En
cette aube du xxie siècle, notre monde est marqué
par une intensification de l’incertitude et de l’inquiétude.
C’est un monde meurtri, un monde dominé par des forces
mauvaises qui alimentent une culture de violence et de désespoir.
Les signes des temps sont clairs : la pandémie du sida,
le génocide au Soudan, la catastrophe provoquée par le
tsunami en Asie du Sud-Est, pour ne citer que quelques exemples. Les
conflits, la pauvreté et l’injustice

ont aggravé l’angoisse et le désespoir dans de
nombreuses sociétés. Le monde a désespérément
besoin de guérison dans presque tous les domaines de la vie
humaine. C’est pourquoi, pour la dernière réunion
de ce
Comité
central, je voudrais concentrer nos réflexions sur la
guérison. Comme vous le savez, la prochaine Conférence
mondiale sur la mission et l’évangélisation, qui
aura lieu du 9 au 16 mai à Athènes, aura pour thème :
« Viens Esprit Saint, guéris et réconcilie ! –
Appelés en Christ à devenir des communautés de
réconciliation et de guérison » J’espère
que mon rapport et la discussion qui suivra permettront d’alimenter
les débats de cette conférence.

Ce
nouveau contexte mondial a suscité un regain d’intérêt
et d’attention pour la guérison et, de ce fait, les
Eglises sont confrontées à des questions fondamentales
dans les domaines de la théologie, de la missiologie, de
l’éthique et de la pastorale, questions qu’elles
doivent examiner de façon critique. Personnellement, je me
placerai dans une perspective missiologique : je veux considérer
la guérison comme étant, pour l’Eglise, action
missionnaire de
transformation,
de
dynamisation et de
réconciliation.

REDECOUVRIR
LE MINISTERE DE GUERISON DE L’EGLISE


La guérison
relève de l’essence même de l’Eglise. Dieu a
donné à l’Eglise sa grâce et son pouvoir de
guérison. C’est pourquoi il convient de corriger la
conception missiologique erronée, mais largement répandue,
qui considère la guérison comme un « ministère
spécialisé » et n’y voit pas un
élément fondamental ; il s’agit de parvenir
à une conception ecclésiologique qui considère
la guérison comme partie intégrante de la nature de
l’Eglise, qui se manifeste au travers de sa vie sacramentelle,
de son action diaconale et de son activité évangélisatrice.



1)
JESUS CHRIST : LE GRAND GUERISSEUR DE TOUS LES TEMPS



  1. La
    guérison est ancrée dans la révélation
    de Dieu.
    Tant dans l’Ancien que dans le
    Nouveau
    Testament, Dieu se révèle comme artisan de guérison.
    La maladie apparaît comme rupture de la relation à
    Dieu, comme une aliénation par rapport à Dieu. Il y a
    guérison lorsque sont rétablies les justes relations à
    Dieu. La plupart des miracles de Jésus sont des miracles de
    guérison. La guérison est une dimension essentielle de
    la mission du Christ ainsi qu’une manifestation concrète
    de son œuvre de rédemption. C’est un signe et une
    anticipation de la venue eschatologique du Royaume de Dieu (cf. Lc
    10,9) et de la participation au Royaume de Dieu, qui sera parachevée
    dans la parousie. Le Christ a donné à ses disciples le
    ministère de guérison : guérissez les
    malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez
    les démons ; le Royaume de Dieu est parmi vous (Mt 10,1,
    5, 7 ; Lc 9,1-2 ; 10,9). La guérison est devenue
    une composante essentielle de la mission de l’Eglise primitive
    (Ac 3,1-10 ; 9,12, 17,18 ; 32-35 ; 14,19-20 ;
    20,7-12). Pourtant, au cours des siècles suivants, les
    circonstances historiques ont fait que la guérison a beaucoup
    perdu de son importance dans la vie et le témoignage de
    l’Eglise.

