus. En tant qu'individus et en tant que sociétés, nous avons besoin d'une vision qui nous incite à poursuivre nos efforts pour avancer vers un état futur de paix et de bien-être. Mais, si nous ne comprenons pas le processus, nous risquons de perdre courage et d'oublier la raison d'être de ce que nous faisons. En pratique, nous n'arrêterons pas d'aller et venir entre l'objectif et le processus : tous deux sont en effet nécessaires pour la réconciliation et pour la guérison. Dans ce qui suit, nous allons nous concentrer sur le processus, et en particulier sur les questions et dynamiques personnelles et sociales, et sur l'éclairage et l'élan que la foi chrétienne nous donne pour progresser vers un état de réconciliation et de guérison.

Dynamique de réconciliation

Il ne suffit pas de lancer le processus de réconciliation : il faut en maintenir l'élan. Dans le cadre de ce processus, on fait souvent la distinction entre les victimes et les offenseurs. Il est parfois facile de distinguer et d'identifier les deux : c'est le cas par exemple, très souvent, des victimes d'un viol et de ceux qui le commettent. Mais, dans des conflits à plus grande échelle, les victimes peuvent, par la suite, devenir à leur tour des offenseurs et les offenseurs devenir des victimes ; de ce fait, classer les gens en catégories bien définies ne mène pas à grand-chose. Si la pratique chrétienne accorde une sollicitude particulière au sort des victimes, la réconciliation et la guérison exigent à la fois la restauration et la guérison de la victime et le repentir et la transformation de l'offenseur. Ce sont des choses qui ne se font pas toujours dans un ordre bien défini ; il n'en reste pas moins que devenir une « création nouvelle » (2 Co 5,17) implique une transformation des deux parties.

Il nous faut prêter une attention toute particulière à quatre aspects du processus de réconciliation et de guérison : la vérité, la mémoire, la justice et le pardon.

Il est souvent difficile d'établir la vérité sur le passé parce que les abus et les atrocités sont enveloppés de silence. La guérison exige que soit brisé ce silence et que la vérité puisse se faire jour. Cela permet la reconnaissance de ce qui a été caché.

Dans d'autres cas, celui par exemple d'un régime répressif, la vérité est systématiquement déformée. Le mensonge règne là où devrait résider la vérité ; dans de tels cas, il faut affirmer la vérité. Cela vaut en particulier lorsque l'on fait un emploi abusif du langage de la réconciliation. Dans certains cas, des offenseurs ont appelé à la « réconciliation » mais, pour eux, cela signifiait simplement que les victimes devaient oublier le mal qui leur avait été fait et que la vie devait continuer comme si de rien n'était. Dans de tels cas, le sens du mot « réconciliation » a été tellement perverti qu'on ne peut même plus l'utiliser. Dans d'autres cas, les offenseurs incitent à une « réconciliation » rapide afin de ne pas même avoir à prendre en considération les revendications des victimes ; c'est ainsi qu'ils peuvent donner à des chrétiens un sentiment de culpabilité pour n'être pas capables de pardonner rapidement. Il faut s'opposer à de tels emplois abusifs du concept de réconciliation.

Au niveau national, à la fin d'une longue période de conflits et de combats, des commissions « vérité et réconciliation » ont été mises en place pour essayer de faire la vérité sur les événement passés : la plus connue est peut-être celle qui a été instituée en Afrique du Sud. La nécessité de telles commissions montre bien à quel point il est difficile d'établir la vérité et combien celle-ci est importante pour la guérison et la réconciliation.

Dans de telles situations, la conception chrétienne de la vérité peut être très utile. L'Esprit de Dieu est vérité (cf. Jn 14, 7), et Jésus a prié pour que ses disciples soient consacrés par la vérité (cf. Jn 17,17). Il est parfois difficile d'établir la vérité, en particulier après des conflits ; savoir que Dieu est la source de la vérité nous amène à respecter la vérité.

La mémoire est étroitement liée à la vérité. Comment va-t-on évoquer le souvenir du passé, comment va-t-on en parler ? Si elle est authentique, la mémoire devrait permettre d'arriver à la vérité sur le passé. Souvent, il faudra guérir les souvenirs traumatisants d'actes de malfaisance ou d'atrocités avant de pouvoir en faire des éléments constitutifs d'un avenir différent. Guérir les mémoires, cela signifie éliminer la toxicité des souvenirs ; si l'on y arrive, les souvenirs cessent de faire de nous des otages du passé et nous sommes alors en mesure de créer un avenir qui exclura la possibilité que se reproduisent de tels actes.

Mais les souvenirs ne concernent pas uniquement le passé ; c'est sur eux que se fonde l'identité. La manière dont nous nous souvenons du passé va déterminer non seulement la manière dont nous allons vivre et entretenir des relations les uns avec les autres dans le présent, mais aussi la manière dont nous allons envisager l'avenir. C'est pour cette raison que la mémoire est au coeur du processus de réconciliation et de guérison.

Les souvenirs qui ne guérissent pas peuvent empêcher la réconciliation ; il faut parfois plus d'une génération pour que la guérison puisse s'effectuer. Dans certains cas, les victimes sont tellement enfoncées dans leurs souvenirs qu'il faut les aider à s'en libérer. Il arrive aussi parfois que des victimes ne veulent pas être guéries et qu'elles se servent de leurs souvenirs pour bloquer tout progrès. Ceux qui oeuvrent pour la réconciliation ont en particulier le devoir d'accompagner les victimes pour les aider à se libérer de souvenirs traumatisants.

