Ce manifeste est le résultat d’un symposium intitulé «La communication pour la justice sociale à l’ère du numérique» qui s’est tenu du 13 au 15 septembre 2021. L’objectif du symposium était d’explorer les défis de la communication numérique du point de vue de la justice sociale, et d’identifier les possibilités d’actions concertées et conjointes entre les organisations religieuses, la société civile, les milieux universitaires, les médias et les sociétés technologiques.

Le symposium était organisé par le Conseil œcuménique des Églises (COE) et l’Association mondiale pour la communication chrétienne, avec le concours de Pain pour le monde (Brot für die Welt), de l’Église évangélique d’Allemagne (EKD), de l’Association des Églises et Missions Protestantes en Allemagne (Evangelische Mission Weltweit, EMW) et de la Fédération universelle des associations chrétiennes d’étudiants.

Cet événement a rassemblé des études, des expériences vécues dans différentes régions et au sein de communautés marginalisées, des exposés de spécialistes sur les tendances économiques et politiques et des réflexions éthiques et théologiques afin de contribuer à la 11ᵉ Assemblée du COE, en septembre 2022.

Le contexte mondial

Les technologies numériques transforment notre monde et les multiples espaces où nous vivons et évoluons.

Ces technologies nous offrent de nouveaux moyens de communiquer, de nous informer, d’évoluer dans le monde, de défendre la dignité et les droits de la personne humaine et de faire entendre notre opinion.

Elles créent de nouveaux modes d’interaction entre nous qui abolissent les frontières du temps et de l’espace.

Elles peuvent être de puissants outils de relation aux autres, d’inclusion, d’éducation, de rencontre, d’imagination, de créativité et de compréhension.

Cependant, les technologies numériques offrent à la fois des opportunités et des défis.

Les plateformes numériques sont aussi utilisées pour propager sciemment la désinformation et la haine ou encore pour bafouer la dignité et les droits de la personne humaine.

Des campagnes numériques de fake news, motivées par des considérations politiques, sapent les processus démocratiques et le journalisme responsable.

Bien que les plateformes numériques offrent en apparence des possibilités illimitées de liberté d’expression, la multiplication des monopoles dans le domaine des technologies numériques met en péril la diversité des opinions et des points de vue.

La communication passe de plus en plus par des plateformes privées qui vendent le rêve d’un empouvoirement démocratisé alors qu’elles monnayent les données et le temps passé dans le cadre de ce que l’on appelle l’économie de l’attention. Les utilisatrices et utilisateurs sont devenus des marchandises.

Les données privées sont de plus en plus demandées, collectées et contrôlées par une poignée de plateformes dans le but d’exploiter la personne humaine à des fins économiques et politiques.

La surveillance, la marginalisation et la militarisation font peser des menaces importantes sur les espaces numériques.

Reflet des effets persistants de la colonisation, du racisme et des déséquilibres de pouvoir systémiques, des algorithmes développés selon des critères subjectifs exacerbent les inégalités et les discriminations existantes.

La pandémie de COVID-19 amplifie également les inégalités. Les personnes exclues de la sphère numérique voient leur marginalisation s’accroître avec le passage à l’apprentissage et aux économies en ligne. Les problèmes liés à cybersécurité augmentent, notamment dans le secteur de la santé.

Perspectives théologiques

Cette transformation de la société soulève des problèmes de fond sur lesquels la communauté œcuménique travaille depuis des décennies: le pouvoir, la justice, l’équité, la participation, la promotion de collectivités humaines durables, les moyens de faire entendre les voix venant de la périphérie ou encore la dignité humaine.

Dans notre quête de réponses aux questions soulevées par la transformation numérique, de nombreuses traditions religieuses donnent à voir des enseignements d’une incroyable profondeur sur ce que signifie être humain et mener une vie juste s’inscrivant dans le tissu de la création.

Deux aspects indissociables doivent jouer un rôle central dans une réflexion théologique sur la justice numérique: la relation et la vulnérabilité.

Dans la foi chrétienne, la création à l’image de Dieu confère une dignité inhérente à chaque homme, femme ou enfant (Gn 1,27). La personne humaine est créée pour entretenir des relations et pour pouvoir collaborer et communiquer. Nous sommes appelé-e-s à assumer nos responsabilités et à prendre soin de la création de Dieu.