  1. Une
    meilleure prise de conscience de la guérison.
    Nous constatons depuis
    quelque temps que le ministère de guérison est en
    train de renaître dans l’Eglise. Le désordre
    écologique, l’injustice économique et
    l’accroissement de la violence ainsi que le vécu de
    souffrances scandaleuses et inexplicables alimentent l’angoisse
    et le désespoir chez les gens qui, de ce fait, se préoccupent
    de plus en plus de la guérison. Selon les statistiques,
    quatre à cinq millions de pèlerins se rendent chaque
    année à Lourdes dans l’espoir d’y trouver
    la guérison. Nous constatons le même phénomène,
    sous de multiples formes, dans différentes parties du monde.
    On voit se multiplier, dans le christianisme, des cultes et
    mouvements de base centrés sur la guérison et dont les
    différentes formes de spiritualité sont axées
    sur la guérison. Parfois, ces mouvements sont
    interconfessionnels et même syncrétistes. Les Eglises
    redécouvrent ce domaine de la guérison, ayant mieux
    pris conscience de l’importance cruciale qu’il revêt
    pour la vie et la mission de l’Eglise. De nombreuses Eglises
    et organisations œcuméniques ont lancé des
    programmes spéciaux et créé des groupes de
    travail chargés d’étudier différents
    aspects et implications de la guérison.

  1. La
    guérison : thème récurrent du mouvement
    œcuménique.
    Dans
    le domaine de la mission, la guérison a toujours occupé
    une place importante. L’histoire de la mission est riche
    d’initiatives prises par des missionnaires qui ont voulu faire
    connaître l’Evangile jusqu’aux confins du monde.
    Par ailleurs, la guérison est inscrite au programme
    œcuménique depuis la naissance du mouvement œcuménique
    moderne. La conférence d’Edimbourg (1910), les
    conférences missionnaires qui ont suivi ainsi que les
    assemblées du COE et plusieurs autres grands rassemblements
    œcuméniques ont, plus ou moins intensivement, abordé
    le thème de la guérison. On remarque que naguère,
    dans le mouvement œcuménique, on considérait
    fondamentalement que la guérison relevait des « missions
    médicales » des Eglises, ce qui correspond à
    une perspective inspirée des cultures occidentales. Le
    colloque de Tübingen, en 1962, a mis au premier plan de ses
    discussions les questions liées aux soins communautaires et
    aux « soins de santé primaires », qui
    étaient alors mis en relation avec la mission. Ce même
    colloque a souligné la nature holistique et la portée
    globale du ministère de guérison de l’Eglise. Il
    y eut ensuite Tübingen II, en 1967, qui a créé,
    dans la structure du COE, la Commission médicale chrétienne
    (CMC). Pendant plus de deux décennies, la CMC a joué
    un rôle important en rappelant aux Eglises l’importance
    cruciale de la guérison pour la mission de l’Eglise et
    en les appelant à lui donner plus d’importance.


2)
DE LA CONCEPTION FONCTIONNELLE A LA CONCEPTION ONTOLOGIQUE DE LA
GUERISON

  1. La
    guérison est de nature sacramentelle
    .
    C’est un don
    (charisme) de l’Esprit Saint (1 Co 12,7-11) que l’Eglise
    exerce par le baptême, l’ordination et l’onction
    sacramentelle. L’eucharistie est un sacrement de guérison.
    Par elle, l’Eglise proclame que le Christ est le Guérisseur
    du monde, et l’Eglise, corps vivant du Christ, devient une
    communauté de guérison et fait entrer l’ensemble
    de la création en communion avec Dieu. La diaconie est
    l’action de guérison accomplie par la communauté
    eucharistique. La thérapie que l’Eglise pratique et
    proclame dans l’eucharistie doit déboucher sur une
    thérapie pour le monde entier. Par son engagement
    missionnaire, la diaconie de guérison exercée par
    l’Eglise (par laquelle elle distribue l’amour de Dieu,
    source de guérison et de vie) s’adresse à toute
    l’humanité et à toute la création.
    Comprise dans ce sens global, la diaconie de l’Eglise dépasse
    les limites des activités des institutions « diaconales ».
    L’Eglise est fidèle à sa nature et à sa
    vocation lorsqu’elle devient une communauté de
    guérison – une communauté d’amour, de
    prière, de partage, de service, de proclamation, de
    dynamisation et de réconciliation (Lc 22,27). Outre la
    spiritualité, chacune de ces dimensions et formes de la
    mission de l’Eglise joue un rôle important dans la
    guérison. Chacune sous-tend et exprime l’acte de
    guérison accompli par l’Eglise. La prière a un
    impact thérapeutique. La puissance divine de guérison
    se révèle en réponse à la prière.



