|
|
|
En
cette aube du xxie siècle, notre monde est marqué
par une intensification de l’incertitude et de l’inquiétude.
C’est un monde meurtri, un monde dominé par des forces
mauvaises qui alimentent une culture de violence et de désespoir.
Les signes des temps sont clairs : la pandémie du sida,
le génocide au Soudan, la catastrophe provoquée par le
tsunami en Asie du Sud-Est, pour ne citer que quelques exemples. Les
conflits, la pauvreté et l’injustice
ont aggravé l’angoisse et le désespoir dans de
nombreuses sociétés. Le monde a désespérément
besoin de guérison dans presque tous les domaines de la vie
humaine. C’est pourquoi, pour la dernière réunion
de ce Comité
central, je voudrais concentrer nos réflexions sur la
guérison. Comme vous le savez, la prochaine Conférence
mondiale sur la mission et l’évangélisation, qui
aura lieu du 9 au 16 mai à Athènes, aura pour thème :
« Viens Esprit Saint, guéris et réconcilie ! –
Appelés en Christ à devenir des communautés de
réconciliation et de guérison » J’espère
que mon rapport et la discussion qui suivra permettront d’alimenter
les débats de cette conférence.
Ce
nouveau contexte mondial a suscité un regain d’intérêt
et d’attention pour la guérison et, de ce fait, les
Eglises sont confrontées à des questions fondamentales
dans les domaines de la théologie, de la missiologie, de
l’éthique et de la pastorale, questions qu’elles
doivent examiner de façon critique. Personnellement, je me
placerai dans une perspective missiologique : je veux considérer
la guérison comme étant, pour l’Eglise, action
missionnaire de transformation,
de dynamisation et de
réconciliation.
REDECOUVRIR
LE MINISTERE DE GUERISON DE L’EGLISE
La guérison
relève de l’essence même de l’Eglise. Dieu a
donné à l’Eglise sa grâce et son pouvoir de
guérison. C’est pourquoi il convient de corriger la
conception missiologique erronée, mais largement répandue,
qui considère la guérison comme un « ministère
spécialisé » et n’y voit pas un
élément fondamental ; il s’agit de parvenir
à une conception ecclésiologique qui considère
la guérison comme partie intégrante de la nature de
l’Eglise, qui se manifeste au travers de sa vie sacramentelle,
de son action diaconale et de son activité évangélisatrice.
1)
JESUS CHRIST : LE GRAND GUERISSEUR DE TOUS LES TEMPS
-
La
guérison est ancrée dans la révélation
de Dieu. Tant dans l’Ancien que dans le Nouveau
Testament, Dieu se révèle comme artisan de guérison.
La maladie apparaît comme rupture de la relation à
Dieu, comme une aliénation par rapport à Dieu. Il y a
guérison lorsque sont rétablies les justes relations à
Dieu. La plupart des miracles de Jésus sont des miracles de
guérison. La guérison est une dimension essentielle de
la mission du Christ ainsi qu’une manifestation concrète
de son œuvre de rédemption. C’est un signe et une
anticipation de la venue eschatologique du Royaume de Dieu (cf. Lc
10,9) et de la participation au Royaume de Dieu, qui sera parachevée
dans la parousie. Le Christ a donné à ses disciples le
ministère de guérison : guérissez les
malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez
les démons ; le Royaume de Dieu est parmi vous (Mt 10,1,
5, 7 ; Lc 9,1-2 ; 10,9). La guérison est devenue
une composante essentielle de la mission de l’Eglise primitive
(Ac 3,1-10 ; 9,12, 17,18 ; 32-35 ; 14,19-20 ;
20,7-12). Pourtant, au cours des siècles suivants, les
circonstances historiques ont fait que la guérison a beaucoup
perdu de son importance dans la vie et le témoignage de
l’Eglise.
-
Une
meilleure prise de conscience de la guérison.
Nous constatons depuis
quelque temps que le ministère de guérison est en
train de renaître dans l’Eglise. Le désordre
écologique, l’injustice économique et
l’accroissement de la violence ainsi que le vécu de
souffrances scandaleuses et inexplicables alimentent l’angoisse
et le désespoir chez les gens qui, de ce fait, se préoccupent
de plus en plus de la guérison. Selon les statistiques,
quatre à cinq millions de pèlerins se rendent chaque
année à Lourdes dans l’espoir d’y trouver
la guérison. Nous constatons le même phénomène,
sous de multiples formes, dans différentes parties du monde.
On voit se multiplier, dans le christianisme, des cultes et
mouvements de base centrés sur la guérison et dont les
différentes formes de spiritualité sont axées
sur la guérison. Parfois, ces mouvements sont
interconfessionnels et même syncrétistes. Les Eglises
redécouvrent ce domaine de la guérison, ayant mieux
pris conscience de l’importance cruciale qu’il revêt
pour la vie et la mission de l’Eglise. De nombreuses Eglises
et organisations œcuméniques ont lancé des
programmes spéciaux et créé des groupes de
travail chargés d’étudier différents
aspects et implications de la guérison.
-
La
guérison : thème récurrent du mouvement
œcuménique. Dans
le domaine de la mission, la guérison a toujours occupé
une place importante. L’histoire de la mission est riche
d’initiatives prises par des missionnaires qui ont voulu faire
connaître l’Evangile jusqu’aux confins du monde.
Par ailleurs, la guérison est inscrite au programme
œcuménique depuis la naissance du mouvement œcuménique
moderne. La conférence d’Edimbourg (1910), les
conférences missionnaires qui ont suivi ainsi que les
assemblées du COE et plusieurs autres grands rassemblements
œcuméniques ont, plus ou moins intensivement, abordé
le thème de la guérison. On remarque que naguère,
dans le mouvement œcuménique, on considérait
fondamentalement que la guérison relevait des « missions
médicales » des Eglises, ce qui correspond à
une perspective inspirée des cultures occidentales. Le
colloque de Tübingen, en 1962, a mis au premier plan de ses
discussions les questions liées aux soins communautaires et
aux « soins de santé primaires », qui
étaient alors mis en relation avec la mission. Ce même
colloque a souligné la nature holistique et la portée
globale du ministère de guérison de l’Eglise. Il
y eut ensuite Tübingen II, en 1967, qui a créé,
dans la structure du COE, la Commission médicale chrétienne
(CMC). Pendant plus de deux décennies, la CMC a joué
un rôle important en rappelant aux Eglises l’importance
cruciale de la guérison pour la mission de l’Eglise et
en les appelant à lui donner plus d’importance.
2)
DE LA CONCEPTION FONCTIONNELLE A LA CONCEPTION ONTOLOGIQUE DE LA
GUERISON
-
La
guérison est de nature sacramentelle.
C’est un don
(charisme) de l’Esprit Saint (1 Co 12,7-11) que l’Eglise
exerce par le baptême, l’ordination et l’onction
sacramentelle. L’eucharistie est un sacrement de guérison.
Par elle, l’Eglise proclame que le Christ est le Guérisseur
du monde, et l’Eglise, corps vivant du Christ, devient une
communauté de guérison et fait entrer l’ensemble
de la création en communion avec Dieu. La diaconie est
l’action de guérison accomplie par la communauté
eucharistique. La thérapie que l’Eglise pratique et
proclame dans l’eucharistie doit déboucher sur une
thérapie pour le monde entier. Par son engagement
missionnaire, la diaconie de guérison exercée par
l’Eglise (par laquelle elle distribue l’amour de Dieu,
source de guérison et de vie) s’adresse à toute
l’humanité et à toute la création.
Comprise dans ce sens global, la diaconie de l’Eglise dépasse
les limites des activités des institutions « diaconales ».
L’Eglise est fidèle à sa nature et à sa
vocation lorsqu’elle devient une communauté de
guérison – une communauté d’amour, de
prière, de partage, de service, de proclamation, de
dynamisation et de réconciliation (Lc 22,27). Outre la
spiritualité, chacune de ces dimensions et formes de la
mission de l’Eglise joue un rôle important dans la
guérison. Chacune sous-tend et exprime l’acte de
guérison accompli par l’Eglise. La prière a un
impact thérapeutique. La puissance divine de guérison
se révèle en réponse à la prière.