En Jésus Christ, Dieu s’est rendu vulnérable et a partagé notre vie humaine. La création et la personne humaine doivent donc rester au cœur de nos réflexions et de nos préoccupations. Cette vulnérabilité partagée nous incite à protéger les droits individuels et collectifs et à employer les technologies numériques pour le bien-être des êtres humains. L’option préférentielle pour les personnes pauvres et vulnérables exprimée dans la Bible (Mt 5) oriente notre attention vers le dénuement en matière d’information et vers les fractures numériques dans le contexte mondial de la numérisation.

Nous sommes appelé-e-s à nous engager sur le chemin de la justice, de la paix et de la sauvegarde de la création.

Nous sommes appelé-e-s à prendre part à la mission de Dieu pour que tout le monde puisse avoir la vie et l’avoir en abondance, y compris dans la sphère numérique (Jn 10,10).

En 2022, la communauté œcuménique se réunira à Karlsruhe (Allemagne) pour la 11ᵉ Assemblée du Conseil œcuménique des Églises, qui se tiendra dans un monde marqué par de nombreuses formes d’injustices et par la souffrance d’une grande partie de sa population humaine, de ses créatures et même de la terre elle-même.

Mais c’est aussi un monde dans lequel on assiste à des mouvements de changement, de justice et d’espérance.

Enjeux et défis

La numérisation sous ses multiples formes soulève de nouvelles questions sur l’identité et la liberté humaine. L’enjeu n’est pas seulement la cohésion sociale, mais aussi la dignité de la personne humaine.

La numérisation soulève également des questions de justice écologique, notamment au sujet de l’exploitation des ressources et de l’obsolescence programmée des technologies numériques.

Les acteurs du monde politique, de la culture et de la société civile, les milieux universitaires et les communautés de foi s’efforcent tous d’agir au mieux.

Pour relever les défis et saisir les opportunités qui se présentent à l’ère numérique, nous devons adopter une approche participative, inclusive et holistique qui est non seulement internationale et intergénérationnelle, mais aussi fondée sur la valeur sacrée de la justice sociale.

Cela nous amène à nous poser la question suivante: comment faire advenir un écosystème de communication et d’information fondé sur des principes de la justice sociale tels que la participation inclusive, la liberté, l’équité, la pérennité de la vie et la solidarité? En outre, cet écosystème devra:

  • permettre à chaque être humain d’exercer pleinement ses droits de la personne, ses droits civils et ses responsabilités,
  • renforcer le sentiment d’appartenance et de participation collective,
  • encourager les alliances et coalitions qui forgent la crédibilité, la responsabilité mutuelle et la confiance,
  • s’attacher à inclure et à célébrer les voix absentes, ignorées, réduites au silence et marginalisées dans le monde numérique,
  • combattre les préjugés explicites et implicites, le racisme, la discrimination fondée sur le genre et l’extrémisme dans les technologies numériques,
  • manifester sa solidarité avec les populations desservies et ne rechercher ni le profit ni le pouvoir,
  • encourager les plateformes qui favorisent le vivre-ensemble, la cohésion, la collaboration et les liens en vue du bien-être de la personne humaine et de la planète,
  • encourager les plateformes transparentes qui parlent ouvertement des valeurs qui les animent,
  • tirer parti des technologies open source dans une économie numérique et partager librement les connaissances et les données.

Nous avons identifié les défis particuliers suivants:

Fractures numériques. Nous faisons face à des fractures numériques de tous ordres: économiques, géographiques, raciales, éducatives, sociales, sexuées (genre), générationnelles, culturelles, technologiques et mondiales. Il existe également des fractures d’origine numérique.

Ces fractures numériques révèlent la complexité de la justice sociale à l’ère du numérique ainsi que la nécessité de mener une réflexion intersectionnelle. La justice numérique exige à la fois une justice de genre, une justice climatique, une justice économique, une justice raciale et bien d’autres encore.

Accessibilité. On considère souvent que le problème principal réside dans l’accès à l’espace numérique lui-même, soulignant ainsi les différences entre les économies à revenu faible, moyen ou élevé, mais aussi à l’intérieur d’un même pays. Il ne peut y avoir de véritable accès sans accès à des infrastructures de communication de base (raccordement stable à l’électricité et à Internet, équipements technologiques) et à divers outils, données, programmes et contenus numériques issus du contexte culturel local, auquel s’ajoutent les cadres juridiques et les ressources économiques qui permettent d’y accéder et d’investir dans ce domaine.

Les conditions d’accès ont une incidence sur les rapports de force et la répartition des ressources. À ce titre, l’accès aux technologies numériques est à la fois une cause et une conséquence des fractures.