Si l'on veut bâtir ensemble un avenir différent, il est souvent important de rétablir une mémoire qui a été supprimée ou faussée ; à titre d'exemples, on citera la publication des conclusions des commissions « vérité et réconciliation » (comme cela a été fait en Afrique du Sud) ou la collecte des souvenirs de ce qui s'est passé (comme cela a été fait au Guatemala). Rétablir la mémoire peut constituer une menace pour les offenseurs qui détiennent encore le pouvoir - ce que nous rappelle tragiquement l'assassinat de Mgr Gerardi, au Guatemala, après qu'il eut annoncé les conclusions d'un rapport allant dans ce sens.

Dans la pratique et le témoignage des chrétiens, il est essentiel de faire revivre la mémoire et de faire en sorte qu'elle nous aide à vivre au présent et à imaginer l'avenir. Nous célébrons l'Eucharistie pour rappeler ce qui est arrivé à Jésus : il a été trahi, il a souffert, il est mort et il a été ressuscité des morts. C'est la mémoire de ce que Dieu a fait dans l'histoire de Jésus qui nous donne l'espérance ; et c'est l'Esprit Saint qui nous donne les forces nécessaires dans notre oeuvre de réconciliation.

La justice est une dimension essentielle de l'oeuvre de réconciliation. La justice est nécessaire sous trois formes. D'abord, il y a la justice rétributive : les offenseurs doivent assumer les conséquences du mal qu'ils ont fait. Cela est important car cela permet à la fois de reconnaître qu'un mal a été commis et d'affirmer qu'on ne tolérera plus, à l'avenir, de tels méfaits. La justice rétributive devrait relever de la responsabilité de l'Etat légalement constitué. Les châtiments exercés en dehors de ce cadre peuvent être des abus de pouvoir ou des actes de pure et simple revanche ; aussi faudrait-il les éviter. Si l'Etat lui-même est impliqué dans la corruption, une justice rétributive peut éventuellement prendre la forme de contestations non violentes, ainsi que l'ont fait les « mères des disparus » en Argentine. Mais cela exige un sacrifice personnel important.

Ensuite, il y a la justice réparatrice : il s'agit de restituer aux victimes, soit directement, soit sous une forme symbolique, ce qui leur a été indûment enlevé ; il pourra s'agir soit de réparations, soit de compensations. Dans d'autres cas, par exemple lorsque l'offenseur ou la victime sont morts, il sera peut-être nécessaire de trouver d'autres moyens d'affirmer la réconciliation, sous la forme par exemple d'un mémorial public. Et, enfin, il y a la justice structurelle : il s'agit dans ce cas de réformer les institutions de la société pour empêcher qu'injustice puisse être faite à l'avenir. Il est souvent nécessaire d'accorder une attention toute particulière aux dimensions de justice réparatrice et de justice structurelle ; ainsi, pour établir la justice économique, il sera nécessaire de réformer les lois et mécanismes du commerce international. Pour assurer la justice dans les relations entre les sexes, il faudra accorder une plus grande attention aux contributions spécifiques que peuvent apporter les femmes pour vaincre l'injustice et maintenir des relations équitables. Il faudra aussi des réformes structurelles pour vaincre le sexisme et le racisme. On a vu aussi s'affirmer, au cours de ces dernières années, la nécessité d'une justice écologique.

Par la voix des prophètes d'autrefois, l'Esprit Saint s'est prononcé contre l'injustice ; il a conféré l'onction à Jésus afin qu'il apporte aux opprimés la délivrance (cf. Lc 4,18-19). Aujourd'hui encore, l'Esprit confère des dons de prophétie et de courage aux chrétiens qui s'efforcent, en particulier, de contribuer au processus de justice réparatrice et à l'adoption des réformes qu'exige la justice structurelle. De telles réformes de la société peuvent s'appuyer sur l'image de l'alliance que l'on trouve dans la Bible, qui implique notamment de manifester de la sollicitude pour tous et d'instaurer de justes relations entre Dieu et l'humanité. Une illustration particulière en est donnée par la collecte faite auprès des Eglises et que l'apôtre Paul apporte à Jérusalem afin que leur entraide puisse établir l'« égalité » entre les Eglises (cf. 2 Co 8,14).

Le pardon est souvent considéré comme une dimension spécifiquement religieuse de la réconciliation et de la guérison. Il faut bien se rendre compte que, pardonner, ce n'est pas approuver le mal qui a été fait par le passé ni même s'abstenir de châtier. Quand on pardonne, on reconnaît ce qui s'est passé autrefois, mais on s'efforce d'établir une relation différente à l'égard tant de l'offenseur que de l'acte commis. Si nous ne pardonnons pas, nous restons enfermés dans nos relations avec le passé et nous ne pouvons pas avoir un avenir qui soit différent.