-
Intégration
de la spiritualité et de la médecine. Dans
l’Ancien Testament, la guérison est en rapport avec
tous les aspects de la vie humaine : il s’agit du
rétablissement de l’intégrité du corps,
de l’esprit et de l’âme. Sans doute la guérison
physique a-t-elle constitué une partie importante du
ministère de guérison exercé par le Christ ;
pourtant, ce qu’il visait surtout, c’était une
guérison totale dans la perspective du salut. La santé
du corps est importante parce que c’est le canal par lequel
passe la grâce de Dieu, mais la guérison ne se limite
pas au corps : elle concerne l’ensemble de la personne,
dans tous les aspects, dimensions et manifestations de sa vie. C’est
pourquoi il y a un lien très étroit entre guérison
physique et guérison spirituelle. Nous devons considérer
la guérison dans une perspective holistique. La pastorale et
l’accompagnement spirituel doivent aller de pair avec les
soins institutionnels et médicaux. Il faut dépasser la
dichotomie entre les aspects spirituels et les aspects médicaux
de la guérison, et intégrer « guérison
scientifique » et « guérison divine ».
Si nous considérons la guérison dans une perspective
holistique, nous allons dans la bonne direction. Sa riche
spiritualité et sa vision holistique permettent au
christianisme d’apporter une contribution importante à
la guérison scientifique.
-
Un
seul ministère, sous différentes formes. Comment
l’Eglise exerce-t-elle son ministère de guérison ?
Selon les époques et les contextes, la manière dont
l’Eglise a exercé son ministère de guérison
a revêtu des formes très diverses et employé des
moyens très différents. De façon générale,
l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique considèrent
que la guérison est inséparable de la spiritualité
de l’Eglise et elles accordent une place importante à
la liturgie, aux images, aux icônes et aux pèlerinages.
Par contre, les Eglises de tradition protestante donnent la
préférence au suivi personnel et à la
confession. Au siècle dernier, l’Eglise catholique et
les Eglises protestantes ont été influencées
par les mouvements charismatiques. Ces dernières années,
certaines de ces Eglises ont publié d’excellents
documents sur le ministère de guérison. Outre les
traditions bibliques et liturgiques, les normes et formes
culturelles autochtones jouent, elles aussi, un rôle important
dans le ministère de guérison exercé par les
Eglises. Pourtant, le mouvement œcuménique ne s’est
pas suffisamment intéressé à ce domaine
particulier. Il conviendrait d’y consacrer de sérieuses
discussions. La guérison est partie intégrante du
sacerdoce collectif de l’Eglise, chaque chrétien devant
assumer un ministère de guérison. Et, dans ce cadre,
une fonction et une vocation particulières sont attribuées
au ministère ordonné.
-
Un
rapport étroit entre la guérison et la justice.
Quel sens donnons-nous
au mot « guérison » ? La puissance
divine de guérison est à l’œuvre partout
où – et chaque fois que – l’Eglise
s’occupe des malades et exprime sa solidarité avec les
opprimés. Le Christ ne s’est pas contenté de
guérir les malades, il a également tendu la main aux
pauvres ; Il ne s’est pas contenté de s’identifier
aux opprimés, Il s’est également fermement
prononcé contre l’injustice. La guérison
implique nécessairement le témoignage prophétique
de l’Eglise. Le ministère de guérison de
l’Eglise ne doit pas se limiter au service médical ou à
l’accompagnement pastoral : il implique d’exercer
une diaconie sociale, d’œuvrer pour la justice, de
donner espoir aux personnes déprimées, d’apporter
la réconciliation aux victimes de l’aliénation
et la libération aux personnes marginalisées. Outre le
traitement médical, la guérison implique que l’on
s’attaque aux racines de l’injustice. L’Eglise
perd son identité et sa crédibilité, sa raison
d’être, si elle ne se conçoit pas comme la
communauté de guérison de Dieu, son agent chargé
d’exécuter, dans la puissance du Saint Esprit, sa
mission de transformation, de dynamisation et de réconciliation.
LA
GUERISON EST TRANSFORMATION
Les
guérisons pratiquées par le Christ (qui allaient au
delà de la simple guérison physique) visaient, en fin
de compte, à transformer et recréer l’humanité
et la création en instaurant une nouvelle qualité de
relations entre Dieu, l’humanité et la création.
En tant qu’elle est transformation, la guérison
implique :
1.
AFFIRMATION DE LA VIE
-
La
guérison est le début d’une vie nouvelle
en Christ. La vie dans sa « plénitude »,
la vie « en abondance », la « vie
éternelle » s’est incarnée dans le
Christ. La transformation de « toutes choses »,
« et sur la terre et dans les cieux » (Col
1,20), dans la perspective de la plénitude de vie, a commencé
en Christ : « Je suis venu pour que les hommes aient
la vie, et qu’ils l’aient en abondance » (Jn
10,10). Toute vie vient de Dieu. La guérison de la vie, elle
aussi, vient de Dieu ; c’est lui la source première
de la guérison. Une prière orthodoxe
dit que Dieu
est « le médecin de nos âmes et de nos
corps ». L’événement-Christ est la
transformation de la vie et l’inauguration d’une vie
nouvelle
(Col 3,9-10). Tel est, effectivement, l’objectif de la
guérison. La vie est don de Dieu, et la guérison est
le signe de la renaissance de la vie : « Voyez, je
fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5).
-
Guérir,
c’est restaurer ce qui est brisé dans notre vie.
Le péché de l’homme a provoqué la
désagrégation de la vie dans ses dimensions et
manifestations humaines et écologiques. Séparée
de son Créateur, la vie est disloquée, pervertie. Le
Christ est venu restaurer l’intégrité de la vie
et lui rendre sa qualité. Dans ce sens, la guérison
est essentiellement re-création ; c’est une
restauration et une redécouverte de l’intégrité,
de la cohérence et de l’unité de la vie, qui est
alors réorientée vers un nouvel avenir eschatologique,
par Jésus Christ. C’est sur la croix qu’ont été
opérées la transformation et la re-création de
la création et de l’humanité ; la
résurrection a parachevé ce processus.
-
Guérir,
c’est rétablir l’intégrité de la
vie. L’intégrité est une dimension
essentielle de l’anthropologie biblique, de la conception de
la vie qu’on trouve dans la Bible (Gn 2,7 ; 1 Th 5,23 ;
Rm 12,1-2 ; Jn 5,1-15). Guérir, c’est restaurer un
ensemble cohérent qui a été bouleversé,
désagrégé et désorienté. Dans
l’Eglise orthodoxe,
la confession est faite pour les péchés
de l’âme, de l’esprit et du corps, considérés
comme indissociables, et la guérison est accordée à
tous les péchés
qui relèvent de ces différentes dimensions de la vie
humaine. A la différence de la conception rationaliste des
Lumières, la théologie
et la philosophie des Eglises orthodoxes
considèrent la personne
humaine et, plus généralement,
la vie dans une perspective holistique. Du fait que la religion est
de plus en plus souvent renvoyée à la sphère du
privé et que, par ailleurs, les sciences médicales
tendent à se compartimenter de plus en plus, nous en sommes
arrivés à perdre de vue la dimension holistique de la
guérison. Dans sa définition de la guérison,
l’Organisation mondiale de la santé souligne bien
l’importance critique de l’intégrité. De
son côté, la Commission médicale chrétienne
a elle aussi affirmé une vision holistique de la guérison,
la considérant comme « un état dynamique de
la santé de l’individu et de la société,
de la santé physique, mentale, spirituelle, économique,
politique et sociale, un état où les personnes sont en
harmonie les unes avec les autres, avec l’environnement
matériel et avec Dieu ».1
La théologie
chrétienne doit refuser toute approche dualiste et
dissociative, et promouvoir une vision holistique de la vie et de la
guérison.
-
Guérir,
c’est faire retourner la vie à sa source.
Guérir, ce n’est pas seulement normaliser la fonction
d’un organe particulier. C’est aussi sanctifier la vie
en redécouvrant son authenticité et sa qualité
en tant qu’elle a été créée à
l’image de Dieu. Se détourner de Dieu,
c’est rejeter le don que Dieu
nous fait de la vie et
s’exposer au péché
et à la mort. De nos jours, nous sommes entourés de
forces qui visent à détruire la vie, ainsi que de
valeurs qui transforment la vie, qui se présentent à
nous sous des formes et des noms différents. Ces forces et
ces valeurs menacent le tissu même de la vie : la vie est
menacée moralement, spirituellement, physiquement et
écologiquement. Ce n’est qu’avec le Christ et
dans la puissance de l’Esprit Saint que la vie retrouve sa
nature et sa dignité originelles. Le ministère de
guérison de l’Eglise doit avant tout affirmer le
caractère sacré de la vie, qui est don de Dieu, et
appeler les chrétiens à s’engager en faveur
d’une qualité de vie qui reflète les valeurs de
l’Evangile. Guérir, c’est servir la vie. C’est
une invitation à se tourner vers Dieu,
à se convertir et à croire à l’Evangile
(Mc 1,15), source de la vie authentique.