  1. Intégration
    de la spiritualité et de la médecine.
    Dans
    l’Ancien Testament, la guérison est en rapport avec
    tous les aspects de la vie humaine : il s’agit du
    rétablissement de l’intégrité du corps,
    de l’esprit et de l’âme. Sans doute la guérison
    physique a-t-elle constitué une partie importante du
    ministère de guérison exercé par le Christ ;
    pourtant, ce qu’il visait surtout, c’était une
    guérison totale dans la perspective du salut. La santé
    du corps est importante parce que c’est le canal par lequel
    passe la grâce de Dieu, mais la guérison ne se limite
    pas au corps : elle concerne l’ensemble de la personne,
    dans tous les aspects, dimensions et manifestations de sa vie. C’est
    pourquoi il y a un lien très étroit entre guérison
    physique et guérison spirituelle. Nous devons considérer
    la guérison dans une perspective holistique. La pastorale et
    l’accompagnement spirituel doivent aller de pair avec les
    soins institutionnels et médicaux. Il faut dépasser la
    dichotomie entre les aspects spirituels et les aspects médicaux
    de la guérison, et intégrer « guérison
    scientifique » et « guérison divine ».
    Si nous considérons la guérison dans une perspective
    holistique, nous allons dans la bonne direction. Sa riche
    spiritualité et sa vision holistique permettent au
    christianisme d’apporter une contribution importante à
    la guérison scientifique.



  1. Un
    seul ministère, sous différentes formes.
    Comment
    l’Eglise exerce-t-elle son ministère de guérison ?
    Selon les époques et les contextes, la manière dont
    l’Eglise a exercé son ministère de guérison
    a revêtu des formes très diverses et employé des
    moyens très différents. De façon générale,
    l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique considèrent
    que la guérison est inséparable de la spiritualité
    de l’Eglise et elles accordent une place importante à
    la liturgie, aux images, aux icônes et aux pèlerinages.
    Par contre, les Eglises de tradition protestante donnent la
    préférence au suivi personnel et à la
    confession. Au siècle dernier, l’Eglise catholique et
    les Eglises protestantes ont été influencées
    par les mouvements charismatiques. Ces dernières années,
    certaines de ces Eglises ont publié d’excellents
    documents sur le ministère de guérison. Outre les
    traditions bibliques et liturgiques, les normes et formes
    culturelles autochtones jouent, elles aussi, un rôle important
    dans le ministère de guérison exercé par les
    Eglises. Pourtant, le mouvement œcuménique ne s’est
    pas suffisamment intéressé à ce domaine
    particulier. Il conviendrait d’y consacrer de sérieuses
    discussions. La guérison est partie intégrante du
    sacerdoce collectif de l’Eglise, chaque chrétien devant
    assumer un ministère de guérison. Et, dans ce cadre,
    une fonction et une vocation particulières sont attribuées
    au ministère ordonné.



  1. Un
    rapport étroit entre la guérison et la justice.
    Quel sens donnons-nous
    au mot « guérison » ? La puissance
    divine de guérison est à l’œuvre partout
    où – et chaque fois que – l’Eglise
    s’occupe des malades et exprime sa solidarité avec les
    opprimés. Le Christ ne s’est pas contenté de
    guérir les malades, il a également tendu la main aux
    pauvres ; Il ne s’est pas contenté de s’identifier
    aux opprimés, Il s’est également fermement
    prononcé contre l’injustice. La guérison
    implique nécessairement le témoignage prophétique
    de l’Eglise. Le ministère de guérison de
    l’Eglise ne doit pas se limiter au service médical ou à
    l’accompagnement pastoral : il implique d’exercer
    une diaconie sociale, d’œuvrer pour la justice, de
    donner espoir aux personnes déprimées, d’apporter
    la réconciliation aux victimes de l’aliénation
    et la libération aux personnes marginalisées. Outre le
    traitement médical, la guérison implique que l’on
    s’attaque aux racines de l’injustice. L’Eglise
    perd son identité et sa crédibilité, sa raison
    d’être, si elle ne se conçoit pas comme la
    communauté de guérison de Dieu, son agent chargé
    d’exécuter, dans la puissance du Saint Esprit, sa
    mission de transformation, de dynamisation et de réconciliation.