L’accessibilité est un enjeu majeur pour les personnes handicapées. Grâce à la numérisation, leur participation à l’activité économique s’est améliorée, ainsi que leurs loisirs et leurs interactions sociales. Toutefois, l’accessibilité dans ce domaine reste encore clivée selon des critères internationaux de richesse.

Espace public. Il s’agit de l’espace où les États et le grand public communiquent, celui où la population (y compris les médias) peut exprimer ses pensées et ses sentiments et participer de façon démocratique. La numérisation offre la possibilité d’agrandir cet espace, mais les restrictions de la liberté numérique peuvent aussi le rétrécir.

Inégalités. Le pouvoir de contrôler, d’utiliser et d’analyser les données recueillies grâce à la numérisation est largement concentré entre les mains de quelques entreprises et dans des régions particulières. Les gouvernements peuvent aussi s’impliquer fortement dans le contrôle et la manipulation des données.

Éducation. L’éducation numérique, notamment le questionnement et l’examen critique des informations et des sources, est essentielle pour toute personne humaine. Souvent, l’accès à ces connaissances est clairement conditionné par l’âge, le parcours scolaire, la langue, le genre, la situation géographique et les rôles dévolus par la société aux hommes et aux femmes.

Justice de genre. Les femmes bénéficient de la numérisation sur un plan personnel, éducatif et économique. Une participation active à l’espace numérique peut contribuer à leur participation pleine et entière dans tous les domaines de l’existence. Toutefois, les inégalités omniprésentes entre les genres limitent cet accès.

Avec la généralisation du numérique, les filles et les femmes se retrouvent aussi davantage exposées au harcèlement sexualisé, à la surveillance, aux provocations (trolling) et à la haine en ligne, des comportements qui peuvent aller jusqu’à la violence physique. La violence en ligne a pour conséquence de réduire les femmes au silence et de les obliger à quitter l’espace numérique.

Respect de la vie privée et sécurité. Les difficultés universelles liées à l’utilisation des données et à l’ingérence dans la vie privée empirent lorsque le gouvernement exerce un contrôle arbitraire, lorsque les lois et règles nationales concernant le numérique sont vagues et truffées de failles, lorsqu’Internet est coupé pour réprimer la dissidence en ligne ou lorsque l’État impose une surveillance injustifiée.

Militarisation. Les technologies numériques font l’objet d’investissements militaires, et elles sont ensuite militarisées, ce qui accroît les risques dans les situations de conflit.

Principes pour une communication qui contribue à la justice sociale à l’ère du numérique

Quel que soit le sujet traité (violences faites aux femmes ou aux enfants, pauvreté, règlement des conflits, autodétermination, racisme, migration, droits du travail, droits des peuples autochtones, santé, terres, climat), il est difficile d’agir sans une communication efficace.

À cet effet, nous devons adopter une approche holistique et inclusive en vue de créer des technologies numériques qui favorisent la vie, la dignité et la justice, au lieu de leur faire obstacle.

Nous avons besoin de principes qui permettent à tout le monde de s’engager dans un débat transparent, éclairé et démocratique et d’accéder librement aux informations et aux connaissances indispensables à une coexistence pacifique, à l’autonomisation, à un engagement civique responsable et à la responsabilité mutuelle.

Ces principes fondés sur l’histoire des droits à la communication envisagent un monde dans lequel:

  • Toute personne a le droit de communiquer, de diffuser des informations et de partager ses connaissances. Cela passe par un accès équitable aux infrastructures de communication et par la liberté d’expression.
  • Toute personne a le droit de participer à la société de l’information et de la communication, tout particulièrement au sein des groupes minoritaires ou vulnérables. Cela passe par la gouvernance inclusive et participative des infrastructures médiatiques et des plateformes numériques.
  • Toute personne a droit à une communication publique équitable et impartiale. Cela passe par des normes éthiques, l’obligation de rendre des comptes et des recours en cas de déformation des faits.
  • Toute personne a droit à la dignité et au respect. Cela passe par la transparence et la responsabilité des médias et des plateformes numériques.
  • Toute personne a droit au respect de sa vie privée et à la maîtrise des informations la concernant (y compris à la suppression des données), sous réserve qu’elle ne soit pas impliquée dans des violations des droits de la personne ou des activités criminelles. Ces droits, qui doivent être inhérents à l’identité numérique de chaque personne, passent par des cadres juridiques qui préservent l’équilibre entre le droit au respect de la vie privée et la protection des droits de la personne.
  • Toute personne a droit à sa propre identité culturelle et linguistique. Cela passe par l’aménagement d’espaces de diversité culturelle et linguistique et par l’accès à la propriété et au contrôle des médias.
  • Toute personne a le droit d’acquérir des compétences en matière de communication et d’apprendre à utiliser les médias. Cela passe par des formations adaptées à sa culture et par le renforcement des compétences nécessaires (conversation, dialogue, écoute, ouverture d’esprit et esprit critique).
  • Toute personne a accès à des sources d’énergie durables pour alimenter ses appareils numériques ou électroniques. Cela passe par un accès équitable à des technologies telles que l’énergie solaire ou éolienne.
  • Toute personne a droit à des appareils à la portée de ses moyens ou à un accès public à des appareils mis à disposition dans des espaces protégés. Cela passe par des ressources économiques et par le «droit à la réparation».