2)
LIBERATION DU PECHE
-
Guérir,
c’est redécouvrir l’humanité authentique.
Considéré dans une perspective holistique, guérir,
ce n’est pas seulement faire disparaître des maladies
physiques ; la guérison libère l’homme des
maux physiques, mentaux et spirituels. Ceux qui s’approchaient
du Christ étaient des pécheurs, opprimés et
persécutés. La guérison que leur apportait le
Christ transformait leur vie en les libérant de leur
désagrégation physique, intellectuelle et morale ainsi
que du pouvoir du mal et du péché
(Mc 5,34 ; Lc 7,50). C’est pourquoi, sous toutes ses
formes et manifestations, la guérison est essentiellement une
lutte contre les forces du mal qui nient la liberté et la
dignité du don divin de la vie. Ces forces du mal ne relèvent
pas seulement du domaine socio-économique ; elles sont
aussi morales, spirituelles, rationnelles et écologiques. La
guérison vise à combattre ces forces et à
redécouvrir ce qui est authentiquement humain. C’est ce
concept biblique qui doit continuer à prévaloir si
l’on veut que la conception chrétienne de la guérison
devienne la force motrice de tout processus de guérison.
-
La
relation entre la guérison et le salut. Guérir,
c’est arracher la vie aux puissances du mal qui la menacent,
la désintègrent et la corrompent. C’est un
processus dont l’aboutissement est la guérison pleine
et ultime en Christ. Dans ce sens, la guérison est
essentiellement salut. Dans le Nouveau
Testament, le salut
(soteria) et la guérison (thérapeuô)
sont deux termes utilisés indifféremment (cf. Lc
10,9 ; Mc 5,34 ; 6,56 ; Mt 10,7-8). La guérison,
c’est la proclamation du salut en Christ ; elle donne une
vie nouvelle
en communiquant aux faibles et aux désespérés
la puissance vivificatrice de l’Esprit Saint. Il faut
considérer la guérison dans le contexte de l’économie
divine du salut en Jésus Christ. Les guérisons
miraculeuses opérées par le Christ n’étaient
pas des événements isolés et réduits à
eux-mêmes ; ils avaient pour objectif le salut :
« Et ceux qui le touchaient étaient tous sauvés »
(Mc 6,56). La théologie
et la spiritualité orthodoxes
soulignent fortement cet important aspect de la guérison.
-
La
guérison est source de renouveau. Le renouveau est
une dimension essentielle de la libération et du salut. Il
nous délivre du péché
et de la corruption et il ouvre la voie à l’avenir de
Dieu dans le Christ. Le renouveau est un nouveau commencement dans
le Christ ; il anticipe l’eschaton. En tant qu’il
est processus de libération et de transformation, le
renouveau est dynamique, créateur et holistique, et il
englobe la totalité de la vie, dans tous ses aspects et
expressions. En permanence, l’Esprit Saint renouvelle
l’humanité à l’image de Dieu (cf. Col
3,9-10 ; 2 Co 5,17). Le renouveau n’est pas seulement un
renouveau de la personne ;
il s’adresse à toute l’humanité et au
cosmos tout entier.
3)
EDIFICATION DE LA COMMUNAUTE
-
Guérir,
c’est établir des relations. La communauté
est une dimension essentielle de la vie humaine. En l’absence
de communauté, la vie devient source de haine et de violence.
Pour la Bible, guérir une personne, c’est l’intégrer
dans la communauté avec d’autres personnes ; cette
guérison s’adresse tant aux pauvres qu’aux
puissants (Mc 5). Etre en harmonie les uns avec les autres et
établir des relations, c’est un aspect important de la
guérison. En fait, établir des relations revient,
fondamentalement, à édifier la communauté. La
guérison ne s’adresse pas à l’individu en
tant que tel mais toujours à sa relation avec son prochain,
avec la nature et avec Dieu.
Au travers de l’individu, la guérison s’adresse à
l’ensemble de la communauté. La guérison a une
dimension personnelle
(Ex 15,26 ; Mc 2,11 ; Lc 8,48 ; Jn 5,6), mais aussi
une dimension communautaire ainsi que des implications pour la
communauté (Lc 5,12-16 ; 8,40-48 ; Mc 5,21-34). Il
y a interdépendance étroite entre la guérison
et l’édification de la communauté. La guérison
est édification de la communauté, et l’édification
d’une communauté implique un processus de guérison.
-
Guérir,
c’est rétablir de justes relations avec la création.
La guérison affirme que la création de Dieu est
bonne dans la mesure où elle est en harmonie avec
l’environnement naturel. La création est la demeure de
l’humanité. La création est l’œuvre
de Dieu lui-même ; c’est pourquoi elle lui
appartient et il la donne à l’humanité pour
qu’elle l’utilise, mais seulement selon le dessein du
Créateur et pour sa gloire. Lorsque les êtres humains
font un emploi mauvais ou abusif de la création, ils
commettent un péché
contre Dieu.
Mais les transgressions humaines ont gravement meurtri la création
de Dieu, aussi faut-il y porter remède. Dans le contexte de
la restauration des relations entre l’humanité et Dieu,
la création tient une place importante. Elle joue également
un rôle nécessaire dans l’édification de
la communauté. Selon la sotériologie orthodoxe,
l’économie du Christ englobe la totalité de la
création. Il convient d’accorder une attention
particulière à cette dimension dans l’écothéologie
moderne.
-
L’Eglise,
koinonia christocentrique, est appelée à devenir une
communauté de guérison. Etre l’Eglise,
c’est être une communauté thérapeutique.
L’Eglise est appelée à partager les souffrances
et blessures spirituelles et physiques de ses membres et à
aller à la rencontre de ceux qui ont besoin de guérison.
Par la vie sacramentelle, le témoignage évangélique
et l’action diaconale, elle doit aider les gens en un lieu
donné à se réintégrer dans la totalité
de la vie, de la spiritualité et du témoignage de
l’Eglise. L’édification de la communauté
est un processus qui doit permettre aux gens de se libérer de
leur aliénation vis-à-vis de Dieu et les uns vis-à-vis
des autres. Guérir, cela implique instaurer l’harmonie,
la paix et l’unité, par opposition au conflit et à
la division (Jn 5,6-8, 14). Communauté nouvelle édifiée
et transformée par le Christ, l’Eglise a une vocation
particulière : être le héraut d’une
humanité nouvelle inaugurée par l’événement-Christ.
L’action divine de guérison dans la puissance du Saint
Esprit sera parachevée lorsque le Christ reviendra dans sa
gloire.
LA
GUERISION EST DYNAMISATION
Dans
le Nouveau
Testament, la guérison apparaît aussi comme une
« dynamisation », c’est-à-dire un
acte qui donne aux démunis et aux marginalisés un
pouvoir, en l’occurrence celui de s’opposer aux forces du
mal. Les miracles de Jésus sont des « prodiges »
(Ac 2,22), des actes qui manifestent sa puissance ; dans la
guérison, c’est la puissance de Dieu qui agit en Jésus
Christ par le Saint Esprit (Lc 4,14). Dans un monde soumis aux forces
de la mondialisation, d’un militarisme toujours croissant, de
l’unilatéralisme et d’autres « ismes »,
la question du pouvoir revêt une importance toujours plus
critique. Quels sont les défis et implications de la
conception chrétienne du pouvoir en tant que source de
guérison, de transformation et de dynamisation ?
1)
LE POUVOIR, FORCE DE DOMINATION ET DE LIBERATION
-
Définition
du pouvoir. Le pouvoir est
ambigu et ambivalent ; il peut être aussi bien
constructeur que destructeur, bon que mauvais, et il peut mener soit
à l’intégrité, soit à
l’aliénation. En général, le pouvoir va
de pair avec la force et la domination, l’absolutisme et la
violence. La nature paradoxale du pouvoir (dunamis)
apparaît aussi à l’évidence dans la Bible,
où ce terme signifie la « capacité » –
celle de faire tant le bien que le mal. Mais cela n’implique
en aucune manière un dualisme. Le pouvoir humain sera
toujours ambigu et fragile.