LA
GUERISON EST TRANSFORMATION

Les
guérisons pratiquées par le Christ (qui allaient au
delà de la simple guérison physique) visaient, en fin
de compte, à transformer et recréer l’humanité
et la création en instaurant une nouvelle qualité de
relations entre Dieu, l’humanité et la création.
En tant qu’elle est transformation, la guérison
implique :

1.
AFFIRMATION DE LA VIE



  1. La
    guérison est le début d’une vie
    nouvelle
    en Christ.
    La vie dans sa « plénitude »,
    la vie « en abondance », la « vie
    éternelle » s’est incarnée dans le
    Christ. La transformation de « toutes choses »,
    « et sur la terre et dans les cieux » (Col
    1,20), dans la perspective de la plénitude de vie, a commencé
    en Christ : « Je suis venu pour que les hommes aient
    la vie, et qu’ils l’aient en abondance » (Jn
    10,10). Toute vie vient de Dieu. La guérison de la vie, elle
    aussi, vient de Dieu ; c’est lui la source première
    de la guérison. Une prière
    orthodoxe
    dit que
    Dieu
    est « le médecin de nos âmes et de nos
    corps ». L’événement-Christ est la
    transformation de la vie et l’inauguration d’une vie
    nouvelle
    (Col 3,9-10). Tel est, effectivement, l’objectif de la
    guérison. La vie est don de Dieu, et la guérison est
    le signe de la renaissance de la vie : « Voyez, je
    fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5).

  1. Guérir,
    c’est restaurer ce qui est brisé dans notre vie.

    Le péché de l’homme a provoqué la
    désagrégation de la vie dans ses dimensions et
    manifestations humaines et écologiques. Séparée
    de son Créateur, la vie est disloquée, pervertie. Le
    Christ est venu restaurer l’intégrité de la vie
    et lui rendre sa qualité. Dans ce sens, la guérison
    est essentiellement re-création ; c’est une
    restauration et une redécouverte de l’intégrité,
    de la cohérence et de l’unité de la vie, qui est
    alors réorientée vers un nouvel avenir eschatologique,
    par Jésus Christ. C’est sur la croix qu’ont été
    opérées la transformation et la re-création de
    la création et de l’humanité ; la
    résurrection a parachevé ce processus.



  1. Guérir,
    c’est rétablir l’intégrité de la
    vie
    .
    L’intégrité est une dimension
    essentielle de l’anthropologie biblique, de la conception de
    la vie qu’on trouve dans la Bible (Gn 2,7 ; 1 Th 5,23 ;
    Rm 12,1-2 ; Jn 5,1-15). Guérir, c’est restaurer un
    ensemble cohérent qui a été bouleversé,
    désagrégé et désorienté. Dans
    l’Eglise
    orthodoxe,
    la confession est faite pour les
    péchés
    de l’âme, de l’esprit et du corps, considérés
    comme indissociables, et la guérison est accordée à
    tous les
    péchés
    qui relèvent de ces différentes dimensions de la vie
    humaine. A la différence de la conception rationaliste des
    Lumières, la
    théologie
    et la philosophie des Eglises
    orthodoxes
    considèrent
    la personne
    humaine et, plus
    généralement,
    la vie dans une perspective holistique. Du fait que la religion est
    de plus en plus souvent renvoyée à la sphère du
    privé et que, par ailleurs, les sciences médicales
    tendent à se compartimenter de plus en plus, nous en sommes
    arrivés à perdre de vue la dimension holistique de la
    guérison. Dans sa définition de la guérison,
    l’Organisation mondiale de la santé souligne bien
    l’importance critique de l’intégrité. De
    son côté, la Commission médicale chrétienne
    a elle aussi affirmé une vision holistique de la guérison,
    la considérant comme « un état dynamique de
    la santé de l’individu et de la société,
    de la santé physique, mentale, spirituelle, économique,
    politique et sociale, un état où les personnes sont en
    harmonie les unes avec les autres, avec l’environnement
    matériel et avec
    Dieu ».1
    La
    théologie
    chrétienne doit refuser toute approche dualiste et
    dissociative, et promouvoir une vision holistique de la vie et de la
    guérison.