 

Un mouvement de transformation

Pour faire de la justice numérique une réalité, il faut un mouvement qui transforme les personnes, les communautés humaines, les établissements d’enseignement, les agences médias et la société civile – y compris les communautés de foi. Il faut également des politiques et mesures gouvernementales éclairées et soutenues par la société civile, mais aussi fondées sur la dignité humaine, les droits de la personne et les principes démocratiques.

Les droits fondamentaux ne s’imposeront pas tout seuls ou par la bonne volonté des entreprises. Il est nécessaire de rallier un large soutien et un engagement concerté de la part de la société civile – y compris les églises et communautés de foi et les milieux politiques, scientifiques et économiques – afin de garantir et protéger les droits civils à l’ère du numérique et de rendre l’espace numérique utilisable pour le bien commun.

C’est pour explorer ces questions que le symposium intitulé «La communication pour la justice sociale à l’ère du numérique» a été organisé: pour étudier et partager des visions d’un avenir dans lequel les technologies sont mises au service de la personne humaine, et non des gouvernements et grandes entreprises.

  • Nous avons insisté sur la nécessité de poser des principes partagés d’inclusion, de respect et d’équité.
  • Nous avons souligné l’importance vitale du droit à la communication pour les populations et communautés marginalisées à travers le monde.
  • Nous avons affirmé que les droits dans les espaces numériques doivent s’inscrire dans le prolongement des droits de la personne dans les espaces publics.
  • Nous avons refusé toute justification de la violence en ligne par un détournement de l’Évangile.
  • Nous sommes tombés d’accord sur l’importance centrale des droits de l’enfant et sur le fait que les jeunes se voient offrir une occasion unique d’assumer des responsabilités dans le cadre intergénérationnel de notre transformation numérique.
  • Nous avons insisté sur le fait que les données recueillies (à caractère non personnel) doivent être mises au service du bien commun.
  • Nous avons souligné la nécessité d’accroître la responsabilité et la transparence des grandes entreprises qui ont les moyens d’influencer et d’orienter les discours publics et politiques.
  • Nous avons souligné les dangers du darknet quant à des activités illégales et nuisibles telles que le trafic d’organes, la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle, la vente d’armes et de drogues et même le recrutement dans des organisations extrémistes. Nous apportons notre soutien aux interventions qui aident les sociétés à éradiquer ces activités.
  • Nous avons reconnu le pouvoir des espaces numériques en tant qu’outils permettant aux communautés humaines opprimées de revendiquer leur identité et de s’exprimer.
  • Nous avons incité les communautés de foi à donner leur pleine mesure afin de permettre aux personnes marginalisées de bénéficier d’un accès numérique juste.

Pour relever les défis et tirer parti des possibilités que présentent les technologies numériques, nous devons réinventer notre sphère publique numérique en permanence, en mettant en avant la démocratie, les droits fondamentaux, la responsabilité mutuelle et la solidarité.

Nous nous associerons aux acteurs étatiques, aux organisations de la société civile et aux groupes religieux pour créer des espaces et des canaux inclusifs, interactifs et participatifs qui contribuent à la justice numérique, agrandissent l’espace public et imaginent l’avenir.

Nous encouragerons les critiques théologiques et éthiques des puissances qui exploitent des espaces numériques non réglementés à caractère commercial.

Nous opposerons une résistance populaire d’inspiration religieuse aux forces qui battent en brèche la dignité et l’épanouissement de la personne humaine dans les espaces numériques.

Dans le cadre d’un processus collaboratif continu, nous nous engageons à élaborer un programme d’action qui fera advenir cette réalité réinventée dans différents contextes.

Nous continuerons à agir ensemble, pour que

le droit jaillisse comme les eaux et la justice comme un torrent intarissable!

(Amos 5,24)

 

21 septembre 2021

 

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