-
L’usage
du pouvoir. La puissance de
Dieu incarnée en Christ est source de libération, de
guérison et de transformation. En conséquence, la
véritable question n’est pas celle du pouvoir en tant
que tel, mais celle de son bon usage. Le pouvoir ne doit pas servir
à dominer l’autre, mais à le dynamiser, à
lui donner une capacité. Il doit servir à restaurer la
dignité de la personne et la qualité de la vie. Tout
exercice du pouvoir doit reposer sur la justice. Tout pouvoir qui ne
sert qu’à donner plus de pouvoir encore aux puissants
et qui appauvrit ceux qui n’ont pas de pouvoir est tout
simplement un abus de pouvoir. Le COE a souvent condamné le
mauvais usage du pouvoir et ses abus, un pouvoir que Dieu nous a
donné en Christ en tant que source d’amour et de
libération. L’exercice arbitraire et injuste du pouvoir
est source de corruption, d’oppression et de déshumanisation.
-
Critère
moral pour l’exercice du pouvoir.
Le pouvoir ne doit pas
se fonder sur la force ; il doit se fonder sur des valeurs. Il
doit être utilisé pour servir non pas des intérêts
personnels, mais le bien de tous. Le pouvoir doit être étayé
par des principes éthiques, et il doit être employé
de façon responsable. De nos jours, nous constatons une crise
des critères qui doivent inspirer l’exercice du
pouvoir, et cela dans tous les domaines et à tous les niveaux
de la vie publique, y compris la religion. La gouvernance mondiale
est en crise parce qu’il n’y a plus de critères
moraux. Le pouvoir doit s’inspirer de principes moraux, faute
de quoi il devient un instrument du mal. Pour bien comprendre ce
qu’est le pouvoir et pour l’exercer de façon
responsable, le rôle de la religion est extrêmement
important : en effet, pour de nombreuses religions et sociétés,
la source première du pouvoir est la religion.
2)
L’EGLISE EST PORTEUSE DU POUVOIR DIVIN DE GUERISON
-
Nécessité
de transformer l’ambiguïté du pouvoir. Le
Christ a donné aux disciples « puissance et
autorité sur tous les démons, et il leur donna de
guérir les maladies » (Lc 9,1 ; Mt 10,1 ;
Mc 3,15 ; Ac 1,8). L’Eglise est porteuse du pouvoir de
guérison qui appartient à Dieu et, de ce fait, elle
est appelée à devenir, dans les mains de Dieu, son
instrument de transformation et de dynamisation. Le pouvoir de
l’Eglise est un pouvoir de service et non de domination,
d’amour et non d’oppression, de partage et non
d’absolutisme. Dans nos Eglises, il y a souvent des gens qui
critiquent sérieusement différentes formes d’abus
de pouvoir qui se commettent dans le cadre d’institutions
ecclésiales. L’Eglise est appelée à
guérir l’arrogance et le dilemme inhérents au
pouvoir. Elle est appelée, non pas à imiter le pouvoir
du monde mais à le remettre en question, à se faire le
porte-parole de ceux qui n’ont pas de pouvoir et à
annoncer que le jugement doit commencer dans la maison de Dieu. A
Melbourne, la Conférence mondiale sur la mission et
l'évangélisation a affirmé : « Notre
réponse à la déshumanisation et à
l’oppression ne peut être celle qu’adresserait, en
quelque sorte, une Eglise innocente à un monde coupable, car
nous savons, à notre honte, que le pouvoir qui s’exerce
dans l’Eglise (dans la réalité empirique de sa
forme terrestre) peut donner lieu à des abus ».
-
Du
pouvoir violent au pouvoir non violent. Le
pouvoir de la violence finit par devenir omniprésent dans
toutes nos sociétés. Le pouvoir est presque devenu
synonyme de culture de mort. Le concept biblique de pouvoir implique
le don de la vie et la préservation de celle-ci. C’est
un pouvoir qui va dans le sens de la cohérence et de la paix,
de la justice et de la créativité. C’est un
pouvoir qui est au service de la résistance non violente en
vue de défendre la liberté et la dignité de la
personne. Le pouvoir non violent, ce n’est pas l’absence
de pouvoir ; c’est plutôt le refus de la violence
en tant qu’expression du pouvoir et comme moyen de rétablir
la justice et la paix. Comment l’Eglise peut-elle élaborer
et promouvoir une conception du pouvoir qui fera du pouvoir non
violent un critère et un modèle ? En fait, la
Décennie « vaincre la violence »,
lancée par le Conseil il y a cinq ans, offre aux Eglises et
au mouvement œcuménique l’occasion et le contexte
appropriés pour continuer à œuvrer à
cette tâche formidable et urgente.
-
De
la suffisance à la vulnérabilité du pouvoir.
Toutes les formes et
expressions du pouvoir humain sont imparfaites et limitées.
Dieu seul est la source ultime de tout pouvoir. Toute expression ou
structure de pouvoir humain qui prétend se suffire à
elle-même est source de mal moral et spirituel. Ce sentiment
d’autosuffisance est source d’excès et d’abus
de pouvoir, lesquels sont eux-mêmes causes de haine,
d’aliénation et de violence. Il s’agit de définir
clairement les limites et limitations du pouvoir humain et
d’admettre sa vulnérabilité, non seulement en
théorie mais encore en pratique, surtout pour ceux qui
prétendent que le pouvoir se suffit à lui-même.
-
Du
pouvoir absolu au devoir de rendre des comptes. Le
pouvoir humain est soumis à Dieu. C’est lui qui leur a
donné le pouvoir, gratuitement. Aussi le pouvoir doit-il
s’exercer uniquement dans les limites du dessein de Dieu pour
l’humanité tout entière et pour toute la
création. Ceux qui considèrent que le pouvoir est
absolu et qui l’exercent dans ce sens sont en rébellion
contre Dieu. Toute forme de pouvoir qui n’est pas transparente
et qui n’implique pas de comptes à rendre (par exemple
l’oppression politique, l’exploitation économique
ou la marginalisation sociale) est corrompue, oppressive et
déshumanisante. Le pouvoir humain est toujours soumis au
jugement de Dieu ; aussi faut-il l’exercer en sachant
fondamentalement qu’il faudra rendre des comptes aux êtres
humains et à Dieu.
-
Du
pouvoir centralisé au pouvoir partagé. Toute
structure de pouvoir qui opère d’une manière
centralisée et exclusive est condamnée, tôt ou
tard, à l’échec. Toute conception ou tout
exercice du pouvoir qui ne se fondent pas sur les droits des gens,
sur leur participation et sur leur décision constitue un abus
de pouvoir. Lorsque le pouvoir est exercé de façon
unilatérale, il y a nécessairement des exploiteurs et
des exploités, et ce pouvoir devient une force mauvaise ;
lorsque le pouvoir est partagé, il est au service de la
justice et du progrès, il favorise la participation et il
édifie la communauté, devenant ainsi source de
créativité. Partager le pouvoir,
c’est
donner du pouvoir à la communauté, ce qui est source de
mutualité et de confiance. Il faut que le pouvoir soit entre
les mains des gens, qu’il soit délégué par
eux et qu’il soit à leur service.
3)
POUR UN POUVOIR QUI TRANSFORME
-
Le
pouvoir, source de transformation. La foi en Christ est
source de pouvoir ; elle donne naissance au pouvoir de guérison
et de transformation : « Ta foi t’a sauvé »
(Mc 5, 34). Le pouvoir de l’Evangile est force de
transformation : c’est lui qui permet aux aveugles de
voir, aux boiteux de marcher, aux lépreux d’être
purifiés, aux sourds d’entendre et aux morts de
ressusciter (Lc 7,22). En tant qu’elle est pouvoir de
transformation, la guérison restaure et renouvelle, et elle
permet de prendre un nouveau départ. Considérée
dans cette perspective particulière, l’économie
du Christ, c’est la venue du Royaume de Dieu ainsi que sa
confrontation avec les forces du contre-royaume (Lc 9,1) ; elle
vise à transformer ce qui était déchu, ce qui a
été déformé. Etant des « prodiges »
(Ac 2,22), c’est-à-dire
des manifestations de puissance, les guérisons miraculeuses
opérées par le Christ sont des signes que le pouvoir
du Royaume de Dieu a vaincu le pouvoir de Satan (Lc 10,18) et que la
transformation du monde est devenue réalité ici et
maintenant.
