La mission, ministère de réconciliation

<typohead type="2" align="right">Document préparatoire n° 10</typohead>

Introduction

Leprésent document présente un certain nombre deréflexions, d'un point de vue oecuménique,sur la mission considéréecomme ministère de réconciliation ;c'est, pour la Commission de mission et d'évangélisation,du Conseil oecuménique des Eglises, un document deréflexion et d'étude qui s'inscrit dans lapréparation à la Conférence mondiale sur lamission et l'évangélisation qui doit avoir lieu àAthènes en mai 2005. Ce document est une version réviséeet remaniée d'un précédent document,publié en 2004 : le document préparatoire n°4. Cette nouvelle version tient compte de multiples réactionset suggestions reçues ainsi que des conclusions de discussionsqui ont eu lieu octobre dernier au cours de la réunion de laCommission elle-même. La présente version, terminéeen janvier 2005, est le fruit des travaux d'un petit groupe derédaction nommé par cette Commission. Avec le documentintitulé : La mission de guérison del'Eglise (documentpréparatoire n° 11), elle présente une synthèsede l'état actuel des discussions, au COE, sur la missionconsidérée comme ministère de guérison etde réconciliation. Cela dit, aucun de ces deux documents nereprésente une position officielle du COE. Ils n'ont pasété adoptés par l'un quelconque de sesorganes directeurs. Ils sont proposés à titre dedocuments de référence pour la réflexion etl'étude sur le sens et l'importance de la missionau début du 21e siècle. N'hésitezpas à nous envoyer vos réactions et contributions,adressées à :

Pasteur Jacques Matthey, chargéde programme
Equipe « Mission etévangélisation »
Conseil oecuménique desEglises
Genève,février 2005

<typohead type="1">La mission, ministère de réconciliation</typohead>

1) Mission et réconciliation - un nouveau paradigme

1. Selon les temps etles lieux, la mission a revêtu un sens différent, ycompris chez les acteurs du mouvement oecuménique.De temps en temps, certains tentent de donner une interprétationplus holistique du témoignage chrétien. En 1982, dansson Affirmation oecuméniquesur la mission et l'évangélisation1,le Conseil oecuménique des Eglises (COE) est parvenu àune telle conception équilibrée de la mission.Dans cette déclaration, qui répondait àl'interpellation de l'Evangile et aux besoins de sonépoque, se combinaient la nécessité essentiellede faire connaître l'Evangileet la préoccupation pour la libération des pauvres.Aujourd'hui encore, cette Affirmation demeurele texte de référence du COE sur la mission etl'évangélisation. Depuis la fin desannées 1980, de nouveaux aspects sont apparus et, désormais,on met de plus en plus la mission en rapport avec la réconciliationet la guérison. En outre, le langage de la réconciliations'est imposé dans de nombreux contextes différents ;ce concept inspire de plus en plus de gens, tant à l'intérieurdes Eglises qu'en dehors d'elles. Et c'est ainsique nous en sommes arrivés à redécouvrir que laréconciliation est au coeur de la foi chrétienne ;on constate cette évolution dans la réflexion -tant des milieux oecuméniquesque des Eglises protestantes - sur la mission. L'amourréconciliateur de Dieu manifesté en Jésus Christest un thème biblique important, et c'est aussi unélément central de la vie et du ministère del'Eglise. C'est ainsi que nous affirmons maintenant quel'Esprit Saint nous appelle à pratiquer un ministèrede réconciliation et à exprimer cela tant dans laspiritualité que dans les stratégies de notre missionet de notre évangélisation.

2.Si la réconciliation a pris une telle importancedans le monde actuel, cela tient à plusieurs autres raisonsencore : celles-ci sont en rapport avec les tendances actuellesque sont la mondialisation, le postmodernisme et la fragmentation,ainsi que le dit le document d'étude de la CMEintitulé : La mission et l'évangélisationdans l'unité aujourd'hui (2000)2.Plus que jamais dans l'histoire,la mondialisation rapproche différentescommunautés du monde entier et elle fait bien ressortir ce quetous les êtres humains ont en commun. En même temps, ellesert de révélateur à la diversité desintérêts et des conceptions du monde d'un groupe àl'autre : d'une part, il y a de nouvelles manièresd'exprimer l'unité et de franchir les frontièresqui nous ont divisés ; d'autre part, il y a aussides heurts entre cultures, religions, intérêtséconomiques et genres sexuels dont les blessures et lesressentiments laissent des traces durables. La mondialisation et ledéséquilibre du pouvoir dans le monde actuel ontintensifié les sentiments d'hostilité, ce qu'ontconfirmé de façon frappante les attentats terroristesdu 11 septembre 2001 ainsi que la « guerre au terrorisme »qui les a suivis. Mais par ailleurs, dans ce même contexte, uncertain nombre d'initiatives prises tant par la sociétécivile que par des Eglises ont contribué à lareconstruction de sociétés bouleversées par desconflits, grâce à des processus de véritéet de réconciliation. Il apparaît nécessaire quedes témoignages chrétiens contribuent à établirla paix dans la justice partout où il y a tension, violence etconflit. Dans le cadre des efforts faits par les Eglises pourinstaurer la réconciliation et la paix, le Conseil oecuméniquedes Eglises a lancé la Décennie « vaincrela violence » (2001-2010).

3. Du fait de ladomination exercée dans tous les domaines par les forces dumarché mondial, des changements considérables ontaffecté les modes de vie et de travail, mais il est vrai aussique la mondialisation économique est s'accompagne àla fois d'avantages et d'inconvénients. Si lelibre-échange et la libre concurrence ont favorisé lacroissance économique et accru la prospéritédans certains pays, en particulier en Asie, les politiqueséconomiques des pays riches ont eu des effets trèsimportants - et souvent très néfastes -sur les pays plus pauvres : la majorité d'entre euxen sont les victimes plutôt que les bénéficiaires.Des lois commerciales inéquitables protègent les paysriches et excluent et exploitent les pays pauvres : beaucoupd'entre eux croulent sous des dettes dont le remboursementconstitue un fardeau insupportable. Les programmes d'ajustementstructurel imposés par des organismes mondiaux ne tiennentguère comptede la sagesse locale, et ce sont les pauvres qui en souffrent leplus. Dans ces conditions, la campagne Jubilé 2000, visantà l'annulation de la dette des pays pauvres,  alargement contribué à faire prendre conscience desdéséquilibres qui caractérisent le commercemondial et à peser sur les décisions du G 8. Il estnécessaire et urgent d'arriver à une authentiqueréconciliation qui implique la repentance des riches et quiapporte la justice aux pauvres.

4. En outre, si le réseau de communications mondiales profitent à certains, il exclut d'autres personnes. A certains égards, en augmentant les possibilités de dialogue et de coopération, il contribue à élargir les liens de communauté et il joue en faveur des mouvements substitutifs qui poussent au changement. Pourtant, la culture de masse postmoderne que ce réseau diffuse apparaît souvent, dans la réalité, comme quelque chose qui menace les identités personnelles et nationales et qui contribue à aggraver la fragmentation des sociétés. La mondialisation fait perdre leurs racines familiales et géographiques à beaucoup de gens, en pousse beaucoup d'autres à la migration et provoque de nombreuses exclusions un peu partout. Beaucoup de gens ressentent le besoin d'être en contact avec les autres, la nécessité d'appartenir à un groupe, à une communauté. C'est dans tout cela que nous sommes appelés à être des communautés de réconciliation et de guérison.

5. Nous attendons del'Esprit de Dieu - qui, dans la Bible, est mis enrapport avec la communion (cf. 2 Co 13, 13) - qu'ilnous guide, nous et toute la création, vers la réconciliationavec Dieu et les uns avec les autres, dans l'intégritéet l'intégralité. Pourtant, en raison de lapuissance et des vicissitudes des forces globales auxquelles noussommes exposés, il n'a jamais été aussidifficile de discerner l'Esprit Saint dans les complexitésdu monde alors que nous sommes confrontés à des choixpersonnels et stratégiques difficiles dans le domaine de lamission. En 1996, lors de la précédente Conférencemondiale sur la mission et l'évangélisation qui aeu lieu à Salvador de Bahia (Brésil), on nous a rappelécomment les responsables de l'injustice économique ontbafoué les droits des populations autochtones et pillédes ressources que le créateur a données à tous.Nous avons demandé pardon pour cela et nous avons recherchéla réconciliation.3A Salvador, affirmant que « l'Esprit répandule jour de la Pentecôte permet à toutes les culturesd'exprimer dignement l'amour de Dieu » etqu'il « peut véritablement faire naîtreà la vie l'image de Dieu » chez des personnesappartenant à des groupes opprimés, nous nous sommesengagés à « rechercher des modèles decommunauté différents, des systèmes économiques et des pratiques commerciales plus équitables, un usage plusresponsable des médias et des politiques écologiquesplus justes »4.

6. Dans le mondeentier, nous constatons une soif d'expériencespirituelle, un mouvement de renouveau au sein des religions, unerésurgence de formes fondamentalistes de religiositéainsi qu'une prolifération de nouveaux mouvementsreligieux. Tout cela est lié à l'influence de lamondialisation et du postmodernisme. D'une part, la diversitédes spiritualités auxquelles nous sommes exposésélargit l'horizon de notre conscience spirituelle,enrichit notre façon de percevoir le mystère de Dieu etnous ouvre des perspectives nouvelles. D'autre part, nousdiscernons aussi, de plus en plus, une aggravation des tensions entrereligions,dues à de multiples facteurs internes et externes, notamment àla consolidation, dans un sens religieux, d'identitésrepliées sur elles-mêmes, à la justification dela violence et à des méthodes agressives de propagationde la foi. Ces tendances rendent plus urgente encore la nécessitéde rechercher une spiritualitéréconciliatrice pour la mission.

7. Pour ce qui est dela religion chrétienne, si le nombre des fidèlescontinue à décliner dans certaines Eglises, il augmenterapidement dans d'autres. Le centre de gravité duchristianisme s'est très nettement déplacé :il se trouve désormais dans les pays pauvres du monde et, deplus en plus, la foi s'exprime sous une formecharismatique/pentecôtiste. La croissance rapide des Eglisespentecôtistes et charismatiques est un fait remarquable denotre époque, et son impact positif est une abondante sourced'encouragement et d'espoir pour l'avenir de la foi chrétienne ; elle attire notre attention sur lathéologie de l'Esprit Saint et sur la manièredont, à chaque époque, celui-ci ne cesse de renouvelerl'Eglise en vue de sa mission. En même temps, cettecroissance peut être source de tension et de fragmentation, cequi nous ramène à l'étroit rapport entrel'Esprit et la réconciliation et la paix. Il estimportant que cette orientation pneumatologique ne prenne jamais laforme d'un « pneumatomonisme », àla manière dont, par le passé, un « christomonisme »caché a réduit l'Esprit Saint à un rôleancillaire. Dans la mission de l'Eglise, la conception de lachristologie doit toujours être contrebalancée, dans sonessence même, par la pneumatologie.