  1. Guérir,
    c’est faire retourner la vie à sa source.

    Guérir, ce n’est pas seulement normaliser la fonction
    d’un organe particulier. C’est aussi sanctifier la vie
    en redécouvrant son authenticité et sa qualité
    en tant qu’elle a été créée à
    l’image de Dieu. Se détourner de
    Dieu,
    c’est rejeter le don que
    Dieu
    nous fait de la vie et
    s’exposer au
    péché
    et à la mort. De nos jours, nous sommes entourés de
    forces qui visent à détruire la vie, ainsi que de
    valeurs qui transforment la vie, qui se présentent à
    nous sous des formes et des noms différents. Ces forces et
    ces valeurs menacent le tissu même de la vie : la vie est
    menacée moralement, spirituellement, physiquement et
    écologiquement. Ce n’est qu’avec le Christ et
    dans la puissance de l’Esprit Saint que la vie retrouve sa
    nature et sa dignité originelles. Le ministère de
    guérison de l’Eglise doit avant tout affirmer le
    caractère sacré de la vie, qui est don de Dieu, et
    appeler les chrétiens à s’engager en faveur
    d’une qualité de vie qui reflète les valeurs de
    l’Evangile. Guérir, c’est servir la vie. C’est
    une invitation à se tourner vers
    Dieu,
    à se convertir et à croire à l’Evangile
    (Mc 1,15), source de la vie authentique.



2)
LIBERATION DU PECHE



  1. Guérir,
    c’est redécouvrir l’humanité authentique.

    Considéré dans une perspective holistique, guérir,
    ce n’est pas seulement faire disparaître des maladies
    physiques ; la guérison libère l’homme des
    maux physiques, mentaux et spirituels. Ceux qui s’approchaient
    du Christ étaient des pécheurs, opprimés et
    persécutés. La guérison que leur apportait le
    Christ transformait leur vie en les libérant de leur
    désagrégation physique, intellectuelle et morale ainsi
    que du pouvoir du mal et du
    péché
    (Mc 5,34 ; Lc 7,50). C’est pourquoi, sous toutes ses
    formes et manifestations, la guérison est essentiellement une
    lutte contre les forces du mal qui nient la liberté et la
    dignité du don divin de la vie. Ces forces du mal ne relèvent
    pas seulement du domaine socio-économique ; elles sont
    aussi morales, spirituelles, rationnelles et écologiques. La
    guérison vise à combattre ces forces et à
    redécouvrir ce qui est authentiquement humain. C’est ce
    concept biblique qui doit continuer à prévaloir si
    l’on veut que la conception chrétienne de la guérison
    devienne la force motrice de tout processus de guérison.



  1. La
    relation entre la guérison et le salut.
    Guérir,
    c’est arracher la vie aux puissances du mal qui la menacent,
    la désintègrent et la corrompent. C’est un
    processus dont l’aboutissement est la guérison pleine
    et ultime en Christ. Dans ce sens, la guérison est
    essentiellement salut. Dans le
    Nouveau
    Testament
    , le salut
    (soteria) et la guérison (thérapeuô)
    sont deux termes utilisés indifféremment (cf. Lc
    10,9 ; Mc 5,34 ; 6,56 ; Mt 10,7-8). La guérison,
    c’est la proclamation du salut en Christ ; elle donne une
    vie
    nouvelle
    en communiquant aux faibles et aux désespérés
    la puissance vivificatrice de l’Esprit Saint. Il faut
    considérer la guérison dans le contexte de l’économie
    divine du salut en Jésus Christ. Les guérisons
    miraculeuses opérées par le Christ n’étaient
    pas des événements isolés et réduits à
    eux-mêmes ; ils avaient pour objectif le salut :
    « Et ceux qui le touchaient étaient tous sauvés »
    (Mc 6,56). La
    théologie
    et la spiritualité
    orthodoxes
    soulignent fortement cet important aspect de la guérison.



  1. La
    guérison est source de renouveau.
    Le renouveau est
    une dimension essentielle de la libération et du salut. Il
    nous délivre du
    péché
    et de la corruption et il ouvre la voie à l’avenir de
    Dieu dans le Christ. Le renouveau est un nouveau commencement dans
    le Christ ; il anticipe l’eschaton. En tant qu’il
    est processus de libération et de transformation, le
    renouveau est dynamique, créateur et holistique, et il
    englobe la totalité de la vie, dans tous ses aspects et
    expressions. En permanence, l’Esprit Saint renouvelle
    l’humanité à l’image de Dieu (cf. Col
    3,9-10 ; 2 Co 5,17). Le renouveau n’est pas seulement un
    renouveau de la
    personne ;
    il s’adresse à toute l’humanité et au
    cosmos tout entier.