Pour oeuvrer à l'instauration de la réconciliation au sein de la communauté humaine aujourd'hui, il ne suffit pas non plus de se contenter d'une vision chrétienne de l'ensemble : il faut aussi une interaction avec les différentes communautés de foi. Pour nous, chrétiens, cela implique que nous ayons une certaine idée de la manière dont les autres grandes traditions religieuses envisagent la guérison et l'intégralité : en effet, dans bien des cas, il nous faudra agir ensemble. Là aussi, nous, les chrétiens, devons être en mesure de faire connaître aux autres la contribution que nous pouvons apporter à cette entreprise commune. De nombreuses cultures disposent de ressources spirituelles et rituelles pour arriver à la réconciliation et à la guérison ; chaque fois que c'est possible, il faudra en tenir compte dans notre oeuvre de réconciliation.

Le pardon a une grande importance pour les chrétiens. Nous croyons que c'est Dieu qui pardonne les péchés (cf. Mc 2,7-12) ; lorsqu'il est venu parmi nous, Jésus a prêché le pardon des péchés (cf. Lc 24,47), il a souligné l'action gratuite de Dieu et la possibilité de surmonter le passé pour que soit possible un avenir différent. Lorsque des individus font personnellement l'expérience de l'acceptation et de la grâce, leur vie peut s'en trouver transformée : ils peuvent alors témoigner concrètement de l'amour pour leur prochain et transformer la société, ainsi que l'illustre l'histoire de Zachée (cf. Lc 19,1-10). Après sa résurrection, Jésus, avant de les envoyer pratiquer un ministère de pardon, a soufflé sur ses disciples pour leur faire recevoir l'Esprit Saint (cf. Jn 20,21-23).

Le pardon accordé par Dieu est nécessairement associé à celui que nous sommes disposés à accorder aux autres (cf. Mt 6,12 et 14-15). C'est pour cela que les chrétiens disent souvent qu'il nous faut « pardonner et oublier ». Mais ce n'est pas ce que dit la Bible : on ne peut jamais oublier le mal qui a été fait, comme si rien ne s'était passé. Demander cela aux victimes, ce serait les avilir une fois encore. Nous ne pouvons jamais oublier ; par contre, nous pouvons nous souvenir d'une manière différente, d'une manière qui permette que s'établisse une relation différente tant avec le passé qu'avec l'offenseur. C'est à cela que nous sommes appelés en tant que chrétiens.

La réconciliation et la guérisons sont des objectifs que nous poursuivons ; lorsque nous employons un langage biblique, nous disons qu'ils sont shalom ou le Royaume de Dieu. Dans un langage contemporain, nous parlons aussi de la vision de la justice, de la paix et de l'intégrité de la création. En d'autres termes, il faut que la guérison et la réconciliation s'adressent à l'ensemble de la création de Dieu. Au stade actuel de l'histoire, nous ne pouvons en donner une description complète ni l'imaginer dans sa totalité ; pourtant, c'est ce que nous devons essayer de faire car c'est ainsi que nous renouvelons l'espérance. A vrai dire, pour instaurer la réconciliation et la guérison dans notre monde, il nous faut sans cesse voir dans la réconciliation à la fois un objectif à atteindre et le processus qui permet de l'atteindre. C'est une entreprise qui, nécessairement, prend du temps et n'est pas facile, et on ne peut la poursuivre que dans l'esprit de cet amour qui « excuse tout, croit tout, espère tout, endure tout » (1 Co 13,7). Dans ce processus, nous ne perdons pas espoir ; en même temps, c'est en lui que nous focalisons notre participation à l'oeuvre de réconciliation et de guérison de l'Esprit Saint dans la création tout entière.

4) La réconciliation : mission de l'Eglise

L'Esprit Saint transforme l'Eglise et lui permet d'être missionnaire. « L'Esprit Saint transforme les chrétiens en témoins vivants, courageux et hardis (cf. Actes 1,8) ». Aussi la mission est-elle pour l'Eglise non pas une option, mais un impératif : « La mission a une importance fondamentale pour la foi et la théologie chrétiennes. Elle n'est pas une option, mais plutôt une vocation d'ordre existentiel. La mission fait partie de l'être même de l'Eglise et de tous les chrétiens et elle le conditionne ». Par nature, l'Eglise est appelée à participer à la mission de Dieu : « A travers le Christ dans l'Esprit Saint […], la participation à la mission de Dieu devrait […] être naturelle pour tous les chrétiens et toutes les Eglises ».7

La mission de l'Eglise dans la puissance de l'Esprit Saint consiste à oeuvrer pour la réconciliation et la guérison dans un monde déchiré. La réconciliation constitue une caractéristique et un point focal importants de la mission de Dieu et, par conséquent, de la mission de l'Eglise : « L'Eglise est envoyée dans le monde pour appeler les hommes et les nations à la repentance, pour leur annoncer le pardon des péchés et une vie renouvelée par Jésus Christ dans leurs relations avec Dieu et leurs prochains »8. La réconciliation, c'est l'établissement du shalom, c'est-à-dire la création - ou re-création - de relations harmonieuses de justice. C'est un processus holistique, dont Dieu est l'initiateur et qui s'étend à toute la création, tant humaine que non humaine. Nous qui, avec toute la création, nous efforçons de nous libérer « de l'esclavage de la corruption, […] l'Esprit vient en aide à notre faiblesse [et] intercède pour nous en gémissements inexprimables » (Rm 8,22-26). Une caractéristique du monde actuel est la rupture des relations et, dans ce contexte, l'Eglise, au nom de la totalité de l'ordre créé, est particulièrement appelée à saisir plus en profondeur, dans sa vie et son ministère, le don de la réconciliation de Dieu.