8. Depuis la Pentecôte,l'Esprit Saint pousse l'Eglise à proclamer queJésus Christ est Seigneuret Sauveur, et nous continuons à mettre en pratique lecommandement de prêcher l'Evangile dans le monde entier.L'Esprit Saint a conféré l'onction au Filsde Dieu « pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, […]proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retourà la vue, renvoyer les opprimés en liberté »(Luc, 4, 18). Nous nous efforçons de poursuivre sa mission delibération et de guérison ; cela implique enparticulier à la fois de proclamer courageusement l'Evangilelibérateur aux hommes esclaves du péché,d'exercer un ministère de guérison auprèsdes malades et de ceux qui souffrent et de lutter pour lajustice aux côtés des victimes de l'oppression etde la marginalisation. Reconnaissant que l'Esprit de Dieu estprésent dans la création depuis l'origine etqu'il nous précède dans notre mission et notreévangélisation, nous avons également affirméla créativité de l'Esprit, qui s'exprimedans des cultures diverses, et nous avons entamé des dialoguesavec les adeptes d'autres religions. Et maintenant, confrontésà la situation du monde que nous avons décrite, nousredécouvrons le ministère de l'Esprit : unministère de réconciliation et de guérison.

2) Le Dieu Trinitaire, source et initiateur de la réconciliation - Perspectives théologiques, bibliques et liturgiques

9. La réconciliationest l'oeuvre du Dieu Trinitaire, qui mène àson accomplissement les desseins éternels de Dieu : lacréation et le salut par Jésus Christ. « Caril a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitudeet de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre etdans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix.[…] Car en lui habite toute la plénitude de ladivinité, corporellement » (Col 1,19-20 ; 2,9). Dans la personnede Jésus Christ, la nature divineet la nature humaine ont été réconciliées,unies à jamais. Tel est le point de départ pour notreréconciliation avec Dieu.Par la grâce de Dieuet par nos efforts, il nous faut actualiser ce que nous avons déjàen Christ, par l'Esprit Saint.

Le Dieu unique en troisPersonnes exprime la nature essentielle de la communauté, dela réconciliation que nous espérons : « LaTrinité, source et image de notre existence, montrel'importance de la diversité, de l'altéritéet des relations intrinsèques qu'implique laconstitution d'une communauté »5.

<typohead>La réconciliation dans une perspective biblique</typohead>

10. La Bible abonde en récitsde réconciliation. L'Ancien Testament raconte un certainnombre de conflits et d'affrontements entre frères,entre membres d'une même famille, entre peuples ;certains de ces récits se terminent par une réconciliation,d'autres non. L'Ancien Testament reconnaît donc ladimension de la violence, il la déplore et il souligne lanécessité et le pouvoir de la réconciliation.Les querelles de famille entre Jacob et Esaü (Gn 25,19-33,20) ouentre Joseph et ses frères (Gn 37-45) sont des exemples deconflits entre personnes - et peut-être aussi entrecommunautés. Ces récits illustrent également lepouvoir d'une attitude réconciliatrice chez lespersonnes qui essaient de résoudre des conflits, d'abolirla haine et de soulager des injustices, réelles ou perçues,par la négociation, le repentir, le pardon et la recherched'une base commune et d'un avenir partagé.L'Ancien Testament évoque aussi, à de nombreusesreprises, l'aliénation entre Dieu et le peuple de Dieu,ainsi que le désir et l'appel pressant de Dieu àla réconciliation et au rétablissement d'unerelation brisée et rompue par l'orgueil de l'hommeet par diverses formes de rébellion contre le Dieu de vie etde justice. On voit donc que la réconciliation est un thèmerécurrent des textes bibliques et du langage liturgiqued'Israël - notamment des Psaumes, mêmesi, en hébreu, il n'existe pas de terme spécifiquepour dire « réconciliation ». Les livresappartenant à la tradition des lamentations, notamment lesLamentations de Jérémie et le Livre de Job,expriment d'une façon poignante l'aspiration desêtres humains à la réconciliation.

11. De même, la« réconciliation » occupe une placeimportante dans le Nouveau Testament, même si le terme lui-mêmen'est pas très fréquemment employé.L'évangile de Jean exprime un souci particulier pour lavérité et la paix ; l'évangile de Lucassocie étroitement le salut au ministère de guérisondu Christ ; les Actes des Apôtres racontent comment lespaïens et les juifs ont été réconciliésen une communauté nouvelle. Et l'on constate que l'unedes grandes préoccupations de Paul, tout au long de sesépîtres, est que ceux que Christ a réconciliésdans son corps ne soient pas divisés et que la vie encommunauté soit l'expression première du desseindivin de réconcilier toutes choses ; il envisage l'unitéen Christ non pas seulement des païens et des juifs, mais aussides esclaves et des hommes libres, des femmes et des hommes (cf. Ga3,28).

12. A l'exceptionde Mt 5,24, où il est question de la réconciliationentre des individus, nous ne trouvons les mots « réconciliation »et « réconcilier » - en greckatallaguè et katallassein - que dansles lettres de l'apôtre Paul (cf. 2 Co 5,17-20 ; Rm5,10-11 ; 11,15 ; 1 Co 7,11 ; Ep 2,16 et Col 1,20-22).Mais ce thème y est exprimé avec tant de force qu'ilapparaît comme un concept clé de l'identitéchrétienne en général. Paul emploie le terme de« réconciliation » pour approfondir lanature de Dieu, pour illustrer le fait que l'Evangile est« bonne nouvelle » et pour expliquer leministère et la mission de l'apôtre et de l'Eglisedans le monde. On voit ainsi que ce concept de « réconciliation »acquiert une portée presque globale et sert à exprimerce qui est au coeur de la foi chrétienne. Dans l'emploique Paul fait de ce concept de réconciliation, il convient denoter brièvement un certain nombre de traits particuliers.

13. La notion mêmede réconciliation présuppose un état de rupturede la communion ; les expressions de cette rupture peuvent êtrel'aliénation, la séparation, l'inimitié,la haine, l'exclusion, la fragmentation, la perversion desrelations. Cette rupture de la communion implique également,en général, une certaine mesure d'injustice, demal et de souffrance. Dans le langage ordinaire comme dans le langagebiblique, la réconciliation exprime l'effort et lavolonté de réparer ces relations brisées etperverties, de réédifier la communauté et derestaurer les relations.

14. Paul applique ce concept deréconciliation à la guérison des relations danstrois domaines de division et d'hostilité dans lesquelsse produit la guérisondes relations et qui, s'ils sont distincts, se recoupent d'unecertaine manière : réconciliation entre Dieu etles êtres humains, réconciliation entre différentsgroupes d'êtres humains et réconciliation ducosmos.

15. La réconciliation,c'est beaucoup plus que le redressement superficiel dedistorsions, l'établissement d'un statu quo decoexistence ; la réconciliation vise à latransformation du présent, à un renouveau trèsen profondeur. La « paix » dont parle Paul estd'abord et avant tout la paix avec Dieu (cf. Rm 5,1-11) ;mais c'est aussi, dans une large mesure, la transformation desrelations humaines et l'édification d'unecommunauté. C'est la paix radicalement nouvelle entrejuifs et gentils, rendue possible par le fait que Christ a « détruitle mur de séparation : la haine » (Ep 2,14).C'est mêmela transformation de toute la création dans une dynamique depaix, ainsi que cela est exprimé en Col 1,20, où Paulaffirme que Christ a pu « tout réconcilier […]sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par lesang de sa croix ». Ce passage indique que, en réalité,la réconciliation envisage une création nouvelle, ainsique Paul le dit, d'une manière très forte, en 2Co 5,17. Cette catégorie de « créationnouvelle » montre qu'il s'agit de quelquechose qui va beaucoup plus loin que le simple rétablissementde relations rompues. La réconciliation, c'est unequalité d'être totalement nouvelle, ainsi quel'exprime l'hymne qui célèbre la réunionde toutes choses en Christ(cf. Ep 1,11).

16. Pour Paul, c'estDieu qui prend l'initiative de la réconciliation ;en outre, Dieu a déjà réalisé laréconciliation pour le monde : « C'étaitDieu qui, en Christ, réconciliait le monde avec lui-même »(2 Co 5,19). Les êtres humains peuvent bien rechercher laréconciliation et exercer un ministère deréconciliation, mais l'initiative et la réalisationde la réconciliation appartiennent à Dieu ; lesêtres humains ne font que recevoir le don de réconciliation.Il est donc essentiel d'affirmer que la vie et le comportementchrétiens se fondent sur l'expérience de laréconciliation par l'intermédiaire de Dieu :les chrétiens découvrent ce que Dieu a déjàfait en Christ.

17. Le drame del'humanité qui rend nécessaire la réconciliationavec Dieu, c'estl'aliénation de l'homme par rapport à Dieu,une aliénation due au péché de l'homme, àsa désobéissance à Dieu et à la rupturede sa communion avec Dieu, qui débouchent sur la faute et lamort, tant spirituellement que physiquement (Rm 3,23 ; Ep2,1-3). Cette inimitié entre Dieu et les êtres humains aété vaincue par la mort de Jésus sur la croix :« Quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons étéréconciliés avec lui par la mort de son Fils »(Rm 5,10). Sur la croix, le Fils de Dieu a librement donné savie en sacrifice d'expiation pour les péchés etla faute du monde entier. Il est l'Agneau de Dieu qui porte lespéchés du monde (cf. Jn 1, 29), qui « dansson propre corps, a porté nos péchés sur lebois » (1 P 2,24). Par la mort vicaire de Christ « pournous » (Rm 5,8 ; Ga 1,4), la réconciliation aété effectuée une fois pour toutes, entraînantle pardon des péchés, la communion avec Dieu et la vienouvelle dans le Royaume de Dieu. Tout cela par la grâce etl'amour de Dieu.

18.Ainsi donc, l'exposé chrétien de laréconciliation est fondé et centré sur le récitde l'incarnation, de la passion, de la mort, de larésurrection et de l'ascension de Jésus Christ.Le ministère messianique de Jésus de Nazareth établitun lien entre la souffrance de Jésus et les souffrances detoute l'humanité, et c'est donc une expression dela profonde solidarité de Dieu avec un monde souffrant,déchiré et torturé. En même temps, lacroix est un signe que Dieu proteste contre cette souffrance ;en effet, la souffrance de Jésus de Nazareth est celle de lavictime innocente : il a refusé de recourir à laviolence, il a continué jusqu'au bout à aimer sesennemis et il a fait de l'amour pour Dieu et ses soeurs etfrères humains la préoccupation centrale de sa vie.L'acte barbare par lequel « le juste » aété rejeté de ce monde est, en soi, lacondamnation d'un monde dans lequel les puissants semblentprévaloir contre les victimes. En Christ, dont les blessuresnous ont guéris (cf. 1 P 2,24), nous voyons Dieu chercher àredresser les torts de ce monde par la force de l'amour aveclequel, dans son Fils, il s'est offert pour les autres, ycompris pour les auteurs de la violence et de l'injustice.