-
Le
pouvoir de transformation est de portée cosmique. Le
pouvoir de transformation ne se limite pas aux seuls individus ni à
une communauté particulière. C’est l’instrument
qu’emploie Dieu
pour réaliser son dessein pour l’ensemble de l’humanité
et de la création (Ap 21,3-4). Le pouvoir de transformation
s’adresse à une humanité créée à
l’image de Dieu ; il vise à réaliser la
plénitude, l’intégrité et la qualité
de vie qui se sont incarnées dans le Christ ; il
s’efforce de créer une société juste,
responsable et fondée sur la participation, inspirée
par les valeurs de l’Evangile ; il a pour fin une
création mise au service du dessein de Dieu et non pas
exploitée pour servir des intérêts humains
égoïstes. En d’autres termes, la conception
chrétienne du pouvoir affirme une conception de la société
et de la création qui a été révélée
dans le Christ. Les premiers Pères de l’Eglise ont
fortement souligné la nature holistique et la dimension
cosmique de la puissance transformatrice de Dieu dans le Christ.
Cette caractéristique importante de la théologie
patristique, qui reste très vivante dans la réflexion
théologique orthodoxe, doit être très
sérieusement étudiée dans le contexte de
l’influence croissante qu’exercent sur la théologie
contemporaine les dimensions de l’écologie et de la
mondialisation.
-
L’Eglise
est agent de la puissance transformatrice de Dieu. Par la
puissance du Saint Esprit, le Christ a été envoyé
pour « annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, […]
proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour
à la vue, renvoyer les opprimés en liberté »
(Lc 4,18-19). L’Eglise est agent du Royaume de Dieu, aussi
a-t-elle pour vocation de poursuivre cette mission en combattant les
autorités et les puissances de ce monde (Ep 1, 21 ; Col
2,10). Elle doit faire pièce aux tendances déshumanisantes
du pouvoir dans tous les domaines de la société et,
par une évangélisation active, la diaconie et le
témoignage prophétique, devenir un instrument
dynamique de la puissance transformatrice de Dieu. Communauté
transformée et création nouvelle, l’Eglise doit,
dans sa vie et sa mission, révéler la puissance
transformatrice de Dieu, source de guérison et de
dynamisation. Dans un monde dominé par les forces du mal, les
valeurs de l’Evangile doivent aider l’Eglise à
corriger sa perception du pouvoir et l’exercice qu’elle
en fait. Les valeurs de l’Evangile dynamisent les pauvres, les
opprimés, les marginalisés : elles
leur donnent du
pouvoir – le pouvoir de s’organiser et de se
gouverner eux-mêmes dans la dignité et la paix avec la
justice.
4) LA PUISSANCE DE
DIEU SE REVELE DANS LA FAIBLESSE
-
Le
pouvoir de Dieu est le pouvoir de l’amour. Dans la
Bible, le pouvoir est un don de grâce et d’amour que
Dieu accorde gratuitement. Paul nous le rappelle : « Ce
n’est pas un esprit de peur que Dieu
nous a donné, mais un esprit de force, d’amour »
(2 Tm 1,7). Il y a un lien intime entre pouvoir et amour. Le pouvoir
de Dieu en Jésus Christ était un pouvoir de don de soi
et de kénose. Avec la croix, le Christ a fondamentalement
remis en question le pouvoir humain ; il a vaincu le mal par la
puissance de l’amour. L’amour est au cœur du
pouvoir dont parle l’Evangile. C’est pourquoi le pouvoir
de l’Evangile est faiblesse ; c’est la kénose
de Dieu. Le Christ nous a guéris et nous a donné du
pouvoir en portant nos maladies, « lui dont les
meurtrissures vous ont guéris » (1 P 2,24). La
croix, qui est l’expression suprême de la faiblesse, est
devenue la manifestation concrète de la puissance de Dieu (1
Co 1,17-18 ; Rm 1,16 ; Ph 3,10-11). La kénose du
Christ est une expression non pas de faiblesse mais du pouvoir de
sacrifice ; c’est la puissance de l’amour :
« Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse »
(2 Co 12,9). Il y a du pouvoir dans la faiblesse : « Ce
qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes »
(1 Co 1,25). Paul dit encore : « Aussi mettrai-je
mon orgueil bien plutôt dans les faiblesses […] Car
lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort »
(2 Co 12,10 ; 13,4). Quel paradoxe ! Il y a guérison,
dynamisation et transformation lorsque l’amour de Dieu est à
l’œuvre.
-
La
faiblesse de Dieu est source de vie. La souffrance de Dieu
en Christ est devenue un événement vivificateur, une
source de guérison. Ce que nous dit l’Evangile, c’est
que, par le Christ, Dieu a arraché à la mort son
aiguillon et lui a ôté son pouvoir (Col 2,15 ). C’est
pourquoi, loin de détruire la vie, le pouvoir de la croix est
source de vie ; grâce à elle, le pouvoir de la
mort a été aboli. La faiblesse de Dieu, c’est
son pouvoir de guérison, de dynamisation et de
transformation. En d’autres termes, par la croix Dieu a
partagé notre déchéance, et par la résurrection
il nous a rétablis dans notre humanité authentique en
recréant, en renouvelant et en transformant notre vie. Dans
mon Eglise, au cours de la célébration
eucharistique,
nous chantons : « Par sa mort, le Christ a foulé
aux pieds la mort ; par sa résurrection, il nous a donné
la vie ». La croix est l’expression de la kénose
de Dieu ; la résurrection est la manifestation de la
puissance vivificatrice de Dieu. Cela se produit en chaque lieu et
en tous lieux lorsqu’on célèbre l’eucharistie.
En réalité, le mode de vie que nous a révélé
le Christ, c’est celui d’une vie fondée sur la
kénose.
-
La
faiblesse de Dieu est, pour l’Eglise, source de pouvoir. La
puissance de Dieu proclamée par Jésus Christ, c’est
le rejet des puissances de ce monde et la manifestation de sa grâce
et de son amour dans la faiblesse. L’action divine de guérison
en Christ donne du pouvoir à ceux qui n’en ont pas ;
elle libère, humanise et transforme. Christ le Puissant s’est
fait impuissant pour donner du pouvoir à ceux qui n’en
ont pas. Ayant reçu son pouvoir du Christ, l’Eglise
doit accomplir sa mission : combattre les forces de ce monde
qui exercent une influence démoniaque sur la société.
L’Eglise n’est pas du côté du pouvoir, des
puissants : elle est dans le camp des faibles, de ceux qui
n’ont pas de pouvoir. L’Eglise doit contester tous les
actes qui ont pour fin de réduire à l’impuissance,
elle doit soutenir activement tous les actes qui visent à
donner du pouvoir aux faibles.2
Cela implique un processus de conscientisation, ainsi que le rejet
des structures socio-économiques corrompues et des systèmes
de gouvernement oppressifs. L’Eglise demeure puissante dans la
faiblesse aussi longtemps
qu’elle reste fidèle à l’alliance que Dieu
a conclue avec l’humanité par le Christ. Lorsque
l’Eglise mène un combat prophétique contre la
violence et l’injustice, elle exerce le pouvoir que lui a
donné le Christ. Ce pouvoir qu’elle a reçu de
lui est source de guérison, de réconciliation et de
transformation.
GUERISON ET
RECONCILIATION
La
réconciliation est le fruit de la guérison. La Bible
abonde en récits de réconciliation. L’événement-Christ
est à la fois source et message de réconciliation (2 Co
5,18-20). Quelles sont les caractéristiques de la
réconciliation dans une perspective chrétienne ?
1) LA RECONCILIATION
EST UN PROCESSUS DE GUERISON
-
Dans
le Christ, Dieu est le point de convergence de toute réconciliation.
La réconciliation (katallaguè) appartient à
Dieu ;
c’est l’acte rédempteur posé par Dieu
dans le Christ : « Car il a plu à Dieu
de faire habiter en lui toute plénitude et de tout
réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les
cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix »
(Col 1,19-20). En Christ, Dieu a réconcilié avec lui
l’humanité et la création et il a créé
une humanité nouvelle
(2 Co 5,17-21 ; 5,19 sq.). La réconciliation comporte
trois dimensions, étroitement liées entre elles :
réconciliation entre Dieu et les êtres humains,
réconciliation des êtres humains, et réconciliation
de la création tout entière. En tant qu’elle est
processus de guérison et de transformation, la réconciliation
est multidimensionnelle, elle englobe tout. Fondamentalement, elle
signifie : se tourner vers Dieu
et restaurer l’image de Dieu dans les êtres humains.