Rupture des relations et réconciliation

Il y a rupture des relations, en premier lieu, entre Dieu et l'humanité. L'évangile de réconciliation est un appel à se tourner vers Dieu, à se convertir à Dieu et à renouveler notre foi en Celui qui, en permanence, nous invite à être en communion avec Dieu, les uns avec les autres et avec toute la création. Nous nous réjouissons de ce que, par notre Seigneur Jésus Christ, cette réconciliation a été rendue possible : « Nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation » (Rm 5,11). Nous sommes appelés à étendre cette réconciliation au reste du monde dans la mission et à associer nos efforts à l'action de l'Esprit de Dieu dans la création.

Ce que nous constatons aujourd'hui au coeur de notre monde déchiré, c'est la distorsion et la destruction du lien intégral qui existait, dans l'ordre divin, entre l'humanité et le reste de la création. Du fait que, dans la création, l'être humain a séparé à son profit exclusif l'humain du non-humain, certaines parties de l'humanité ont eu tendance à conquérir et à détruire la nature. On peut attribuer une bonne part de la crise écologique que nous connaissons actuellement à un manque de respect pour la vie et pour l'intégrité de la création. Ce qu'envisagent les chrétiens, c'est une guérison écologique - une « écociliation » -, à savoir la réconciliation de toutes choses, « sur la terre et dans les cieux » (Col 1,20). Dans le Symbole de Nicée-Constantinople, nous confessons que l'Esprit est « Seigneur et source de vie ». La mission dans l'Esprit impose une perspective nouvelle : une approche biocentrique qui permettra à la terre de porter du fruit en abondance et de nourrir les communautés humaines. Ce modèle de réconciliation et de guérison cosmiques constitue une solide base sur laquelle édifier la réconciliation dans l'humanité.

Mais cet état de rupture, nous le constatons aussi dans les relations entre les êtres humains : l'image de Dieu est brouillée par l'aliénation et la haine, et cela est fréquemment en rapport avec les structures de pouvoir. Concrètement, cela se traduit par des discriminations fondées sur la caste, la race, le sexe, la religion, l'orientation sexuelle et le statut socio-économique. Dans ce contexte, considérée dans sa dimension de réconciliation et de guérison, la mission consiste à dépasser et transcender de telles frontières et, ce faisant, à faire retrouver la conscience de l'image de Dieu dans l'humanité. En pratique, la mission de l'Eglise consiste à tout faire pour détruire ces murs de séparation, tant à l'intérieur des Eglises qu'en dehors d'elles. Cela signifie participer aux entreprises oecuméniques qui visent à la réconciliation dans les Eglises et entre elles, et participer aussi aux luttes de tous ceux qui s'efforcent de reconstruire la société sur la base de la justice et des droits humains. Il y a, dans le corps du Christ, une multiplicité de dons spirituels (cf. 1 Co 12,8-10 ; Rm 12,6-8) ; s'ils sont exercés par amour (cf. 1 Co 13,1-3 ; Rm 12,9-10), ces dons édifient la communauté et expriment son unité réconciliée dans la diversité.

Dans les situations où coexistent des victimes et des auteurs d'injustice et d'exploitation, l'Eglise a, dans le cadre de sa mission, un rôle particulier à jouer : il s'agit de bâtir des ponts - entre les riches et les pauvres, les femmes et les hommes, les blancs et les noirs, etc. On a dit de l'Esprit Saint qu'il était le « Dieu-Intermédiaire » en raison du rôle qu'il joue dans la création et le maintien de la communion (cf. Ep 2,18 ; 4,3 ; voir aussi John V. Taylor9). Il ne s'agit pas de considérer cette position d'« intermédiaire » comme étant de valeur neutre ; il faut plutôt y voir une position qui implique des risques et des épreuves. Tout en prenant le parti des victimes, l'Eglise a également la mission de s'adresser aux offenseurs pour leur faire entendre les impératifs de l'Evangile. Dans sa dimension d'« intermédiarité », la mission consiste, d'une part, à donner, en les accompagnant, du pouvoir à ceux qui n'en ont pas et, d'autre part, à convaincre ceux qui ont fait le mal de se repentir. En ce sens, la mission devient une mission de don mutuel de vie.

Il faut enfin constater que, de nos jours, cet état de fracture est aussi, malheureusement, une caractéristique de l'Eglise. Les divisions - tant doctrinales que non théologiques - entre Eglises constituent un défi que doit relever la mission de réconciliation et de guérison. Une Eglise divisée est une aberration du corps du Christ (cf. 1 Co 1,13) et elle afflige le Saint Esprit (cf. Ep 4,25-32). Si les Eglises ne sont pas capables de se réconcilier entre elles, elles ne répondent pas à l'appel de l'Evangile et leur témoignage ne sera pas crédible. « Envoyée dans un monde qui a besoin d'unité et d'une plus grande interdépendance face à la fragmentation et à la concurrence qui caractérisent la communauté humaine, l'Eglise est appelée à être signe et instrument de l'amour réconciliateur de Dieu […] Les divisions entre chrétiens constituent un contre-témoignage du Christ et elles contredisent leur témoignage de la réconciliation en Christ »10. Les Eglises se sont beaucoup rapprochées sur les questions du baptême, de l'eucharistie et du ministère ainsi que du témoignage commun. L'évangile de réconciliation ne pourra être propagé dans son intégrité que dans la mesure où l'Eglise sera une communauté de réconciliation et de guérison.