19. La croix du Christ - et l'obligation qu'elle fait aux chrétiensde participer aux souffrances des autres et à leur lutte pourune vie meilleure - n'est pas le seul critèrede la mission de l'Eglise : c'est sa résurrectionqui donne à la mort du Christ son véritable sens. Larésurrection signifie que Dieului-même a reconnu Jésus et sa croix ; ce fut unjugement libérateur, qui a fait de la croix un instrument desalut et de réconciliation. Cependant, étant elle-mêmeune partie intégrante de l'oeuvre réconciliatricede Dieu en Christ, la résurrection est plus encore : pourles chrétiens, la résurrection, ce n'est passimplement un événement historique,qui appartient au passé, pas simplement un article de foi,mais aussi une réalité actuelle, vécuemystiquement. Dans la missiologie, la croix et la résurrectionsont indissolublement unies. L'Eglise existe non seulementparce quele Christ est mort sur la croix mais aussi, et surtout, parcequ'il est ressuscité d'entre les morts, devenantainsi « les prémices de toute l'humanité »(1 Co 15,20). La résurrection occupe une place centrale tantdans le Nouveau Testament que dans la vie de l'Eglise et c'estpourquoi non seulement elle donne l'espérance qui est ennous (cf. 1 P 3,15) mais encore elle a pour conséquenceinéluctable de donner une importance fondamentale àl'eschatologie.

20. C'estl'Esprit Saint qui donne aux hommes le pouvoir de participer àl'histoire de Dieu qui réconcilie le monde en JésusChrist. En Romains 5, Paul évoque la manière dont Dieuréconcilie avec lui les pécheurs et même lesennemis de Dieu et les sans-Dieu, et il dit que « l'amourde Dieu a été répandu dans nos coeurs parl'Esprit Saint ». En Jésus Christ, qui a étéressuscité et qui est monté aux cieux, non seulementnous recevons le don de réconciliation mais encore nous sommesenvoyés au service et pour le ministère du monde. C'estce qu'expriment notamment, d'une part, l'enseignementéthique de Paul, qui demande instamment aux individus et auxcommunautés d'être des signes et des expressionsde la réconciliation dont ils ont eux-mêmes bénéficié(cf. Rm 12, 9-21), et, d'autre part, la manière dontPaul parle de sa propre mission, disant que le « ministèrede la réconciliation » lui a étéconfié (2 Co 5,18). Aujourd'hui tout autant qu'àl'époque de Paul, les chrétiens sont appelésà participer à ce ministère de réconciliation -c'est-à-dire à participer à l'oeuvrede réconciliation du Saint Esprit et à étendre àtoute l'humanité l'action réconciliatricede Dieu.

21. Cela signifie quel'oeuvre divinede réconciliation avec les êtres humains ne s'estpas terminée sur la croix et avec la résurrection :elle se poursuit dans l'histoire,dans le ministère de réconciliation qui a étéconfié à l'Eglise. Se fondant sur laréconciliation réalisée dans la mort et larésurrection du Christ, et au nom de Dieu, l'Egliseappelle et invite tous les êtres humains à seréconcilier avec Dieu.« Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliésavec lui par le Christ et nous a confié le ministère deréconciliation » (2 Co 5, 18-21). C'est parla foi que cette offre de réconciliation est reçue etdevient une réalité personnelle(cf. Ep 2, 8).

L'Esprit Saint et la réconciliation

22. L'EspritSaint donne à l'Eglise le pouvoir de participer àcette oeuvre de réconciliation, ainsi que le dit ledocument Mission et évangélisation dans l'unité :« La mission de Dieu (missio Dei) est la source etle fondement de la mission de l'Eglise, corps du Christ. Atravers le Christ dans l'Esprit Saint, Dieu demeure dansl'Eglise, transmettant son pouvoir et son énergie àses membres »6.Le « ministère de l'Esprit » (2 Co3,8) est un ministère de réconciliation, qui est rendupossible par le Christ et qui nous est confié (cf. 2 Co5,18-19).

23. Dans la puissancede l'Esprit Saint, l'Eglise koinonia -c'est-à-dire communion du Saint Esprit (cf. 2 Co 13,13) - devient toujours plus une communauté deguérison et de réconciliation qui partage les joies etles peines de ses membres et qui manifeste sa sollicitude pour ceuxqui ont besoin de pardon et de réconciliation. D'aprèsles Actes des apôtres (cf. 2,44-45 ; 4,32-37), les membresde l'Eglise primitive, née le jour de la Pentecôte,ont partagé leurs biens entre eux, ce qui souligne bien lacorrélation entre la dimension « spirituelle »et la dimension « matérielle » de lamission chrétienne et de la vie de l'Eglise. Un aspectparticulier du ministère capacitant de l'Esprit Saintest qu'il accorde aux chrétiens et aux communautéschrétiennes des dons charismatiques, dont celui de guérison(cf. 1 Co 12,9 ; Ac 3).

24. L'Egliseelle-même a besoin d'être toujours renouveléepar l'Esprit pour pouvoir discerner la volonté duChrist, mais aussi pour que l'Esprit la confonde en raison dela division et du péché qui sont en elle (cf. Jn16,8-11). Cette repentance dans l'Eglise du Christ faitelle-même partie du ministère de réconciliationauprès du monde et du témoignage de réconciliationdonné au monde.

25. L'Esprit Saint « souffleoù il veut » (Jn 3,8) ; en ce sens, l'Espritne connaît pas de limites et touche des adeptes de toutes lesreligions mais aussi des gens sans appartenance religieuse -de plus en plus nombreux en ce temps de sécularisation.L'Eglise est appelée à discerner les signes del'Esprit dans le monde et à témoigner du Christdans la puissance de l'Esprit (cf. Ac 1,8), mais aussi àparticiper à toutes les formes de libération et deréconciliation (cf. 2 Co 5,18-19).

26. Dans les souffrances du tempsprésent, l'Esprit partage nos « gémissements »et les douleurs de l'enfantement de toute la créationsoumise à « l'esclavage de la corruption »(Rm 8,26, 21-22). C'est pourquoi nous attendons, dansl'espérance et la joie, la rédemption de noscorps (cf. Rm 8,23). L'Esprit qui « planait àla surface des eaux » (Gn 1,2) lors de la créationa désormais fait sa demeure dans l'Eglise, il est àl'oeuvre dans le monde, souvent de manièresmystérieuses et inconnues, et ce même Esprit participeraà l'instauration de la création nouvelle lorsque,à la fin, Dieu sera tout en tous.

27. Depuis l'époquedu NouveauTestament, on peut discerner deux conceptions de lapneumatologie : l'une met l'accent sur l'EspritSaint en tant qu'il dépend entièrement du Christ,en tant qu'il est l'agent du Christ chargéd'accomplir la tâche de la mission, et cette conception adébouché sur une missiologie qui tend à seconcentrer sur l'envoi et le départ.L'autre conception envisage l'Esprit Saint comme lasource du Christ, et l'Eglise comme la synaxe (lerassemblement) eschatologique du peuplede Dieu dans le Royaume de Dieu. Dans cette secondeperspective, la mission considérée comme un départest le résultat, et non l'origine de l'Eglise. Lamission est la liturgie après la Liturgie. La missionétant une conditionpréalable et nécessaire de l'Eucharistie (l'actequi constitue effectivement l'Eglise), elle devient, dans cetteperspective, une conditionde base de la mission.

Perspectives liturgiques sur laréconciliation

28. La mission del'Eglise, dans la puissance de l'Esprit, a sa source dansl'enseignement, la vie et l'oeuvre de notre SeigneurJésus Christ. Mais il faut comprendre cela dans la perspectivedes attentes du judaïsme, au coeur desquelles il y avaitl'idée de la venue d'un messie qui, « dansles derniers jours », établirait son royaume (cf.Jl 3,1 ; Es 2,2 ; 59,21 ; Ez 36,24 ; etc.) enrassemblant en un seul lieu tout le peuple affligé etdispersé de Dieu, réconcilié avec Dieu etdevenant un seul corps uni autour de lui (cf. Mi 4,1-4 ; Es2,2-4 ; Ps 147,2-3). Il est clairement dit dans l'Evangilede Jean que le grand prêtre « fit cette prophétiequ'il fallait que Jésus meure pour la nation et nonseulement pour elle mais pour réunir dans l'unitéles enfants de Dieu qui sont dispersés » (Jn11,51-52).

29. Cetteréconciliation était concrètement vécuedans la vie liturgie - et plus précisémentla liturgie « eucharistique » (au sens large) -de l'Eglise primitive. Il y avait des factions et des divisionsau sein de la communauté chrétienne primitive, dont lesmembres cependant, réconciliés à Dieu par lagrâce de notre Seigneur, percevaient l'obligationd'étendre cette réconciliation à ladimension horizontale, c'est-à-dire entre eux, du faitqu'ils étaient incorporés dans le peuple uniquede Dieu par l'eucharistie, action identitaire importante quiétait célébrée comme une manifestation(ou, plus précisément : un avant-goût) duRoyaume à venir. Ce n'est pas un hasard si la conditionpour qu'un chrétien puisse participer à la Tabledu Seigneur était - et est encore souvent -un acte conscient de réconciliation avec ses frères etsoeurs, un acte qui a une profonde valeur symbolique et rappellele message essentiel de l'Evangile (cf. Mt 5,23-24). Enéchangeant le « baiser de paix », lesmembres de l'Eglise se donnent mutuellement un signe deréconciliation et manifestent leur volonté d'oeuvrerà guérir les relations au sein de la communauté.Dans le même sens, Paul appelle les Corinthiens àprendre au sérieux le fait que, si l'assemblée nepartage pas, cela risque de remettre en cause la célébrationmême de la Sainte Cène (cf. 1 Co 11,20-21).

30. Cet acteeucharistique n'est pas le seul rite liturgique deréconciliation du processus de guérison. Le baptême,qui doit être précédé par un acte derepentance, est un signe commun d'incorporation, par l'Esprit,au corps unique (cf. 1 Co 12, 13 ; Ep 4,4-5). Au départ,l'acte de confession, qui revêt un caractèresacramentel dans certaines Eglises, était considérécomme le processus nécessaire de réconciliation avec lacommunauté - c'était donc un sacrementde réconciliation. Il y a aussi l'acte - ousacrement - d'onction en vue de la guérison.Pour de nombreuses Eglises, la Sainte Cène a elle-mêmeune dimension thérapeutique. Ces exemples attirent notreattention sur l'importance de la réconciliation et de laguérison dans la vie et la mission de l'Eglise.

31. Ces manifestations du Royaume dansla communauté ont été le point de départde la mission chrétienne, le tremplin de l'exode del'Eglise allant témoigner dans le monde. Les impératifsmissiologiques de l'Eglise découlent précisémentde cette conscience qu'a l'Eglise d'être uncorps dynamique et collectif de croyants réconciliés,chargés de témoigner du Royaume à venir de Dieu.C'est en nous efforçant de manifester au monde le« ministère de réconciliation »(2 Co 5,18) que nous devenons une communauté« réconciliatrice ». Ce ministèreconsistant à être des « ambassadeurs duChrist » implique l'engagementde proclamer l'Evangile : « Au nom du Christnous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu.Celui qui n'avait pas connu le péché,il l'a, pour nous, identifié au péchéafin que, par lui, nous devenions justice de Dieu » (2 Co5, 21). Dans une perspective oecuménique, une telle évangélisation « vise àédifier une communauté réconciliatrice etréconciliée (cf. 2 Co 5,19) tendue vers la plénitudedu règne de Dieu, qui est ‘justice, paix et joie dansl'Esprit Saint' (Rm 14,17) ». A cetteaffirmation d'un document préparatoire de la Conférencede Salvador fait écho la récente déclaration duCOE sur la mission : « Parler d'évangélisationsignifie insister sur la proclamation de l'offre divine deliberté et de réconciliation, de même que surl'invitation à rejoindre ceux qui obéissent auChrist et oeuvrent pour le Royaume de Dieu »7.