Dieu a assumé la condition
humaine pour guérir, en réconciliant avec lui les
êtres humains. Dans ce sens, la réconciliation n’est
pas œuvre
humaine ; elle a ses racines en Dieu
et elle est partie intégrante de l’économie
salvifique du Christ. En Christ, Dieu est la force motrice et le
point de convergence de toute réconciliation.
-
La
réconciliation est un processus centré sur la croix.
La réconciliation est le fruit non pas d’un pouvoir
humain mais de la faiblesse de Dieu en Christ. Dieu s’est
identifié à la souffrance de l’humanité
pour la guérir. Le Christ nous a réconciliés
avec Dieu
par son sang (Rm 5,14). Le processus de réconciliation n’est
pas chose facile : il implique des risques et des sacrifices.
Pour mettre en œuvre
la puissance de la victoire de la vie sur la mort, il faut passer
par un processus de kénose (Ph 2,6-7). Toute guérison
implique une souffrance ; la réconciliation présuppose
un sacrifice. La souffrance devient rédemptrice lorsqu’elle
est étayée par des valeurs morales et spirituelles et
par une vision centrée sur la vie. La souffrance devient
processus de transformation lorsqu’elle vise à un
nouveau commencement. La grâce et l’amour de Dieu nous
sont révélés par la kénose. Lorsque nous
partageons sa croix avec le Christ, une espérance nouvelle se
lève et une vie nouvelle émerge. Sans la croix, la
réconciliation devient un consensus politique de nature
provisoire et de portée limitée.
-
Le
processus de réconciliation vise à instaurer la
confiance. Lorsqu’elle est authentique, la
réconciliation est plus qu’un accord politique ;
c’est une transformation de la conscience, une modification
des comportements et une guérison des mémoires. La
réconciliation détruit le mur de la haine (Ep 2,14),
elle crée un environnement nouveau qui favorise le
rapprochement, un espace où il peut y avoir interaction
dynamique et créatrice. A force d’écouter les
récits les uns des autres, on en arrive à mieux se
comprendre mutuellement et à se faire plus confiance. En
fait, l’instauration de la confiance est un élément
fondamental du processus de guérison. Une authentique
réconciliation vise avant tout à jeter des passerelles
pour franchir les fossés que constituent les différences
religieuses, sociales et culturelles. Dans bien des sociétés,
il y a des tensions et des conflits qui sont alimentés par
des considérations d’ordre religieux et ethnique. En
instaurant la confiance, on transforme la confrontation en
réconciliation, ce qui permet alors aux religions, aux
cultures et aux civilisations de vivre harmonieusement ensemble, de
constituer une communauté unique et responsable. En fait,
instaurer la confiance est un impératif de notre temps.
-
La
réconciliation vise à l’édification de la
communauté. La réconciliation est une réponse
à la désintégration, à l’hostilité,
à l’aliénation et à la perversion des
relations. C’est pourquoi l’édification de la
communauté est un élément central du processus
de guérison et de réconciliation. En Christ, Dieu nous
a réconciliés avec lui et les uns avec les autres en
nous constituant en koinonia. La réconciliation, loin de se
limiter aux individus, englobe la communauté tout entière ;
mais ce processus s’adresse toujours à des personnes :
ce qu’il faut réconcilier, ce sont des personnes,
pas des idées. C’est pourquoi il ne convient pas de
voir dans la réconciliation un simple modus vivendi
entre positions différentes. En tant qu’elle est
processus de guérison, il faut que la réconciliation
s’enracine dans la vie quotidienne et la conscience des gens
et qu’elle exerce son influence sur tous les domaines et
dimensions de la communauté. La réconciliation ne fait
pas disparaître les tensions : elle transforme la
communauté en y introduisant un nouveau
système de valeurs et en favorisant l’interaction
créatrice entre les diversités et même les
tensions. L’intégrité de la communauté
sera d’autant mieux établie que les diversités
auront été réconciliées et les relations
rendues cohérentes.
-
Le
ministère de réconciliation, mandat donné par
Dieu
à l’Eglise. Dans l’acte permanent de
réconciliation accompli par Dieu
par le Christ, dans la puissance de l’Esprit, l’Eglise
est un « ambassadeur » : un ministère
de réconciliation lui a été confié (2 Co
5,18-20), ministère qui se trouve au cœur même de
la missio Dei donnée à l’Eglise :
« Nous mettons notre orgueil en Dieu
par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous
avons reçu la réconciliation » (Rm 5,14).
D’une part, l’Eglise a reçu du Christ le mandat
d’exercer ce ministère, mais, d’autre part, elle
est appelée à devenir le ferment d’une
communauté réconciliée et un modèle
d’une telle communauté. La réconciliation relève
de l’essence de l’Eglise, elle fait partie de son
devenir. La réconciliation, ce n’est pas revenir en
arrière pour rétablir le statu quo ante. La
réconciliation est un phénomène dynamique, axé
sur un avenir nouveau. En transformant la désintégration
du monde et en le réconciliant avec lui, Dieu a inauguré
un avenir nouveau et a instauré une communauté
nouvelle.
En Christ, l’avenir nouveau et la
création nouvelle sont devenus des réalités.
Dans un monde déchiré par les divisions et les
conflits, nous avons terriblement besoin d’édifier des
communautés réconciliées, dans lesquelles on
respecte les différences, on surmonte les conflits et on
instaure une confiance mutuelle. Pour exercer un tel ministère
de façon crédible, l’Eglise doit elle-même
devenir une communauté réconciliée.
2) CONFESSION ET
PARDON : VERS LA RECONCILIATION
-
Le
pardon, don gratuit et obligation. Les sociétés
modernes accordent une grande importance au pardon dans la
perspective de la guérison des mémoires ; il en
est question dans les déclarations et discours publics. Sous
une forme ou sous une autre, cette question retient l’attention
de groupes ethniques, de nations, d’Etats et même de
religions. Malheureusement, le pardon a perdu une bonne partie de
son sens véritable ; on voudrait trop souvent qu’il
soit accordé facilement et offert à bon marché.
Dans la Bible, le pardon (aphésis) revêt une
importance spéciale : il signifie action de laisser
partir, de remettre une dette, une faute ou un péché.
Dieu seul peut pardonner le péché
des hommes (Lc 5,21 ; 7,49), car c’est Dieu qui est la
source de tout amour. Le pardon est un don de Dieu, aussi est-ce
également une tâche qui incombe à son Eglise
(cf. Mt 5,23-24 ; Jn 20,21-23 ; 2 Co 5,19). C’est
ainsi que, par le pouvoir de Dieu, l’Eglise est habilitée
à pardonner les péchés
et à guider les individus et les communautés vers la
guérison et la réconciliation. Dans le Symbole de
Nicée, nous confessons « un seul baptême
pour le pardon des péchés ». Le pardon est
un aspect essentiel de la foi chrétienne ainsi qu’une
dimension fondamentale de la vocation des chrétiens. La
guérison et la réconciliation impliquent le pardon.
-
Pardonner,
ce n’est pas oublier le passé. Pardonner, c’est
guérir le passé : « Pardonner, ce
n’est pas oublier ; c’est plutôt se souvenir,
mais d’une manière différente »3.
Il faut affronter courageusement le passé, et le faire de
façon responsable. Pardonner, cela signifie aussi regarder
vers l’avenir avec une foi nouvelle,
une espérance nouvelle
et dans une perspective nouvelle.
Le pardon nous engage à vivre ensemble dans la paix avec la
justice ; mais, plus encore, il donne tant à celui qui
pardonne qu’à celui qui est pardonné la capacité
de s’engager ensemble pour accomplir une tâche commune :
créer un avenir d’espérance en se libérant
de l’amertume du passé. Négliger les blessures
du passé ne contribue en rien à édifier une
communauté réconciliée. Oublier les souvenirs
de souffrances n’incite pas les gens à regarder vers
l’avant ni à s’engager dans l’édification
d’un avenir nouveau. Le pardon est l’amorce de la
guérison. En affirmant notre passé, nous guérissons
et réconcilions nos souvenirs et nous transformons nos
blessures.
-
L’acceptation
de la vérité
est la condition
sine qua non du pardon. Il faut que la faute soit
admise ; il faut que la vérité
soit dite. Reconnaître la vérité
dans sa totalité est le premier pas positif et concret dans
la perspective d’un nouveau commencement. Dire la vérité –
telle est la condition
première de la guérison. A ce propos, je me permettrai
de vous rappeler la douloureuse histoire de mon peuple. Cette année,
mon Eglise et mon peuple vont commémorer le quatre-vingt
dixième anniversaire du génocide arménien. Au
cours de la Première Guerre mondiale, en 1915, un million et
demi d’Arméniens ont été massacrés
par le gouvernement turc ottoman, selon un plan soigneusement
élaboré et systématiquement exécuté.