Si la réconciliation doit être à la fois l'objectif et le processus de la mission, il est impératif que l'Eglise relise son passé et se livre à une introspection et à un examen de conscience portant sur sa mission dans le monde. Pour être crédible dans sa mission, l'Eglise doit commencer par confesser que sa mission n'a pas toujours été le reflet de la mission que Dieu voulait pour elle et qu'il poursuit dans le monde par l'oeuvre et le ministère de l'Esprit Saint (missio Dei). Si nous avons proclamé l'amour de Dieu tout en haïssant notre frère ou notre soeur, nous sommes des menteurs (cf. 1 Jn 4,20). L'Eglise est appelée à la repentance ou à la conversion (métanoïa ) pour les cas où l'entreprise missionnaire chrétienne a été - ou est encore - complice d'une entreprise coloniale impériale qui se traduit par des croisades violentes, la destruction de cultures et religions autochtones, la fragmentation de communautés et même la division entre chrétiens. Se repentir, c'est confesser le péché de colonisation violente au nom de l'Evangile. Cela est important pour la « guérison des mémoires », laquelle est partie intégrante de la mission de réconciliation et de guérison. L'Eglise doit s'occuper de guérir les blessures du passé (cf. Jr 6,14-15). En confessant ces péchés, nous reconnaissons aussi qu'une bonne part de la mission chrétienne authentique s'est faite - et se fait encore - dans un esprit de paix et de réconciliation. Les fruits d'une telle mission sont la paix en Dieu, des vies guéries, des communautés restaurées ainsi que la libération socio-économique de populations marginalisées.

Spiritualité de réconciliation

Dans ses dimensions de réconciliation et de guérison, la mission implique l'existence d'une spiritualité correspondante : une spiritualité guérissante, transformatrice, libératrice qui favorise l'établissement de relations de respect mutuel. Une authentique spiritualité de réconciliation et de guérison reflètera l'interaction entre la foi et la praxis que constitue le témoignage (martyria). Le témoignage présuppose une spiritualité d'examen de conscience et de confession des péchés (metanoia) qui mène à la proclamation (kerygma) de l'Evangile de réconciliation, au service (diakonia) dans l'amour, au culte (leiturgia) dans la vérité et à l'enseignement de la justice. L'exercice de ces dons spirituels édifie des communautés réconciliées (koinonia)11.

La spiritualité de réconciliation est une spiritualité d'humilité et de renoncement ou dépouillement de soi (kenosis ; cf. Ph 2,7) ; en même temps, c'est une expérience vécue de la puissance sanctifiante et transformatrice de l'Esprit Saint. S'efforçant de réconcilier les juifs, les païens et d'autres factions, l'apôtre Paul déclarait que la puissance de Dieu donnait toute sa mesure dans la faiblesse (cf. 2 Co 12,9 ; 1 Co 2,3-5). La spiritualité de réconciliation est la spiritualité à la fois de la Passion et de la Pentecôte. Dans le contexte global du retour de l'impérialisme - surtout sous la forme de la puissance hégémonique de la mondialisation -, cette spiritualité de kénose s'adresse tant aux victimes qu'aux auteurs de la violence et de l'injustice systémiques. Le trésor que nous avons, « nous le portons dans des vases d'argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous » (2 Co 4,7). Une fois encore, dans ce contexte, l'Eglise a pour mission d'être dans l'« intermédiarité » - entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui n'en ont pas - afin de donner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas et d'appeler les puissants à se dépouiller de leur pouvoir et de leurs privilèges au profit de ceux qui en sont dépourvus. La spiritualité de réconciliation remet aussi en cause les structures de pouvoir des communautés locales - y compris des Eglises.

Une spiritualité de kénose, c'est aussi une spiritualité du portement de la croix. L'Eglise est appelée à porter la croix de Jésus Christ en se rangeant aux côtés de ceux qui souffrent. Par exemple, le Programme oecuménique d'accompagnement en Palestine et en Israël vise à être aux côtés des Palestiniens et des Israéliens qui, par leurs actions non violentes et des interventions concertées de défense des droits, visent à mettre fin à l'occupation. Une telle spiritualité de résistance non violente fait partie intégrante de la réconciliation et de la guérison à une époque où les pauvres et les exclus continuent à être exploités. Dans ces situations d'oppression, de discrimination et de mal, comme dans d'autres, la croix du Christ est puissance de Dieu pour le salut (cf. 1 Co 1,18).