3) La réconciliation, impératif de la mission

32. Nous constatons actuellement qu'ily a une forte convergence entre, d'une part, un renouveaud'intérêt, dans les Eglises, pour laréconciliation et la guérison et, d'autre part etparallèlement, dans de nombreuses sociétés dumonde entier, une aspiration nouvelle à la guérison età la réconciliation, et cela nous incite àrepenser ce à quoi Dieu nous appelle aujourd'hui dans lamission. Nous rappelant que la réconciliation que nous avonsreçue en Jésus Christ, nous devons la partager avec lemonde, nous en sommes arrivés à considérer laréconciliation comme faisant partie de la mission.

33. Considéréecomme ministère de réconciliation, la mission impliquel'obligation de faire connaître l'Evangile de JésusChrist dans toute sa plénitude, la bonne nouvellede celui qui, par son incarnation, sa mort et sa résurrection,a, une fois pour toutes, établi la base de la réconciliationavec Dieu, dupardon des péchés et de la vie nouvelle dans la forcede l'Esprit Saint. Par ce ministère, nous invitons lesgens à accepter l'offre divine de réconciliationen Christ et à devenir ses disciples dans la communion de sonEglise. C'est la promesse de l'espérance en laplénitude de vie en Dieu, à la fois en cet âge etdans le futur et éternel Royaume de Dieu.

34.Le ministère de réconciliation implique aussi que nousoeuvrions à la réconciliation entre personnes etentre sociétés ou communautés. Pour comprendrece que peut signifier cette participation à la mission deDieu, nous allons étudier plus précisément lesobjectifs et les processus de la réconciliation et de laguérison, au travers de quelques réflexions et idéesd'ordre général sur la dynamique qui permet laréconciliation et la guérison.

35. La réconciliation, c'estun processus de paix avec la justice, et c'en est en mêmetemps l'aboutissement de ceprocessus. L'objectif est d'établir la communauté,dans laquelle seront surmontés le sectarisme et la division etoù les gens vivront dans la tolérance et le respectmutuels. La réconciliation a pour résultat que les genscommuniquent sans crainte les uns avec les autres ; elleimplique la tolérance des autres, leur inclusion et leurrespect. Une communauté est réconciliéelorsqu'on peut résoudre les différends par ledialogue et sans recourir à la violence.

36. La réconciliation, c'estd'abord quelque chose que l'on cherche à établirentre les individus, pour dépasser les divisions,l'inimitié et les conflits hérités dupassé ; il s'agit ici d'étudier plusen profondeur la dynamique intérieure qui doit animer les deuxparties - les victimes et les offenseurs. Mais il fautaussi qu'il y ait réconciliation entre les groupes oucommunautés ; ici, il faudra s'intéresserplus particulièrement aux relations sociales et structurelles.Enfin, il est parfois nécessaire d'établir laréconciliation au sein des pays ou nations et entreeux ; ici, c'est toutes les structures des sociétésqu'il faudra prendre en considération. Dans le premiercas, la réconciliation entre individus, il s'agirasouvent de rendre aux gens leur dignité et de réaffirmerleur humanité. Dans le second cas, la réconciliation seconcentre sur la manière de vivre ensemble, tant en tantqu'êtres humains que dans le cadre de la créationtout entière. Dans le troisième cas, celui des nationsou pays, il faudra s'intéresser, pour que lareconstruction soit possible, aux institutions de la sociétéelle-même.

37. La réconciliation est àla fois un objectif et un processus. En tantqu'individus et en tant que sociétés, nous avonsbesoin d'une vision qui nous incite à poursuivre nosefforts pour avancer vers un état futur de paix et debien-être. Mais, si nous ne comprenons pas le processus, nousrisquons de nous décourager et d'oublier la raisond'être de ce que nous faisons. En pratique, nousn'arrêterons pas d'osciller entre l'objectifet le processus : tous deux sont en effet nécessairespour la réconciliation et pour la guérison.

La dynamique des processus deréconciliation

38. Il ne suffit pas delancer le processus de réconciliation : il faut enmaintenir l'élan. Dans le cadre de ce processus, on faitsouvent la distinction entre les victimes et les offenseurs.Il est parfois facile de distinguer et d'identifier lesdeux : c'est le cas par exemple, très souvent, desvictimes d'un viol et de ceux qui le commettent. Mais, dans desconflits à plus grande échelle, les victimes peuvent,par la suite, devenir à leur tour des offenseurs et lesoffenseurs devenir des victimes ; de ce fait, classer les gensen catégories bien définies ne mène pas àgrand-chose. Si la pratique chrétienne accorde une sollicitudeparticulière au sort des victimes, la réconciliation etla guérison exigent à la fois la restauration etla guérison de la victime et le repentir et la transformationde l'offenseur. Ce sont des choses qui ne se font pas toujoursdans un ordre bien défini ; il n'en reste pas moinsque devenir une « création nouvelle » (2Co 5,17) implique une transformation des deux parties.

39. Il nous faut prêter uneattention toute particulière à six aspects du processusde réconciliation et de guérison : la vérité,la mémoire, la repentance, la justice,le pardon et l'amour.

Il est souvent difficiled'établir la vérité sur le passéparce que les abus et les atrocités ont étéenveloppés de silence. La guérison exige que soit briséce silence et que la vérité puisse se faire jour. Celapermet la reconnaissance de ce qui a été caché.

40. Dans d'autres cas, celui parexemple d'un régime répressif, la véritéa été systématiquement déformée.Le mensonge règne là où devrait résiderla vérité ; dans de tels cas, il faut affirmer lavérité. Cela vaut en particulier lorsque l'onfait un emploi abusif du langage de la réconciliation. Danscertains cas, des offenseurs ont appelé à la« réconciliation » mais, pour eux, celasignifiait simplement que les victimes devaient oublier le mal quileur avait été fait et que la vie devait continuercomme si de rien n'était. Dans de tels cas, le sens dumot « réconciliation » a ététellement perverti qu'on ne peut même plus l'utiliser.Dans d'autres cas, les offenseurs incitent à une« réconciliation » rapide afin de ne pasmême avoir à prendre en considération lesrevendications des victimes ; c'est ainsi qu'ilspeuvent donner à des chrétiens un sentiment deculpabilité pour n'être pas capables de pardonnerrapidement. Il faut s'opposer à de tels emplois abusifsdu concept de réconciliation.

41. Au niveau national,à la fin d'une longue période de conflits et decombats, des commissions « vérité etréconciliation » ont parfois étémises en place pour essayer de faire la vérité sur lesévénement passés : la plus connue estpeut-être celle qui a été instituée enAfrique du Sud. La nécessité de telles commissionsmontre bien à quel point il est difficile d'établirla vérité et combien celle-ci est importante pour laguérison et la réconciliation.

42. Dans de tellessituations, la conception chrétienne de la véritépeut être très utile. L'Esprit de Dieu est vérité(cf. Jn 14, 7), et Jésus, qui est « le chemin et lavéritéet la vie » (Jn 14, 6) a prié pour que sesdisciples soient consacrés par la vérité (cf. Jn17,17). Il est parfois difficile d'établir la vérité,en particulier après des conflits ; savoir que Dieu veutque la véritésoit dite nous impose de respecter la vérité.

43. La mémoireest étroitement liée à la vérité.Comment va-t-on évoquer le souvenir du passé, commentva-t-on en parler ? Si elle est authentique, la mémoiredevrait permettre d'arriver à la véritésur le passé. Souvent, il faudra guérir les souvenirstraumatisants d'actes de malfaisance ou d'atrocitésavant de pouvoir en faire des éléments constitutifsd'un avenir différent. Guérir les mémoires,cela signifie éliminer la toxicité des souvenirs ;si l'on y arrive, les souvenirs cessent de faire de nous desotages du passé et nous sommes alors en mesure de créerun avenir qui exclura la possibilité que se reproduisent detels actes.

44. Mais les souvenirsne concernent pas uniquement le passé ; c'est sureux que se fonde l'identité. La manièredont nous nous souvenons du passé va déterminer nonseulement la manière dont nous allons vivre et entretenir desrelations les uns avec les autres dans le présent, mais aussila manière dont nous allons envisager l'avenir. C'estpour cette raison que la mémoire est un élémentessentiel du processus de réconciliation et de guérison.

45. Les souvenirs quine guérissent pas peuvent empêcher la réconciliation ;il faut parfois plus d'une génération pour que laguérison puisse s'effectuer. Dans certains cas, lesvictimes sont tellement enfoncées dans leurs souvenirs qu'ilfaut les aider à s'en libérer ; aussifaudra-t-il parfois, pour ce faire, créer un espace danslequel les victimes pourront exprimer leur colère. Dansquelques cas aussi, des victimes ne veulent pas être guérieset elles se servent de leurs souvenirs pour bloquer tout progrès.Il est important que ceux qui oeuvrent pour la réconciliationaccompagnent les victimes pour les aider à se libérerde souvenirs traumatisants.

46. Si l'on veutbâtir ensemble un avenir différent, il est souventimportant de tenter de rétablir une mémoire qui a étéétouffée ou faussée ; à titred'exemples, on citera la publication des conclusions descommissions « vérité et réconciliation »8ou le recueil des souvenirs de ce qui s'est passé9.Rétablir la mémoire peut aussi constituer une menacepour les offenseurs qui détiennent encore le pouvoir10.

47. Dans la pratique etle témoignage des chrétiens, il est essentiel de fairerevivre la mémoire et de faire en sorte qu'elle nousaide à vivre au présent et à imaginer l'avenir.Nous célébrons l'Eucharistie pour rappeler ce quiest arrivé à Jésus : il a ététrahi, il a souffert, il est mort et il a étéressuscité des morts. C'est la mémoire de ce queDieu a fait dans l'histoire de Jésus qui nous donnel'espérance ; et c'est l'Esprit duChrist qui nous donne les forces nécessaires dans notre oeuvrede réconciliation.

48. Dans bien des casde conflit, avant qu'il puisse y avoir réconciliation,la repentance (metanoia) est nécessaire. Il peuten effet y avoir des cas où le mal commis et la faute,personnelle ou collective, ont été causes d'inimitiéet d'aliénation et, alors, il ne peut y avoir deréconciliation authentique tant que le fautif - oules fautifs - ne s'est pas repenti de son péchéet du mal qu'il a commis. En même temps qu'ilproclamait le Royaume de Dieu, Jésus appelait à larepentance et à la foi en l'Evangile (cf. Mc 1,15). Onremarquera que, si Jésus appelait à la repentance,c'était parcequ'il proclamait une ère nouvelle, l'ère dusalut, inaugurée par sa venue. Pour être authentique, larepentance ne doit pas être inspirée par des menaces etpar la crainte : il faut prendre conscience de sa faute et avoirle désir et l'espoir d'une relation nouvelle, unerelation réconciliée, fondée sur le pardon (cf.Ac 2, 38).