Bien que ma génération n’ait pas personnellement
vécu ce passé tragique, le génocide arménien
a eu de fortes répercussions sur notre formation spirituelle
et intellectuelle. Le passé hante les victimes ; nous ne
pouvons nous libérer du passé tant que ce passé
n’aura pas été dûment reconnu. Un document
préparatoire de la prochaine Conférence
mondiale sur la mission et l'évangélisation le
souligne bien : « La
guérison exige que soit brisé ce silence et que la
vérité puisse se faire jour. Cela permet la
reconnaissance de ce qui a été caché ».
-
Le
pardon doit mener à la réconciliation des mémoires.
La mémoire est une
source vivante de l’histoire, un élément
essentiel qui permet de se comprendre soi-même. Dans le
processus de réconciliation, il faut créer des espaces
dans lesquels les mémoires seront guéries,
transformées et réconciliées. Pour les
professionnels de la santé, le pardon est un puissant
instrument psychothérapeutique.4
En fait, lorsque les mémoires ne sont pas guéries,
nous restons prisonniers du passé ; lorsqu’elles
sont guéries, par l’aveu et le pardon, elles nous
donnent la capacité de reconstruire des relations,
d’intensifier la confiance mutuelle et de nous engager dans un
processus de transformation. Les mémoires non guéries
sont sources de violence, de haine et de désintégration.
En tant que réponse à l’aveu d’une faute,
le pardon est un facteur déterminant du processus de guérison
et de réconciliation. Par le pardon, nous nous
acceptons
mutuellement dans la vérité et la justice. Le pardon
est un geste qui coûte ; seul l’aveu doit mener au
pardon, ce qui est une condition préalable à toute
guérison et à toute réconciliation réelles.
-
Le
pardon doit mener à la justice. Au cœur du
processus de réconciliation, il y a la justice. Par justice,
je ne veux pas dire vengeance ; je veux parler de la justice
réparatrice et transformatrice : c’est sur elle en
effet que peuvent s’appuyer une guérison et une
réconciliation authentiques. Il s’agit d’un
processus auquel doivent participer tant la victime que l’auteur
du crime : pour que le processus de réconciliation ait
pour fin la justice, tous deux doivent y participer. L’impunité
ne fait que perpétuer l’injustice ; pourtant,
châtier le coupable ne constitue pas une fin en soi. L’aveu
et le pardon ont pour fin la réconciliation. Il faut mettre
la vérité
et la justice au service de la guérison et de la
réconciliation. En Afrique du Sud, le processus « vérité
et réconciliation » a clairement refusé
toute « réconciliation à bon marché »,
c’est-à-dire
la réconciliation sans la justice. Seule la justice
réparatrice permet d’arriver à une authentique
réconciliation. Le processus de guérison implique
entre autres que l’on donne du pouvoir à ceux qui n’en
ont pas, qu’on les accompagne et qu’on se batte pour la
justice et la réconciliation. En tant qu’acte divin de
guérison, la réconciliation nous libère de la
désintégration et de la crainte et elle fait de nous
une communauté nouvelle
et transformée (Rm 5,6-11 ; 2 Co 5,17).
VERS UNE MISSION
DE RECONCILIATION DANS UN MONDE FRAGMENTE
1)
RENOUVELER LA MISSION DE GUERISON
En
1983, l’Assemblée de Vancouver a déclaré :
« L’Eglise vit dans un monde où la
fragmentation et l’absence d’harmonie s’expriment
non seulement sous la forme de maladies et de conflits mais aussi
dans la marginalisation et l’oppression dont sont victimes tant
de gens pour des raisons économiques, raciales, politiques et
culturelles. Cette situation appelle l’Eglise à exercer
son ministère de guérison d’une manière
holistique et dans une pratique renouvelée par la puissance de
l’amour du Christ, lequel constitue la base de ce ministère. »5
Cet appel de Vancouver à un ministère de guérison
est aujourd’hui plus urgent que jamais. L’Eglise doit
exercer son ministère de réconciliation,
essentiellement, comme un ministère de transformation, de
dynamisation et de réconciliation.
-
A
notre époque, la fragmentation du monde est une réalité
existentielle qui nous touche au plus haut point. L’humanité
est aux prises avec une crainte lancinante et une insécurité
profonde. Le monde se fait de plus en plus confus et menaçant.
L’absence de confiance mutuelle et de tolérance
provoque une polarisation entre les communautés et les pousse
de plus en plus à la violence. Y a-t-il, pour l’Eglise,
mission plus crédible et urgente que de devenir un
authentique instrument de la puissance divine de guérison, de
transformation, de dynamisation et de réconciliation ?
Confronté au pouvoir humain, le Christ a révélé
son impuissance ; confronté à l’orgueil
humain, il a révélé son humilité ;
confronté à la haine des humains, il a révélé
son amour ; confronté aux divisions entre les humains,
il a révélé sa réconciliation ;
confronté au péché
des humains, il a révélé son salut ;
confronté à la mort des êtres humains, il a
révélé sa vie. Telle est la voie du Christ. Et
cette voie doit devenir la voie de l’Eglise. La mission de
Dieu est un appel à devenir une Eglise qui guérit dans
un monde marqué par la destruction, la fragmentation et
l’aliénation.
-
Il nous faut
redécouvrir l’ecclésiologie de l’Eglise
primitive, pour qui la guérison était partie
intégrante de sa nature profonde. Il nous faut aussi
redécouvrir la conception holistique de la mission, dans
laquelle la guérison est un élément essentiel
de la vocation de l’Eglise. L’intérêt
croissant que portent nos Eglises à la guérison, et
qui se manifeste de différentes manières et à
des degrés divers, est sans doute un signe encourageant.
Pourtant, il s’agit de lui donner une forme plus structurée,
une expression plus efficace et une orientation plus claire. Dans
nos réflexions sur la mission et dans notre activité
missionnaire, nous devons fortement souligner la place centrale
qu’occupe le ministère de guérison. Il convient
d’énoncer clairement la spécificité du
concept chrétien de guérison : en premier lieu,
nous devons intégrer la guérison par la foi et la
guérison par la médecine ; en second lieu, nous
devons accorder la place qui leur est due aux dimensions écologique
et communautaire de la guérison ; en troisième
lieu, nous devons voir dans la guérison un processus
holistique tendu vers le salut.
-
Outre
les dimensions ecclésiologiques et missiologiques de la
guérison, certaines pratiques socioculturelles
(essentiellement dans les cultures d’Afrique et d’Amérique
du Nord et du Sud) contribuent elles aussi à donner une forme
et une importance nouvelles
au ministère de guérison des Eglises. La manière
dont ces cultures exercent le pouvoir de guérison pose des
questions critiques. En premier lieu, le ministère de
guérison appartient à l’Eglise dans son
ensemble ; en outre, pour exercer son pouvoir de guérison,
Dieu
a recours à certaines personnes, dont il fait ses
instruments, mais celles-ci doivent exercer ce pouvoir de guérison
dans le cadre du ministère de guérison de l’Eglise
et non de façon isolée ou en se mettant en avant. En
second lieu, lorsque le ministère de guérison est
exercé par des individus, il ne peut être question de
transaction financière, sous quelque forme que ce soit :
cela reviendrait à dénaturer le pouvoir de guérison
de l’Eglise. En troisième lieu, s’il est vrai que
l’emploi, dans un ministère de guérison, de
formes et modes culturels autochtones est un signe de force et de
richesse, cela peut facilement déboucher sur le syncrétisme
lorsque ces formes culturelles sont considérées comme
des normes et ne sont pas vérifiées à la
lumière de l’Evangile.
-
Pour la mission de
guérison, de dynamisation et de réconciliation de
l’Eglise, il est nécessaire de trouver un équilibre
entre la perspective communautaire et la perspective individuelle.
Il convient d’accorder une attention toute particulière
à la famille qui, de nos jours, dans bien des sociétés,
est disloquée et déformée moralement et
spirituellement. La guérison et la réédification
de la communauté doivent partir de la famille. L’éducation
et la formation chrétiennes doivent accompagner tout le
processus de guérison. Pour se renouveler, le ministère
de guérison est aussi appelé à donner plus
d’efficacité au témoignage prophétique de
l’Eglise, dans ses multiples aspects et manifestations.