Les sacrements et la vie liturgique de l'Eglise sont des expressions symboliques de cette mission de réconciliation et de guérison. Le baptême est un acte de participation à la mort et à la résurrection de Jésus Christ ; il est symbolique de la spiritualité du portement de la croix, laquelle est à la fois mourir à soi-même (cf. Mc 8,34 et parallèles) et être élevé à la vie (cf. Jn 3,14 ; etc.). L'Eucharistie est un acte sacramentel de guérison, un acte de souvenir et une réitération de l'acte par lequel le corps du Christ a été brisé pour la réconciliation du cosmos tout entier. Le pain de Dieu, qui descend du ciel, donne la vie au monde (cf. Jn 6,33). Le partage du pain et du vin entre tous symbolise la redistribution des richesses et l'égalité dans le royaume que Jésus Christ a proclamé. Dans la prière, l'Eglise intercède auprès de Dieu pour le monde, elle se tient en état d'« intermédiarité », avec la certitude que Dieu apportera la réconciliation et la guérison. Lorsqu'elle prêche la Parole, l'Eglise apporte le réconfort à ceux qui sont méprisés, elle proclame la vérité et la justice et elle appelle tous les êtres humains au repentir et au pardon. Le culte de l'Eglise est lui-même, à l'égard du monde, un témoignage de la réconciliation en Christ ; dans la puissance de l'Esprit, l'Eglise vit concrètement ce témoignage eucharistique dans sa vie quotidienne.

La foi et les traditions chrétiennes ne sont pas les seules à disposer de ressources spirituelles pour la réconciliation et la guérison, et cela nous oblige à étudier sérieusement la dimension des relations avec les autres religions dans le cadre de la mission. En effet, on ne saurait atteindre à la réconciliation et à la guérison dans un sens holistique en l'absence de réconciliation entre les différentes religions et cultures. Ainsi que nous l'avons dit, dans la mesure où ils adoptent des comportements méprisants à l'égard d'autres religions et cultures et prétendent posséder l'exclusivité de la vérité, les projet impérialistes de mission et d'évangélisation attisent l'hostilité entre les communautés qui se réclament de différentes religions. Lorsque c'est le cas, il est indispensable que l'Eglise chrétienne fasse acte de confession, ce qui implique qu'elle offre une réparation aux victimes de cette forme de mission. Cela peut consister notamment à apprécier la valeur des ressources spirituelles existant dans d'autres religions et cultures et à en tirer des leçons. Il existe, notamment parmi les communautés autochtones, d'autres traditions et expériences de guérison et de réconciliation qui sont d'une grande valeur.

La récente déclaration oecuménique sur le dialogue nous rappelle que « le dialogue interreligieux n'est pas un instrument capable de résoudre instantanément les problèmes d'urgence ». Il arrive cependant que, en temps de conflit, les relations tissées au fil d'un dialogue patient en temps de paix aident à empêcher que la religion ne soit employée comme arme et que, dans bien des cas, elles préparent la voie à des initiatives de médiation et de réconciliation12. Tout dialogue présuppose une reconnaissance mutuelle, il exprime qu'on a la volonté de se réconcilier et le désir de vivre ensemble. Un processus de dialogue peut instaurer la confiance et permettre un témoignage mutuel ; dans ce cas, le dialogue peut être un moyen de guérison. Pourtant, aussi important que soit le dialogue, il faudra parfois, avant de pouvoir l'entamer, aborder les problèmes de la vérité, de la mémoire, de la justice et du pardon. L'« intermédiarité » de la pratique missionnaire signifie que, dans certains cas, il faut d'abord recourir à la puissance prophétique de l'Evangile pour critiquer des pratiques et croyances religieuses qui favorisent l'injustice et pour susciter la repentance.

Le ministère de l'Esprit Saint - auquel l'Eglise a le privilège de participer - consiste à guérir et réconcilier un monde déchiré. Pour exercer cette mission avec intégrité, l'Eglise doit être une communauté qui vit effectivement l'expérience de la réconciliation et de la guérison en Christ. La spiritualité de réconciliation consiste à se dépouiller et à porter la croix afin que la puissance salvifique de Dieu puisse être démontrée. L'Esprit Saint accorde à l'Eglise des dons et des ressources pour qu'elle puisse exercer ce ministère et, dans l'esprit du dialogue, les chrétiens sont disposés à apprécier les ressources qu'y apportent les représentants d'autres religions. La mission de l'Eglise consiste à intervenir comme intermédiaire entre les parties aliénées ou en conflit. Cela signifie qu'elle doit les accompagner dans leurs luttes et, en même temps, contester les forces d'injustice et de violence afin que s'établisse la réconciliation. A terme, il s'agit d'édifier des communautés de réconciliation et de guérison qui, dans leur engagement et dans leur ministère concret, seront elles-mêmes missionnaires.