49. La justiceest une dimension essentielle de l'oeuvre deréconciliation. La justice est nécessaire sous troisformes. D'abord, il y a la justice rétributive :les offenseurs doivent assumer la responsabilité de leursactes. Cela est important car cela permet à la fois dereconnaître qu'un mal a été commis etd'affirmer qu'on ne tolérera plus, àl'avenir, de tels méfaits. La justice rétributivedevrait relever de la responsabilité de l'Etatlégalement constitué. Les châtiments exercésen dehors de ce cadre peuvent être des abus de pouvoir ou desactes de pure et simple revanche ; aussi faudrait-il les éviter.Si l'Etat lui-même est impliqué dans lacorruption, il sera éventuellement possible d'obtenir lajustice rétributive par des contestations non violentes11.Mais cela exige un sacrifice personnel important.

50. Ensuite, il y a lajustice réparatrice : il s'agit derestituer aux victimes, soit directement, soit sous une formesymbolique, ce qui leur a été indûment enlevé ;il pourra s'agir soit de réparations, soit decompensations. Dans l'évangile de Luc, le récitde la rencontre entre Zachée et Jésus (19, 1-10) montrecomment un repentir authentique inspiré par une rencontre avecJésus peut déboucher sur une forme radicale derestitution. Dans d'autres cas, par exemple lorsque l'offenseurou la victime sont morts, il sera peut-être nécessairede trouver d'autres moyens d'affirmer la réconciliation,sous la forme par exemple d'un mémorial public.

51. Et, enfin, il y ala justice structurelle : il s'agit dans ce cas deréformer les institutions de la société pourempêcher que des injustices puissent se produire àl'avenir. Il est souvent nécessaire d'accorder uneattention toute particulière aux dimensions de justiceréparatrice et de justice structurelle ; ainsi, pourétablir la justice économique, il sera nécessairede réformer les lois et mécanismes du commerceinternational. Pour assurer la justice dans les relations entre lessexes, il faudra accorder une plus grande attention aux contributionsspécifiques que peuvent apporter les femmes pour vaincrel'injustice et maintenir des relations équitables. Ilfaudra aussi des réformes structurelles pour vaincre lesexisme et le racisme. On a vu aussi s'affirmer, au cours deces dernières années, la nécessité d'unejustice écologique.

52. Par la voix des prophètesd'autrefois, l'Esprit Saint s'est prononcécontre l'injustice ; il a conféré l'onctionà Jésus afin qu'il apporte aux opprimés ladélivrance (cf. Lc 4,18-19). Aujourd'hui encore,l'Esprit confère des dons de prophétie et decourage aux chrétiens qui s'efforcent, en particulier,de contribuer au processus de justice réparatrice et àl'adoption des réformes qu'exige la justicestructurelle. Une telle volonté de réforme de lasociété peut s'appuyer sur l'image del'alliance que l'on trouve dans la Bible. Uneillustration particulière en est donnée par la collectefaite auprès des Eglises et que l'apôtre Paulapporte à Jérusalem afin que leur entraide puisseétablir l'« égalité »entre les Eglises (cf. 2 Co 8,14).

53. Le pardonest souvent considéré comme une dimensionspécifiquement religieuse de la réconciliation et de laguérison. Il faut bien comprendre que, pardonner, ce n'estpas approuver le mal qui a été fait par le passéni même s'abstenir de châtier. Quand on pardonne,on reconnaît ce qui s'est passé autrefois, mais ons'efforce d'établir une relation différenteà l'égard tant de l'offenseur que de l'actecommis. Si nous ne pardonnons pas, nous restons enfermés dansnos relations avec le passé et nous ne pouvons pas avoir unavenir qui soit différent.

54. Pour oeuvrer àl'instauration de la réconciliation au sein de lacommunauté humaine aujourd'hui, il ne suffit pas nonplus de se contenter d'une vision chrétienne del'ensemble : il faut aussi une interaction avec lesdifférentes communautés de foi. Pour nous, chrétiens,cela implique que nous ayons une certaine idée de la manièredont les autres grandes traditions religieuses envisagent la guérisonet l'intégralité : en effet, dans bien descas, il nous faudra agir ensemble. Là aussi, nous, leschrétiens, devons être capables de faire comprendre auxautres la contribution que nous pouvons apporter à cetteentreprise commune. De nombreuses cultures disposent de ressourcesspirituelles et rituelles propres pour arriver à laréconciliation et à la guérison ; chaquefois que possible, il faudra en tenir compte dans notre oeuvrede réconciliation.

55. Le pardon a une grande importance pour les chrétiens. Nous croyons que c'est Dieu qui pardonne les péchés (cf. Mc 2,7-12) ; lorsqu'il est venu parmi nous, Jésus a prêché le pardon des péchés (cf. Lc 24,47), il a souligné l'action gratuite de Dieu et la possibilité de surmonter le passé pour que soit possible un avenir différent. Lorsque des individus font personnellement l'expérience de l'acceptation et de la grâce, leur vie peut s'en trouver transformée : ils peuvent alors témoigner concrètement de l'amour pour leur prochain et transformer la société, ainsi que l'illustre l'histoire de Zachée. Après sa résurrection, Jésus, avant d'envoyer ses disciples pratiquer un ministère de pardon, a soufflé sur eux pour leur faire recevoir l'Esprit Saint (cf. Jn 20,21-23).

56. Le pardon accordé par Dieuest nécessairement associé à celui que noussommes disposés à accorder aux autres (cf. Mt 6,12 et14-15). C'est pour cela que les chrétiens disent souventqu'il nous faut « pardonner et oublier ».On ne peut jamais oublier le mal qui a été fait, commesi rien ne s'était passé ; demander cela auxvictimes, ce serait les avilir une fois encore. Nous ne pouvonsjamais oublier ; par contre, nous pouvons nous souvenir d'unemanière différente, d'une manière quipermette que s'établisse une relation différentetant avec le passé qu'avec l'offenseur. C'està cela que nous sommes appelés en tant que chrétiens.

57. L'amour(agapè) est le trait le plus distinctif du christianisme.Le Dieu Trinitaire, unique en trois Personnes, exprime l'unionparfaite entre des personnesdistinctes, l'amour suprême qui englobe tout. Dieu serévèle et se manifeste comme Dieu d'amour, parceque « Dieu est amour » (Jn 3,16 ;cf. 1 Jn 4,7-21). Comme nous avons été créésà l'image de Dieu et re-créés par lebaptême, l'amour de Dieu «  a étérépandu dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nousa été donné » (Rm 5,5 ; cf. Ga5,22). C'est pourquoi le commandement d'aimer nos ennemis(cf. Mt 5,44) n'est pas un commandement impossible àexécuter : Dieune nous demande pas quelquechose qu'il ne nous a pas déjà donné.Aimer ses ennemis, c'est à la fois un don de Dieu et lacontribution personnellede l'homme : ce sont les « dons les meilleurs »(1 Co 12, 31 - 13,8) qui nous font parvenir à unevie sainte, à la conformité au Christ, notre modèle(Ga 4,19), à son mode d'être et de penser :« Or nous, nous avons la pensée du Christ »(1 Co 2,16). L'amour englobe dans sa totalité leprocessus de réconciliation, et c'est le signe mêmede son authenticité.

58. La vérité,la mémoire, la repentance, la justice, le pardon et l'amoursont des éléments importants, et même essentiels,pour parvenir à une réconciliation holistique, complèteet vraie. Pourtant, l'expérience montre que laréconciliation n'est jamais complète. Laplupart des récits bibliques de réconciliation montrentque celle-ci n'est jamais entière. Quand on lit leshistoires bien connues de Sarah et d'Hagar, de Jacob et Esaü,de Rachel et Léah, on se demande si les personnages enquestion étaient véritablement réconciliés.Même la parabole du fils prodigue ne mentionne pas laréconciliation entre les deux frères. Dans la plupartdes cas de conflit intense, il reste toujours, à la fin,certaines réserves, de la part de l'une ou l'autrepartie, qui font obstacle à une acceptation et à uneréconciliation complètes. Cela ne veut pas dire qu'ilne peut jamais y avoir réconciliation authentique ; ils'agit plutôt de reconnaître que le processus deréconciliation peut durer longtemps,parfois toute une vie ou peut-êtreplus longtempsencore, avant que ne soient éradiqués la souffrance, lesoupçon et la colère.

59. Une autredimension, à cet égard, est que le responsable duconflit peut ne jamais se repentir ou demander pardon, mêmeaprès que le conflit est terminé. Des récits àpropos de la situation en Afrique du Sud ou ailleurs en attestent.Dans de tels cas, il se peut que les victimes, pour échapper àcette situation, doivent trouver d'autres moyens, notamment ens'éloignant du lieu où s'est produitel'oppression, ce qui est une forme de résistance. C'estalors que, souvent, la victime se rend comptequ'il va peut-être falloir pardonner même sil'oppresseur ne se repend pas et ne demande pas pardon.Pourtant, la victime doit devenir capable de continuer à vivreet d'assumer la situation. Entretenir des sentiments de colère,de chagrin et d'amertume ne peut que nuire à lapersonnalité et à la croissance de la communauté.Dans d'autres cas, il se peut que l'oppresseur demandesincèrement pardon mais que cela lui soit refusé. Dansde tels cas, c'est l'oppresseur qui doit trouver desmoyens de dépasser son sentiment de culpabilité. Il sepeut aussi que la victime ait besoin de se pardonner àelle-même pour avoir laissé se produire quelque chose etpour avoir été complice d'un systèmeoppressif. Il est important que la dynamique de réconciliationtienne dûment compte de ces dimensions du vécu del'oppresseur et de la victime.

60. Que ce soit auniveau de la société, de la communauté ou de lapersonne, la réconciliation et la guérisons sont desobjectifs que nous poursuivons en tenant comptedu fait que, par nature, l'existence humaine est marquéepar l'ambivalence et la fragmentation. Ces objectifss'inspirent de la vision biblique de la restaurationeschatologique du shalom originel, c'est-à-direl'instauration du Royaume de Dieu, qui nous est promise pourla fin des temps, lorsque tout sera guéri, restituédans son intégrité et uni en Dieu.Dans l'histoirehumaine contemporaine, nous pouvons espérer atteindre jusqu'àun certain point la réconciliation ou la guérison, oula justice, la paix, et l'intégrité de lacréation. Si la perspective d'une pleine réconciliationet d'une pleine guérison concerne l'ensemble de lacréation de Dieu, notre contribution est limitée, commel'est la vision que nous avons de cette perspective. Mais noussommes appelés à donner des signes collectifs de laréconciliation de Dieu car, ce faisant, nous renouvelonsl'espérance. En fait, lorsque nous recherchons laréconciliation et la guérison dans notre monde, il nousfaut sans cesse aller et venir entre, d'une part, le butauquel nous aspirons - imaginer ce que peut être laréconciliation dans le cadre de la vie humaine, de la sociétéet de la création - et, d'autre part, leprocessus qui permet d'atteindre cet objectif. Une telleentreprise risque d'être longue et difficile, et on nepeut la poursuivre jusqu'au bout que dans l'esprit de cetamour qui « excuse tout, croit tout, espère tout,endure tout » (1 Co 13,7). Dans ce processus, nous neperdons pas espoir ; en même temps, c'est en lui quenous focalisons notre participation à l'oeuvre deréconciliation et de guérison de l'Esprit Saintdans la création tout entière.