2)
LA GUERISON, PRIORITE ŒCUMENIQUE
Quelles
sont, pour le mouvement œcuménique,
les implications d’un renouveau de la mission de guérison ?
Dans mon rapport à l’Assemblée de Harare (1998),
j’ai déclaré : « Témoins
de cette vie en abondance que Dieu désire pour tous, les
Eglises doivent engager tout l’éventail de leurs
ressources pour se porter au secours de l’être humain
meurtri. Bien qu’il ne soit pas possible de continuer à
réaliser des programmes dans ce domaine comme on le faisait
naguère, le ministère de guérison de l’Eglise,
qui est une dimension essentielle de la vocation missionnaire des
Eglises, devrait rester l’un des principaux champs d’action
du Conseil. »6
C’est ma conviction aujourd’hui encore. Je voudrais
vous rappeler que lors de notre première réunion après
l’Assemblée de Harare, nous avons défini un
certain nombre de champs d’action prioritaires pour le
témoignage œcuménique
du Conseil : d’une part, « être
l’Eglise » et « rendre un témoignage et
un service communs dans le contexte de la mondialisation »,
mais aussi, d’autre part : « servir la vie »
et « le ministère de réconciliation ».7
En fait, ce que nous avons réalisé à ce jour
dans ce domaine n’est à mon avis pas satisfaisant,
compte tenu de la multiplication des besoins, des problèmes et
des attentes des gens. Il faudra qu’après l’Assemblée
se poursuivent les discussions théologiques sur la guérison
et la médecine parallèle, la guérison et la
culture, la guérison et le dialogue entre les religions, mais
aussi sur un certain nombre d’autres problèmes qui ne
sont pas encore résolus et qui prêtent à
controverses. Je vais maintenant passer en revue un certain nombre de
domaines particuliers sur lesquels, à mon avis, il faudrait
approfondir notre réflexion.
-
La
guérison est, en premier lieu, en rapport avec la vie
sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Dans ce
sens, servir la vie devrait être la force motrice
et sustentatrice de la guérison. Lorsqu’il
s’intéresse à la manière de servir la
vie, le Conseil doit reprendre et approfondir les discussions sur la
théologie
de la vie, sur une éthique et une spiritualité
centrées sur la vie, sur la culture de paix et de la
non-violence, etc.
-
La
guérison est également en rapport avec
l’anthropologie : qu’est-ce qu’un
être humain, et quelles sont sa place et sa vocation dans la
création ? Il nous faut réexaminer nos
convictions et perceptions anthropologiques à la lumière
des fantastiques progrès et changements que l’on
constate dans tous les domaines de la vie humaine. Dans ce contexte,
il s’agit d’étudier avec réalisme, et avec
la participation active des Eglises, certaines questions que posent
la biotechnologie, le contrôle des naissances, l’avortement
et la sexualité humaine. L’étude récemment
faite par Foi et constitution sur l’anthropologie théologique
constitue une initiative importante dans ce sens. Foi et
constitution doit poursuivre ce processus en élargissant sa
portée dans le cadre d’une réflexion
approfondie.
-
Nous
ne pouvons pas ignorer la dimension écologique.
Comme je l’ai fait remarquer, la guérison doit être
holistique, elle doit tout englober. C’est à l’ensemble
de la création que s’adresse l’action divine de
guérison dans le Christ. Le système écologique
a besoin de guérison. Il ne s’agit pas d’un
problème écologique mais d’un problème
théologique, moral et spirituel. Il nous faut reprendre, dans
un cadre thématique ou administratif différent, les
thèmes fondamentaux liés à la justice, la paix
et la sauvegarde de la création (JPSC).
-
Il
semble qu’un nouveau paradigme missiologique soit en train de
s’imposer : celui de la mission considérée
comme réconciliation. J’espère que
la CME reprendra cette question. Il faudrait faire mieux ressortir
les liens existant entre mission et réconciliation, en
particulier dans une perspective ecclésiologique. Bien
entendu, il ne s’agit pas de limiter le champ d’action
de la mission à la seule réconciliation (la missio
Dei va plus loin que la réconciliation) ; compte
tenu de la multiplication des conflits dans de nombreuses sociétés,
nous devons donner la priorité, au Conseil, à la
réconciliation en rapport avec la mission.
-
Le
mouvement œcuménique
a traité de la question du pouvoir à
différentes occasions et à propos de différents
thèmes. Compte tenu de l’évolution de la
situation au niveau mondial, cette question du pouvoir doit occuper
une place importante dans la discussion œcuménique.
Il nous faut élaborer une conception du pouvoir qui se fonde
sur le partage, la durabilité et des principes moraux, une
conception du pouvoir qui refuse l’unilatéralisme et la
légitimation de n’importe quelle forme de pouvoir
humain, une conception enfin qui renforce les structures de
responsabilité et qui affirme la vulnérabilité
mutuelle.
-
Enfin,
je suis profondément convaincu que, pour l’ensemble du
mouvement œcuménique,
l’un des thèmes essentiels et prioritaires doit être
celui-ci : « être l’Eglise ».
Le ministère de guérison est une dimension
essentielle de ce que cela signifie aujourd’hui « être
l’Eglise ». En offrant au monde la puissance de
guérison de l’Esprit Saint, l’Eglise devient
pleinement et authentiquement elle-même, tant dans son essence
que dans son rayonnement missionnaire. Comment les Eglises
peuvent-elles un jouer un rôle crédible et devenir un
instrument de guérison entre les mains de Dieu aussi
longtemps qu’elles restent prisonnières de leurs
divisions historiques ? Partenaires de Dieu dans sa mission de
guérison, de transformation, de dynamisation et de
réconciliation dans le monde, ainsi que nous l’avons
dit à Harare dans Notre vision œcuménique,
« nous
marchons ensemble, peuple libéré par le pardon de Dieu.
Au milieu des
déchirures du monde,
nous
proclamons la bonne nouvelle de la réconciliation, de la
guérison et de la justice en Christ ».8
Aram
Ier
Catholicos de
Cilicie
Février 2005
Antélias,
Liban
1
Healing and wholeness: the Church's Role in Health,
rapport d’une étude effectuée par la
Commission médicale chrétienne, COE, Genève
1990, p. 6.
2
Rapport de la section IV, § 12, in: Que ton règne vienne, perspectives missionnaires, Rapport de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, Melbourne, Australie, 12-25 mai 1980; Genève, COE/Labor et Fides, 1982, p. 267.
3
La réflexion œcuménique
sur le pouvoir et la faiblesse suit deux perspectives. La Conférence
mondiale sur la mission et l'évangélisation de
Melbourne (cf. section IV) a défendu une approche critique du
pouvoir, mettant l’accent sur la non-violence et l’absence
de pouvoir, position que l’on retrouve dans le document
Affirmation
œcuménique sur la mission et l’évangélisation
de 1982. La Conférence
mondiale sur la mission et l'évangélisation qui tenue
à San Antonio a plus insisté sur la puissance
créatrice de la résistance et de la dynamisation des
pauvres (cf. section II). A mon avis, ces deux approches sont
légitimes et complémentaires.
4
Robert J. Schreiter : "The Theology of Reconciliation and
Peacemaking for Mission", in : Mission, Violence and
Reconciliation, ed. H. Mellor and T. Yates, London, 2004, p.
22.
5
"La mission, ministère de réconciliation", Document préparatoire de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, n° 10, § 38.
6
Rodney L. Petersen: "Forgiveness and Reconciliation in
Christian Theology", in : The Orthodox Church in a
pluralistic World, publié sous la direction
d’Emmanuel Clapsis, COE, Genève 2004, p. 113.
7
"La mission, ministère de réconciliation", Document préparatoire de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, n° 10, § 38
8
Rapport du président, in : Faisons route ensemble –
Rapport officiel de la Huitième Assemblée du Conseil
œcuménique des Eglises, publié sous la
direction de Nicolas Lossky, WCC Publications, Genève 1999,
pp. 47-48.
9
Conseil œcuménique des Eglises: Procès-verbal
de la cinquantième réunion, Genève, 26
août-3 septembre 1999, p. 90.
10
Faisons route ensemble – Rapport officiel de la Huitième
Assemblée du Conseil œcuménique des Eglises,
publié sous la direction de Nicolas Lossky, WCC Publications,
Genève 1999, p. 128.