5) S'équiper pour la réconciliation : vision, pédagogie et pastoralia

Ce qui inspire notre mission de réconciliation, c'est la vision évangélique de la paix sur la terre (cf. Lc 2,14). Lorsque, en paroles et en actes, notre Seigneur Jésus Christ a prêché le Royaume de Dieu, il nous a montré ce à quoi ressemble le Royaume de Dieu : c'est le royaume de la vérité et de la justice, de la repentance et du pardon, où les premiers sont les derniers et où les chefs sont serviteurs de tous. Dans les épîtres, les apôtres ont enseigné aux Eglises comment être des communautés de réconciliation, et celles-ci donnent « le fruit de l'Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Les membres de ces communautés sont appelés à s'aimer les uns les autres, à vivre en paix les uns avec les autres et à bénir ceux qui les persécutent, laissant la vengeance à Dieu (cf. Rm 12,9-21). Dans l'Apocalypse, saint Jean présente la vision qui lui est donnée du ciel nouveau et de la terre nouvelle, de la nouvelle création qui est l'oeuvre de l'action réconciliatrice de Dieu en Christ (cf. Ap 21,1-5 ; 2 Co 5,17-18). La nouvelle Jérusalem est la cité réconciliée où Dieu demeure avec son peuple ; dans cette cité, il n'y a plus ni deuil, ni cri, ni souffrance parce que justice a été faite. Il n'y a plus non plus de ténèbres parce que tout baigne dans la lumière de la gloire de Dieu. Au centre de cette cité coule le fleuve de vie pour la guérison des nations (cf. Ap 21,1 - 22,5).

Pourtant, bien des gens ont proclamé la paix alors qu'il n'y avait pas de paix, et ils n'ont traité que superficiellement les profondes blessures causées par la rupture des relations et l'injustice (cf. Jr 6,14). Une approche pédagogique et pastorale de la mission doit prendre en compte le fait que le ministère de guérison et de réconciliation est un processus en profondeur, qu'il prend beaucoup de temps et que, en conséquence, il requiert des stratégies à long terme (cf. Rm 8,25). Dès lors que l'Eglise croit que la mission appartient à Dieu et qu'il ne s'agit pas d'une activité frénétique dont elle prend l'initiative, sa mission est tendue vers un objectif à long terme : créer des communautés de réconciliation et de guérison. Si nous voulons que notre espérance se réalise, il faut faire preuve de patience et de sensibilité pastorale et disposer d'une méthode pédagogique appropriée.

Un élément clé de ce processus pédagogique, c'est la conscience que nous avons d'être humains. Les êtres humains sont, par essence, des êtres en relation, liés les uns aux autres et actifs dans le tissu de la vie. Pour notre survie, nous dépendons les uns des autres et, par conséquent, il nous faut vivre dans des relations justes, fondées sur la confiance, et édifier des communautés de réconciliation et de guérison. Dans la perspective d'une anthropologie chrétienne, les êtres humains sont également des êtres pardonnés - pardonnés par Dieu. S'il constitue une catégorie théologique, le pardon a également des ramifications dans le domaine de l'éthique. Le ministère de réconciliation et de guérison par le pardon implique, outre la justice, de dire la vérité. En d'autres termes, la pédagogie de la justice est ce qui fait du pardon un concept radical. Un pardon qui sape la justice, ce n'est pas un pardon chrétien. La sequela Christi, qui exige un effort douloureux et qui est partie intégrante du ministère de guérison et de réconciliation, doit tendre vers la justice.

Du point de vue pastoral, les modes d'expression de la mission chrétienne sont la compassion pour ceux qui sont brisés et le souci d'une vie dans toute sa plénitude. L'une des plus importantes sources d'enseignement sur ce ministère, c'est l'immense richesse de l'expérience quotidienne des gens, en particulier des pauvres et des vulnérables. La meilleure voie d'apprentissage, pour l'Eglise, consiste peut-être à participer à l'expérience vécue des gens, à leurs luttes pour affirmer la vie partout où elle est refusée. Cette pédagogie du partage des mémoires permettra à l'Eglise d'accomplir efficacement sa mission.

S'équiper pour la mission dans un paradigme de réconciliation a des implications importantes pour les modèles existants de l'enseignement de la théologie ainsi que de l'éducation et de la formation à la mission. Infuser à l'Eglise une pédagogie de justice et une théologie pastorale centrée sur la compassion, cela va, à certains égards, remettre en question l'enseignement donné, tant dans sa forme que sur le fond. Il faudra toujours que les chrétiens qui vont assumer un ministère de réconciliation connaissent la langue, la culture et les traditions religieuses, une connaissance qui les aidera à entrer dans l'expérience des autres et à se mettre à leur service. Cependant, il est tout aussi important que nous ayons une théologie et une spiritualité de la réconciliation : il nous faut, ensemble, définir théologiquement la manière dont Dieu effectue la réconciliation dans le monde et le rôle qu'y jouent les chrétiens. Il faut que l'Eglise apprenne et enseigne la dynamique et les processus de la réconciliation ainsi que l'importance des différentes dimensions du ministère de réconciliation : établir la vérité, guérir les mémoires, rendre justice, recevoir le pardon et pardonner aux autres. Pour dépasser la culture contemporaine de la violence et dénoncer le mythe de la violence rédemptrice, l'Eglise doit démontrer, dans sa vie et son témoignage, que l'on parvient à la justice et à la rédemption par une résistance non violente. Mais, pour cela, il faut une spiritualité de la réconciliation fondée sur la kénose et le portement de la croix au nom de la justice. Il nous incombe aussi d'employer et de développer les dons spirituels qui, s'ils sont utilisés dans un esprit d'amour, vont édifier la communauté et vaincre la division et la haine (cf. 1 Co 12,8-10 ; 13,1-3 ; voir aussi Rm 12,6-10).