4) La mission réconciliatrice de l'Eglise

61. L'EspritSaint transforme l'Eglise et lui donne la capacitéd'être missionnaire. « L'Esprit Sainttransforme les chrétiens en témoins vivants, courageuxet hardis (cf. Actes 1,8) »12.Aussi la mission est-elle pour l'Eglise non pas une option,mais un impératif : « La mission a uneimportance fondamentale pour la foi et la théologiechrétiennes. Elle n'est pas une option mais plutôtune vocation d'ordre existentiel. La mission fait partie del'être même de l'Eglise et de tous leschrétiens et elle le conditionne ». Par nature,l'Eglise est appelée à participer à lamission de Dieu : « A travers le Christ dans l'EspritSaint […], la participation à la mission de Dieudevrait […] être naturelle pour tous les chrétienset toutes les Eglises ». 13

62. La mission del'Eglise dans la puissance de l'Esprit Saint consiste àoeuvrer pour la réconciliation et la guérison dansun monde déchiré. La réconciliation est unecaractéristique et un point focal importants de la mission deDieu et, par conséquent, de la mission de l'Eglise :« L'Eglise est envoyée dans le monde pourappeler les hommes et les nations à la repentance, pour leurannoncer le pardon des péchés et une vie renouveléepar Jésus Christ dans leurs relations avec Dieu et leursprochains »14.La pleine réconciliation que nous espérons, c'estl'établissement du shalom par Dieuà la fin des temps, c'est-à-dire la création -ou re-création - de relations harmonieuses etjustes. C'est un processus holistique, dont Dieu estl'initiateur et qui s'étend à toute lacréation, tant humaine que non humaine. Nous qui, avec toutela création, nous efforçons de nous libérer « del'esclavage de la corruption, […] l'Esprit vienten aide à notre faiblesse [et] intercède pour nous engémissements inexprimables » (Rm 8,22-26). Unecaractéristique du monde actuel est la rupture des relationset, dans ce contexte, l'Eglise est particulièrementappelée, au nom de la totalité de l'ordre créé,à saisir plus en profondeur, dans sa vie et son ministère,le don de la réconciliation de Dieu.

Laréconciliation dans un monde de relations rompues

63. Il y a rupture desrelations, en premier lieu, entre Dieu et l'humanité.L'Evangile de réconciliation est un appel à setourner vers Dieu, à se convertir à Dieu et àrenouveler notre foi en Celui qui, en permanence, nous invite àêtre en communion avec Dieu, les uns avec les autres et avectoute la création. Nous nous réjouissons de ce que, parnotre Seigneur Jésus Christ, cette réconciliation a étérendue possible : « Nous mettons notre orgueil enDieu par notre Seigneur Jésus Christ, par qui, maintenant,nous avons reçu la réconciliation » (Rm5,11). Nous sommes appelés à étendre cetteréconciliation au reste du monde dans la mission et àassocier nos efforts à l'action de l'Esprit deDieu dans la création.

64. Ce que nousconstatons aujourd'hui au coeur de notre monde déchiré,c'est la distorsion et la destruction du lien intégralqui existait, dans l'ordre divin, entre l'humanitéet le reste de la création. Du fait que, dans lacréation, l'être humain a séparé àson profit exclusif l'humain du non-humain, certaines partiesde l'humanité ont eu tendance à conquériret à détruire la nature. On peut attribuer une bonnepart de la crise écologique que nous connaissons actuellementà un manque de respect pour la vie et pour l'intégritéde la création. Ce qu'envisagent les chrétiens,c'est une guérison écologique - une« écociliation » -, àsavoir la réconciliation de toutes choses, « sur laterre et dans les cieux » (Col 1,20). Dans le Symbole deNicée-Constantinople, nous confessons que l'Esprit est« Seigneur et source de vie ». La mission dansl'Esprit impose une perspective nouvelle : une approchebiocentrique qui permettra à la terre de porter du fruit enabondance et de nourrir les communautés humaines. Ce modèlede réconciliation et de guérison cosmiques constitueune solide base sur laquelle édifier la réconciliationdans l'humanité.

65. Mais cet étatde rupture, nous le constatons aussi dans les relations entre lesêtres humains : l'image de Dieu est brouilléepar l'aliénation et la haine, et cela est fréquemmenten rapport avec les structures de pouvoir. Concrètement, celase traduit, dans le monde entier, par de multiples formes dediscrimination fondées sur la caste, la race, le sexe, lareligion, l'orientation sexuelle et le statut socio-économique.Dans ce contexte, considérée dans sa dimension deréconciliation et de guérison, la mission consiste àdépasser et transcender de telles frontières et, cefaisant, à faire retrouver la conscience de l'image deDieu dans l'humanité. En pratique, la mission desEglises consiste à s'efforcer, en un effort commun, dedétruire ces murs de séparation, tant àl'intérieur des Eglises qu'en dehors d'elles ;cela signifie participer aux entreprises oecuméniques quivisent à la réconciliation dans les Eglises et entreelles ; c'est aussi participer aux luttes de tous ceux quis'efforcent de reconstruire la société sur labase de la justice et des droits humains ; et c'est encoreoffrir un espace de dialogue et de discussion dans les domaines oules sociétés où les Eglises restent encoreprofondément divisées. Il y a, dans le corps du Christ,une multiplicité de dons spirituels (cf. 1 Co 12,8-10 ;Rm 12,6-8) ; s'ils sont exercés par amour (cf. 1 Co13,1-3 ; Rm 12,9-10), ces dons édifient la communautéet expriment son unité réconciliée dans ladiversité.

66. Dans les situationsoù coexistent des victimes et des auteurs d'injustice etd'exploitation, l'Eglise a, dans le cadre de sa mission,un rôle particulier à jouer : il s'agit debâtir des ponts - entre les pauvres et lesriches, les femmes et les hommes, les noirs et les blancs, etc. On adit de l'Esprit Saint qu'il était le« Dieu-Intermédiaire »15en raison du rôle qu'il joue dans la création etle maintien de la communion (cf. Ep 2,18 ; 4,3). Il ne s'agitpas de considérer cette position d'« intermédiaire »comme étant de valeur neutre ; il faut plutôt yvoir une position qui implique des risques et des épreuves.Tout en prenant le parti des victimes, l'Eglise a égalementla mission de s'adresser aux offenseurs pour leur faireentendre les impératifs de l'Evangile. Dans sa dimensiond'« intermédiarité », lamission consiste, d'une part, à donner, en lesaccompagnant, du pouvoir à ceux qui n'en ont pas et,d'autre part, à convaincre ceux qui ont fait le mal dese repentir. En ce sens, elle devient une mission de don mutuel devie.

67. Il faut enfinconstater que, de nos jours, cet état de fracture est aussi,malheureusement, une caractéristique de l'Eglise.Les divisions - tant doctrinales que non théologiques -entre Eglises constituent un défi que doit relever la missionde réconciliation et de guérison. Une Eglise diviséeest une aberration du corps du Christ (cf. 1 Co 1,13) et elle affligele Saint Esprit (cf. Ep 4,25-32). Si les Eglises ne sont pas capablesde se réconcilier entre elles, elles ne répondent pas àl'appel de l'Evangile et leur témoignage ne serapas crédible. « Envoyée dans un monde qui abesoin d'unité et d'une plus grandeinterdépendance face à la fragmentation et à laconcurrence qui caractérisent la communauté humaine,l'Eglise est appelée à être signe etinstrument de l'amour réconciliateur de Dieu […]Les divisions entre chrétiens constituent un contre-témoignagedu Christ et elles contredisent leur témoignage de laréconciliation en Christ »16.Au siècle dernier, les Eglises et mouvements chrétiensont eu particulièrement tendance à se diviser dansla mission et à propos de la mission. La concurrence etles heurts, dans le cadre de leur activité missionnaire, deleur aide au développementou de l'entraide des Eglises, ainsi que le prosélytismeont constitué de graves contre-témoignages de l'oeuvreréconciliatrice du Christ. Les chrétiens et les Eglisessont appelés à lancer des processus de réconciliationentre elles ou à renforcer ceux qui existent déjà.Il est vrai que, ces derniers années, on a pu constatercertains signes de convergence théologique entre mouvementsmissionnaires opposés. Et les Eglises elles-mêmes sesont beaucoup rapprochées sur les questions du baptême,de l'eucharistie et du ministère ainsi que du témoignagecommun. Nous espérons que tout cela entraînera unrenouveau des relations entre elles. L'Evangile deréconciliation ne peut être propagé dans sonintégrité que dans la mesure où l'Egliseest une communauté réconciliée et guérissante.

68. Si laréconciliation doit être à la fois l'objectifet le processus de la mission, il est impératif que l'Egliserelise son passé et se livre à une introspection et àun examen de conscience portant sur sa mission dans le monde.Pour être crédible dans sa mission, l'Eglise doitcommencer par confesser que sa mission n'a pas toujours étéle reflet de la mission que Dieu voulait pour elle et qu'ilpoursuit lui-même (missio Dei). Si nous avons proclamél'amour de Dieu tout en haïssant notre frère ounotre soeur, nous sommes des menteurs (cf. 1 Jn 4,20). L'Egliseest appelée à la repentance ou à la conversion(metanoia ) pour les cas où l'entreprisemissionnaire chrétienne a été - ouest encore - complice d'une entreprise colonialeimpérialiste qui se traduit par de la violence, la destructionde cultures et religions autochtones, la fragmentation de communautéset même la division entre chrétiens. Se repentir, c'estconfesser le péché de colonisation violente au nom del'Evangile. Cela est important pour la « guérisondes mémoires », laquelle est partie intégrantede la mission de réconciliation et de guérison.L'Eglise doit s'occuper de panser les blessures du passé(cf. Jr 6,14-15).

69. Tout en confessant ces péchés, nous reconnaissons aussi qu'une bonne part de la mission chrétienne authentique s'est faite - et se fait encore - dans un esprit de paix et de réconciliation. Les fruits d'une telle mission sont la paix avec Dieu, des vies guéries, des communautés restaurées ainsi que la libération socio-économique de populations marginalisées.

<typohead type="5">Spiritualité de réconciliation</typohead>

70. Dans ses dimensionsde réconciliation et de guérison, la mission impliquel'existence d'une spiritualité correspondante :une spiritualité guérissante, transformatrice etlibératrice qui favorise l'établissement derelations de respect mutuel. Une authentique spiritualité deréconciliation et de guérison reflèteral'interaction entre la foi et la praxis que constitue letémoignage (martyria). Le témoignage présupposeune spiritualité d'examen de conscience et de confessiondes péchés (metanoia) qui mène àla proclamation (kerygma) de l'Evangile deréconciliation, au service (diakonia) accompli dansl'amour, au culte (leiturgia) célébrédans la vérité et à l'enseignement de lajustice. L'exercice de ces dons spirituels édifie descommunautés réconciliées (koinonia)17.

71. La spiritualitéde réconciliation est une spiritualité d'humilitéet de renoncement ou dépouillement de soi (kenosis ;cf. Ph 2,7) ; en même temps, c'est une expériencevécue de la puissance sanctifiante et transformatrice del'Esprit Saint. S'efforçant de réconcilierles juifs, les païens et d'autres factions, l'apôtrePaul déclarait que la puissance de Dieu donnait toute samesure dans la faiblesse (cf. 2 Co 12,9 ; 1 Co 2,3-5). Laspiritualité de réconciliation est la spiritualitéà la fois de la Passion, de la Résurrection et de laPentecôte. Dans le contexte global du retour del'impérialisme - surtout sous la forme de lapuissance hégémonique de la mondialisation -,cette spiritualité de kénose s'adresse tant auxvictimes qu'aux auteurs de la violence et de l'injusticesystémiques. Le trésor que nous avons, « nousle portons dans des vases d'argile, pour que cette incomparablepuissance soit de Dieu et non de nous » (2 Co 4,7). Unefois encore, dans ce contexte, l'Eglise a pour mission d'êtredans l'« intermédiarité » -entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui n'en ont pas -,de donner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas etd'appeler les puissants à se dépouiller de leurpouvoir et de leurs privilèges au profit de ceux qui en sontdépourvus. La spiritualité de réconciliationremet aussi en cause les structures de pouvoir des communautéslocales, y compris des Eglises, en particulier lorsqu'unemajorité traditionnelle ou des Eglises populaires ont uncomportement hégémonique.

72. Une spiritualitéde kénose, c'est aussi une spiritualité duportement de la croix. L'Eglise est appelée àporter la croix de Jésus Christ en se rangeant aux côtésde ceux qui souffrent.18Une spiritualité de résistance non violente fait partieintégrante de la réconciliation et de la guérisonà une époque où les pauvres et les exclus sonten permanence exploités. Dans les situations d'oppression,de discrimination et de mal, la croix du Christ est puissance de Dieupour le salut (cf. 1 Co 1,18).

73. Les sacrements etla vie liturgique de l'Eglise devraient être desexpressions de cette mission de réconciliation et de guérison.Le baptême est un acte de participation à la mort et àla résurrection de Jésus Christ ; il estsymbolique de la spiritualité du portement de la croix,laquelle est à la fois mourir à soi-même (cf. Mc8,34 et parallèles) et être élevé àla vie (cf. Jn 3,14 ; etc.). L'Eucharistie est un actesacramentel de guérison, un acte de souvenir et uneréitération de l'acte par lequel le corps duChrist a été brisé pour la réconciliationdu cosmos tout entier. Le pain de Dieu, qui descend du ciel, donne lavie au monde (cf. Jn 6,33). Le partage du pain et du vin entre tousappelle à la redistribution des richesses et àl'égalité dans le royaume que Jésus Christa proclamé. Dans la prière, l'Eglise intercèdeauprès de Dieu pour le monde, elle se tient en étatd'« intermédiarité », avecla certitude que Dieu apportera la réconciliation et laguérison. Lorsqu'elle prêche la Parole, l'Egliseapporte le réconfort à ceux qui sont méprisés,elle proclame la vérité et la justice et elle appelletous les êtres humains au repentir et au pardon. Le culte del'Eglise est lui-même, à l'égard dumonde, un témoignage de la réconciliation en Christ ;dans la puissance de l'Esprit, l'Eglise vit concrètementce témoignage eucharistique dans sa vie quotidienne.

74. Les traditions de la religion chrétienne ne sont pas les seules à disposer de ressources spirituelles pour la réconciliation et la guérison, et cela nous oblige à étudier sérieusement la dimension des relations avec les autres religions dans le cadre de la mission ; en effet, on ne saurait atteindre à la réconciliation et à la guérison dans un sens holistique en l'absence de réconciliation entre les différentes religions et cultures. Pour ce faire, il convient notamment d'apprécier la valeur des ressources spirituelles existant dans d'autres religions et cultures et d'en faire notre profit. Il existe, notamment parmi les communautés autochtones, d'autres traditions et expériences de guérison et de réconciliation qui sont d'une grande valeur.

75. La récentedéclaration oecuménique sur le dialogue nousrappelle que « le dialogue interreligieux n'est pas uninstrument capable de résoudre instantanément lesproblèmes d'urgence »19.Il arrive cependant que, en temps de conflit, les relations tisséesau fil d'un dialogue patient en temps de paix empêchentque la religion ne soit employée comme arme et que, dans biendes cas, elles ouvrent la voie à des initiatives de médiationet de réconciliation. Tout dialogue présuppose unereconnaissance mutuelle, il exprime qu'on a la volontéde se réconcilier et le désir de vivre ensemble. Unprocessus de dialogue peut instaurer la confiance et permettre untémoignage mutuel ; dans ce cas, il peut être unmoyen de guérison. Pourtant, aussi important que soit ledialogue, il faudra parfois, avant de pouvoir l'entamer,aborder les problèmes de la vérité, de lamémoire, de la repentance, de la justice, du pardon et del'amour. L'« intermédiarité »de la pratique missionnaire signifie que, dans certains cas, il fautd'abord recourir à la puissance prophétique del'Evangile pour critiquer des pratiques et croyancesreligieuses qui favorisent l'injustice et pour susciter larepentance.

76. Le ministère de l'EspritSaint - auquel l'Eglise a le privilège departiciper - consiste à guérir etréconcilier un monde déchiré. Pour exercer cettemission avec intégrité, l'Eglise doit êtreune communauté qui vit elle-même l'expériencede la réconciliation et de la guérison en Christ. Laspiritualité de réconciliation consiste à sedépouiller et à porter sa croix afin que la puissancesalvifique de Dieu puisse être démontrée.L'Esprit Saint accorde à l'Eglise des dons et desressources pour qu'elle puisse exercer ce ministère et,dans l'esprit du dialogue, les chrétiens sont disposésà apprécier les ressources qu'y apportent lesreprésentants d'autres religions. La mission de l'Egliseconsiste aussi à intervenir comme intermédiaire entreles parties aliénées ou en conflit. Cela signifiequ'elle doit les accompagner dans leurs luttes et, en mêmetemps, contester les forces d'injustice et de violence afin ques'établisse la réconciliation. A terme, il s'agitd'édifier des communautés réconciliéeset guérissantes qui, dans leur engagement et dans leurministère concret, seront elles-mêmes missionnaires.

5) S'équiper pour la réconciliation : pédagogie, pastoralia et vision

77. Ce qui inspirenotre mission de réconciliation, c'est la visionévangélique de la paix sur la terre (cf. Lc 2,14).Lorsque, en paroles et en actes, notre Seigneur Jésus Christ aprêché le Royaume de Dieu, il nous a montré cequ'est ce Royaume : c'est le royaume de la véritéet de la justice, de la repentance et du pardon, où lespremiers sont les derniers et où les chefs sont serviteurs detous. Dans les épîtres, les apôtres ont enseignéaux Eglises comment être des communautés deréconciliation, et celles-ci donnent « le fruit del'Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté,bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga5,22-23). Les membres de ces communautés sont appelés às'aimer les uns les autres, à vivre en paix les uns avecles autres et à bénir ceux qui les persécutent,laissant la vengeance à Dieu (cf. Rm 12,9-21).

78. Pourtant, bien desgens ont proclamé la paix alors qu'il n'y avaitpas de paix, et ils n'ont traité que superficiellementles profondes blessures causées par la rupture des relationset l'injustice (cf. Jr 6,14). Une approche pédagogiqueet pastorale de la mission doit prendre en compte le fait que leministère de guérison et de réconciliation estun processus en profondeur, qu'il prend beaucoup de temps etque, en conséquence, il requiert des stratégies àlong terme (cf. Rm 8,25). Dans la mesure où l'Eglisecroit que la mission appartient à Dieu et qu'il nes'agit pas d'une activité frénétiquedont elle prend l'initiative, sa mission est tendue vers unobjectif à long terme : créer des communautésde réconciliation et de guérison. Si nous voulons quenotre espérance se réalise, il faut faire preuve depatience et de sensibilité pastorale et disposer d'uneméthode pédagogique appropriée.

79. Un élémentclé de ce processus pédagogique, c'est laconscience que nous avons d'être humains. Les êtreshumains sont, par essence, des êtres en relation, liésles uns aux autres, chacun participant au tissu de la vie. Pour notresurvie, nous dépendons les uns des autres et, par conséquent,il nous faut vivre dans des relations justes, fondées sur laconfiance, et édifier des communautés de réconciliationet de guérison. Dans la perspective d'une anthropologiechrétienne, les êtres humains sont également desêtres pardonnés - pardonnés par Dieu.S'il constitue une catégorie théologique, lepardon a également des ramifications dans le domaine del'éthique. Le ministère de réconciliationet de guérison par le pardon n'implique pas seulement dedire la vérité : il implique aussi la justice. End'autres termes, la pédagogie de la justice est ce quifait du pardon un concept radical. Un pardon qui sape la justice, cen'est pas un pardon chrétien. L'acte de suivre leChrist, la sequela Christi, qui exige un effort douloureux etqui est partie intégrante du ministère de guérisonet de réconciliation, doit tendre vers la justice.

80. Du point de vue pastoral, les modesd'expression de la mission chrétienne sont la compassionpour ceux qui sont brisés et l'aspiration à unevie dans toute sa plénitude. L'une des plus importantessources d'enseignement sur ce ministère, c'estl'immense richesse de l'expérience quotidienne desgens, en particulier des pauvres et des vulnérables. Lameilleure voie d'apprentissage, pour l'Eglise, consistepeut-être à participer à l'expériencevécue des gens, à leurs luttes pour affirmer la viepartout où elle est refusée. Cette pédagogie dupartage des mémoires permettra à l'Eglised'accomplir efficacement sa mission.

81. Si ce document metparticulièrement l'accent sur les processus deréconciliation sociale, on peut s'en inspirer pourrenouveler et renforcer l'approche pastorale à l'égarddes conflits entre personnes, que ce soit dans la famille, sur leslieux de travailou dans l'Eglise. Quand on veut établir laréconciliation entre personnes,il faut aussi s'intéresser aux dimensions de la vérité,de la guérison des mémoires, de la repentance, de lajustice, du pardon et de l'amour. Les pasteurs et les prêtresmais aussi les membres laïcs de la communauté sontconfrontés à une tâche très exigeante :il leur faut trouver des moyens d'accompagner des personnes quivivent avec de profondes blessures causées par lestribulations de la vie ou des conflits interpersonnels, leur offrirun espace de sécurité dans lequel elles pourrontexprimer leur vulnérabilité, leur colère, leurimpuissance, leur souffrance et leurs aspirations. Au niveaupersonnel également, suivre l'appel du Christ àla réconciliation, cela peut impliquer un long cheminement ouprocessus, qui exige du temps et la capacité à assumerà la fois les succès et les échecs, les momentsd'espoir et de désespoir, à mettre sa foi àl'épreuve. Toutes les Eglises n'ont pas conservéla tradition du sacrement de la confession et de la réconciliation ;toutes, pourtant, sont encouragées à trouver un moyend'envisager leur ministère pastoral dans le sens de laconception de la mission telle que présentée dans cedocument.