Le thème principal de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation de 2005 : « Viens, Esprit Saint - guéris et réconcilie » attire notre attention sur la mission de l'Esprit. Selon l'évangile de saint Jean, l'Esprit Saint est envoyé par le Père pour être Paraclet, pour nous accompagner dans notre monde caractérisé par la solitude et la fragmentation. L'Esprit, l'Intercesseur, se trouve dans l'« intermédiarité », se faisant l'intermédiaire entre le Père, le Fils et toute la création. Ce Paraclet est l'Esprit de vérité qui nous guide vers la vérité tout entière et qui interprète pour nous les enseignements de Jésus. L'Esprit Saint nous unit à Dieu Père et Fils et nous fait entrer dans la missio Dei : apporter la vie au monde. L'Esprit nous enseigne à demeurer en Christ et à nous aimer les uns les autres, témoignant ainsi de l'amour du Christ. Là où règne la haine, l'Esprit nous réconforte et nous donne le courage de prononcer et proclamer la Parole de Dieu. Le Paraclet prend le parti de ceux qui souffrent et il « confond le monde en matière de péché, de justice et de jugement » (Jn 16,8). L'Esprit, qui est notre conseiller, est l'Esprit de paix dans un monde violent (cf. Jn 14,15 - 16,15).

Le Paraclet donne à l'Eglise, pour son ministère de réconciliation, un modèle et un canal. L'Esprit Saint guérit et réconcilie en venant inspirer, éclairer et dynamiser l'Eglise. C'est l'Esprit qui nous permet d'affirmer ce qui est vrai et, en même temps, de discerner ce qui est faux et mauvais. L'Esprit nous relie tous ensemble et, dans l'Esprit, nous vivons une communion authentique, nous devenons une communauté fraternelle (cf. 2 Co 13,13). Si, pendant quelque temps encore, nous gémissons comme une femme dans les douleurs de l'enfantement, l'Esprit est notre sage-femme ; et nous croyons que, une fois notre mission accomplie, notre affliction se transformera en joie pour la vie nouvelle de réconciliation (cf. Jn 16,20-22 ; Rm 8,18-25).

6) Quelques questions pour pousser plus avant notre étude et notre discussion

Le présent texte, qui s'efforce de présenter une théologie de la mission considérée comme oeuvre de réconciliation, pose un certain nombre de questions sur lesquelles il faudra se pencher plus attentivement et plus en détail, et notamment celles-ci :

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Quelles sont les implications pratiques de l'appel à la réconciliation économique ?

Quels sont les processus qui, dans le contexte actuel, peuvent apporter la réconciliation entre musulmans et chrétiens ?

Quelles sont les contributions qu'apportent à la théologie missionnaire de réconciliation la pensée et l'expérience des mouvements pentecôtistes en rapide croissance ?

De quelles manières la théologie du Saint Esprit (pneumatologie) peut-elle nous aider à réfléchir plus avant sur la réconciliation et à la pratiquer ?

Quels sont les changements que la mission, considérée comme oeuvre de réconciliation, pourrait apporter aux paradigmes actuels de la mission ? En particulier, qu'est-ce que cette conception signifie pour la notion de conversion ?

Comment communiquer efficacement, à ceux qui emploient des méthodes missionnaires agressives, l'importance de l'esprit de réconciliation dans la mission ?

Comment fonder et développer des manières appropriées de donner aux Eglises locales les moyens de devenir des communautés de réconciliation et de guérison ?

Comment les Eglises peuvent-elles soutenir ceux qui ont une vocation particulière et des dons spéciaux pour le ministère de réconciliation ?

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Notes

1 La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui ; document d'étude adopté par la Commission de mission et d'évangélisation du COE lors de sa réunion de l'an 2000. Ce document a été quelque peu révisé avant d'être présenté comme Document préparatoire n° 1 de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation. On peut le consulter sur le site de la conférence à l'adresse suivante : www.mission2005.org.

2 Christopher Duraisingh (dir.) : Called to One Hope. The Gospel in Diverse Cultures, Geneva, WCC, 1998, pp. 27 and 28. Acts of commitment of the 1996 world mission conference in Salvador de Bahia, Brazil. Les actes d'engagement ont été publiés en français sous forme de tiré à part, sous le titre « Message de la Conférence et actes d'engagement ».

3 La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 39.

4 Ibid., § 13.

5 La Commission de Foi et constitution et le Groupe mixte de travail de l'Eglise catholique romaine et du COE accordent une place importante, dans leurs programmes de travail respectifs, à la question du baptême.

6 COE, Unité II : Les Eglises en mission - Education, santé, témoignage : Documents préparatoires aux travaux en sections, Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation - Salvador de Bahia, 1996, COE, Genève 1996, p. 19. La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 62

7 Trois citations de : La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), §§ 13, 9 et 13.

8 Ibid., § 14.

9 John V. Taylor : The Go-Between God: the Holy Spirit and Christian Mission, SCM, Londres 1972.

10 « Le défi du prosélytisme et l'appel au témoignage commun », Annexe C du 7e Rapport du Groupe mixte de travail ECR/COE, Genève-Rome 1998, §§ 8 et 9.

11 Cf. La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 7.

12 Considérations oecuméniques sur le dialogue et les relations avec les autres religions - Le point sur 30 ans de dialogue : révision des lignes directrices de 1979, COE, Genève 2003, § 28.