82. Ce ministèrepastoral de guérison doit s'enraciner dans une vie de lacommunauté qui permet aux gens de s'y sentir chez eux,dans un espace de sécurité dans lequel ils pourront sefaire part, sans contrainte, de leurs joies et de leurs souffrances,dans lequel ceux qui se sentent vulnérables se sentirontsuffisamment en sécurité pour exprimer ce qui lesaccable, une communauté dans laquelle l'amour est plusfort que la crainte et la condamnation. Nourries par la célébrationde l'Eucharistie, ces communautés deviennent alors, entant que telles, des entités missionnaires, parceque l'Evangile qu'elles prêchent, ellesle vivent collectivement et individuellement. En Romains 12, Paulexplique très clairement que de telles communautés ontun rôle à jouer dans la société etqu'elles doivent être accueillantes à ceux quin'en sont pas des membres réguliers. Ce passage nousrappelle aussi qu'une mission de réconciliation et deguérison peut déboucher sur la persécution.Depuis le Christ, de nombreuses personnes et communautésexerçant une activité missionnaire ont étévictimes de violence et de discrimination. Pourtant, même dansces cas, le commandement d'amour doit être lacaractéristiqueessentielle du témoignage que les chrétiens donnent dela réconciliation de Dieu.

83. S'équiper pour lamission dans un paradigme de réconciliation a des implicationsimportantes pour les modèles existants de l'enseignementde la théologie de la mission, de l'éducationmissionnaire et de la formation à la mission. Donner àl'Eglise une pédagogie de la justice et une théologiepastorale centrée sur la compassion, cela va, àcertains égards, remettre en question l'enseignementdonné, tant dans sa forme que sur le fond. Nous les chrétiensqui entreprenons un ministère de réconciliation, ilnous faudra toujours connaître la langue, la culture et lestraditions religieuses, une connaissance qui nous aidera àentrer dans l'expérience des autres et à nousmettre à leur service. Cependant, il est tout aussi importantque nous ayons une théologie et une spiritualité de laréconciliation : il nous faut, ensemble, définirthéologiquement la manière dont Dieu instaure laréconciliation dans le monde et le rôle qu'yjouent les chrétiens. Il faut que l'Eglise apprenne etenseigne la dynamique et les processus de la réconciliationainsi que l'importance des différentes dimensions duministère de réconciliation : établir lavérité, guérir les mémoires, rendrejustice, recevoir le pardon et pardonner aux autres. Pour dépasserla culture contemporaine de la violence et dénoncer le mythede la violence rédemptrice, l'Eglise doit démontrer,dans sa vie et son témoignage, que l'on parvient àla justice et à la rédemption par une résistancenon violente. Mais, pour cela, il faut une spiritualité de laréconciliation fondée sur la kénose et leportement de la croix au nom de la justice. Il nous incombe aussid'employer et de développer les dons spirituels qui,s'ils sont utilisés dans un esprit d'amour, vontédifier la communauté et vaincre la division et lahaine (cf. 1 Co 12,8-10 ; 13,1-3 ; voir aussi Rm 12,6-10).

84. Le thèmeprincipal de la Conférence mondiale sur la mission etl'évangélisation de 2005 : « Viens,Esprit Saint - guéris et réconcilie ! »attire notre attention sur la mission de l'Esprit. Selonl'évangile de saint Jean, l'Esprit Saint, quiprocède du Père, est le Paraclet, celui qui nousaccompagne dans ce monde déchiré. L'Esprit,l'Intercesseur, se trouve dans l'« intermédiarité »,il est l'intermédiaire entre le Père, le Fils ettoute la création. Ce Paraclet est l'Esprit de véritéqui nous guide vers la vérité tout entière etqui interprète pour nous les enseignements de Jésus.L'Esprit Saint nous unit à Dieu Père et Fils etil nous fait participer à la missio Dei : apporterla vie au monde. L'Esprit nous enseigne à demeurer enChrist et à nous aimer les uns les autres, témoignantainsi de l'amour du Christ. Là où règne lahaine, l'Esprit nous réconforte et nous donne le couragede prononcer et proclamer la Parole de Dieu. Le Paraclet console ceuxqui souffrent et il « confond le monde en matièrede péché, de justice et de jugement » (Jn16,8). L'Esprit, qui est notre conseiller, est l'Espritde paix dans un monde violent (cf. Jn 14,15 - 16,15).

85. Le Paraclet donne àl'Eglise, pour son ministère de réconciliation,un modèle et un canal. L'Esprit Saint guérit etréconcilie en venant inspirer, éclairer et dynamiserl'Eglise. C'est l'Esprit qui nous permet d'affirmerce qui est vrai et, en même temps, de discerner ce qui est fauxet mauvais. L'Esprit nous relie tous ensemble et, dansl'Esprit, nous vivons une communion authentique, nous devenonsune communauté fraternelle (cf. 2 Co 13,13). Si, pendantquelque temps encore et avec toute la création, nous gémissonscomme une femme dans les douleurs de l'enfantement, l'Espritest notre sage-femme ; et nous croyons que, une fois notremission accomplie, notre affliction se transformera en joie pour lavie nouvelle de réconciliation (cf. Jn 16,20-22 ; Rm8,18-25).

La vision ultime

86. Tout à lafin de la Bible, dans l'Apocalypse, saint Jean présentela vision qui lui est donnée du ciel nouveau et de la terrenouvelle, de la nouvelle création qui est le fruit de l'oeuvreréconciliatrice de Dieu en Christ (cf. Ap 21,1-5 ; 2 Co5,17-18). La nouvelle Jérusalem est la cité réconciliéeoù Dieu demeure avec son peuple ; dans cette cité,il n'y a plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, parce quejustice a été faite. Il n'y a plus non plus deténèbres parce que tout baigne dans la lumièrede la gloire de Dieu. Au centre de cette cité coule le fleuvede vie pour la guérison des nations (cf. Ap 21,1 -22,5). C'estpourquoi, à propos de la mission dans le monde, nous pouvonsparler du « monde (oikoumene)à venir » (He 2,5 ; cf. 13,14 sq.) comme d'unesociété ouverte dans laquelle peut avoir lieu undialogue honnête entre les cultures vivantes existantes. Lemonde d'aujourd'hui peut et doit devenir un foyer(oikos) dans lequel chaquepersonne est ouverte à l'« autre »(tout comme chaque personne est ouverte au « TotalementAutre », c'est-à-dire Dieu) et dont tous lesmembres vivront d'une vie commune, nonobstant la pluralitéde leurs identités et leurs différences. Dèslors qu'elle est considérée comme un nouveauparadigme de la mission, la réconciliation débouche surune nouvelle façon de comprendre ce qu'est l'oikoumene,avec ses dérivés(oecuménisme, etc.). Alors, ces mots ne renvoient plusexclusivement à une universalité abstraite, par exemplel'ensemble du monde habité ou la totalité de larace humaine ou même à une Eglise universelle unie. End'autres termes, ils ne se contentent plus de décrireune situation donnée : ils concernent des relationssubstantielles - quoique menacées -entre Eglises, entre cultures, entre les gens, entre les sociétéshumaines, mais aussi, en même temps, entre l'humanitéet le reste de la création de Dieu.

6) Quelques questions pour pousser plus avant notre étude et notre discussion

87. Le présentdocument, qui s'efforce d'ébaucher une théologiede la mission considérée comme oeuvre deréconciliation, pose un certain nombre de questions surlesquelles il faudra se pencher plus attentivement et plus en détail,et notamment celles-ci :

  • Quelles sont les implications pratiques de l'appel àune réconciliation économique ?
  • Quels sont les processus qui, dans le contexte actuel,peuvent apporter la réconciliation entre musulmans etchrétiens ?
  • Quelles sont les contributions qu'apportent àla théologie de la mission considérée commeoeuvrede réconciliation la pensée et l'expériencedes mouvements pentecôtistes et charismatiques ?
  • Dequelles manières la théologie du Saint Esprit(pneumatologie) peut-elle mieux nous aider à réfléchirsur la réconciliation et à la pratiquer ?
  • Comment un recentrage sur la pneumatologie transforme-t-il larelation de l'humanité avec la création ?
  • Quels sont les changements que la mission, considéréecomme oeuvre de réconciliation, pourrait apporter auxparadigmes actuels de la mission ? En particulier, qu'est-ceque cette conception signifie pour la notion de conversion ?
  • Comment communiquer efficacement, à ceux quiemploient des méthodes missionnaires agressives,l'importance de l'esprit de réconciliation dans lamission ?
  • Comment fonder et développer des manières appropriéesde donner aux Eglises locales les moyens de devenir descommunautés de réconciliation et de guérison ?
  • Comment les Eglises peuvent-elles soutenir lespersonnes qui ont une vocation particulière et des donsspéciaux pour le ministère de réconciliation ?

1 La mission et l'évangélisation - Affirmation oecuménique. COE, Genève 1982, document approuvé par le Comité central du COE.

2 La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui. Document d'étude adopté par la Commission de mission et d'évangélisation du COE lors de sa réunion de l'an 2000. Ce document a été quelque peu révisé avant d'être présenté comme Document préparatoire n° 1 de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation. On peut le consulter sur le site de la conférence à l'adresse suivante : www.mission2005.org.

3 Au cours de la conférence de Salvador, une cérémonie particulièrement importante et émouvante a eu lieu au port de Solar do Unhão, là où accostaient les navires chargés d'esclaves en provenance d'Afrique. Des représentants d'origine tant européenne qu'africaine ont exprimé leur repentir pour avoir participé au péché de l'esclavage et ont demandé pardon. Cf. Jean S. Stromberg : "From Each Culture, with One Voice. Worship at Salvador", in Christopher Duraisingh (dir.) : Called to One Hope. The Gospel in Diverse Cultures. COE, Genève 1998, pp. 166-176.

4 Christopher Duraisingh (dir.) : Called to One Hope, op.cit. (note 3), pp. 27-28. Actes d'engagement de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation de 1996, Salvador de Bahia, Brésil.

5 La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 39.

6 Ibid., § 13.

7 COE, Unité II : Les Eglises en mission - Education, santé, témoignage : Documents préparatoires aux travaux en sections, Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation - Salvador de Bahia, 1996, COE, Genève 1996, p. 19. La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 62.

8 Comme en Afrique du Sud.

9 Comme au Guatemala.

10 Ce que nous rappelle tragiquement l'assassinat de Mgr Gerardi, au Guatemala, après qu'il eut annoncé les conclusions d'un rapport allant dans ce sens

11 Comme par exemple les « mères des disparus » en Argentine.

12 La mission et l'évangélisation dans l'unité aujourd'hui, op .cit. (note 1), § 13.

13 Ibid., §§ 9 & 13.

14 Ibid., § 14.

15 Cf. John V. Taylor : The Go-Between God: the Holy Spirit and Christian Mission, SCM, Londres 1972.

16 « Le défi du prosélytisme et l'appel au témoignage commun », Annexe C du 7e Rapport du Groupe mixte de travail ECR/COE, Genève-Rome 1998, §§ 8 et 9.

17 « Le défi du prosélytisme et l'appel au témoignage commun », Annexe C du 7e Rapport du Groupe mixte de travail ECR/COE, Genève-Rome 1998, §§ 8 et 9.

18 Par exemple, le Programme oecuménique d'accompagnement en Palestine et en Israël vise à être aux côtés des Palestiniens et des Israéliens qui, par leurs actions non violentes et des interventions concertées de défense des droits, visent à mettre fin à l'occupation.

19 Considérations oecuméniques sur le dialogue et les relations avec les autres religions - Le point sur 30 ans de dialogue : révision des lignes directrices de 1979,