3)
EDIFICATION DE LA COMMUNAUTE



  1. Guérir,
    c’est établir des relations.
    La communauté
    est une dimension essentielle de la vie humaine. En l’absence
    de communauté, la vie devient source de haine et de violence.
    Pour la Bible, guérir une personne, c’est l’intégrer
    dans la communauté avec d’autres personnes ; cette
    guérison s’adresse tant aux pauvres qu’aux
    puissants (Mc 5). Etre en harmonie les uns avec les autres et
    établir des relations, c’est un aspect important de la
    guérison. En fait, établir des relations revient,
    fondamentalement, à édifier la communauté. La
    guérison ne s’adresse pas à l’individu en
    tant que tel mais toujours à sa relation avec son prochain,
    avec la nature et avec
    Dieu.
    Au travers de l’individu, la guérison s’adresse à
    l’ensemble de la communauté. La guérison a une
    dimension
    personnelle
    (Ex 15,26 ; Mc 2,11 ; Lc 8,48 ; Jn 5,6), mais aussi
    une dimension communautaire ainsi que des implications pour la
    communauté (Lc 5,12-16 ; 8,40-48 ; Mc 5,21-34). Il
    y a interdépendance étroite entre la guérison
    et l’édification de la communauté. La guérison
    est édification de la communauté, et l’édification
    d’une communauté implique un processus de guérison.



  1. Guérir,
    c’est rétablir de justes relations avec la création.

    La guérison affirme que la création de Dieu est
    bonne dans la mesure où elle est en harmonie avec
    l’environnement naturel. La création est la demeure de
    l’humanité. La création est l’œuvre
    de Dieu lui-même ; c’est pourquoi elle lui
    appartient et il la donne à l’humanité pour
    qu’elle l’utilise, mais seulement selon le dessein du
    Créateur et pour sa gloire. Lorsque les êtres humains
    font un emploi mauvais ou abusif de la création, ils
    commettent un
    péché
    contre
    Dieu.
    Mais les transgressions humaines ont gravement meurtri la création
    de Dieu, aussi faut-il y porter remède. Dans le contexte de
    la restauration des relations entre l’humanité et
    Dieu,
    la création tient une place importante. Elle joue également
    un rôle nécessaire dans l’édification de
    la communauté. Selon la sotériologie
    orthodoxe,
    l’économie du Christ englobe la totalité de la
    création. Il convient d’accorder une attention
    particulière à cette dimension dans l’écothéologie
    moderne.



  1. L’Eglise,
    koinonia christocentrique, est appelée à devenir une
    communauté de guérison.
    Etre l’Eglise,
    c’est être une communauté thérapeutique.
    L’Eglise est appelée à partager les souffrances
    et blessures spirituelles et physiques de ses membres et à
    aller à la rencontre de ceux qui ont besoin de guérison.
    Par la vie sacramentelle, le témoignage évangélique
    et l’action diaconale, elle doit aider les gens en un lieu
    donné à se réintégrer dans la totalité
    de la vie, de la spiritualité et du témoignage de
    l’Eglise. L’édification de la communauté
    est un processus qui doit permettre aux gens de se libérer de
    leur aliénation vis-à-vis de Dieu et les uns vis-à-vis
    des autres. Guérir, cela implique instaurer l’harmonie,
    la paix et l’unité, par opposition au conflit et à
    la division (Jn 5,6-8, 14). Communauté nouvelle édifiée
    et transformée par le Christ, l’Eglise a une vocation
    particulière : être le héraut d’une
    humanité nouvelle inaugurée par
    l’événement-Christ.
    L’action divine de guérison dans la puissance du
    Saint
    Esprit sera parachevée lorsque le Christ reviendra dans sa
    gloire.

LA
GUERISION EST DYNAMISATION

Dans
le
Nouveau
Testament, la guérison apparaît aussi comme une
« dynamisation », c’est-à-dire un
acte qui donne aux démunis et aux marginalisés un
pouvoir, en l’occurrence celui de s’opposer aux forces du
mal. Les miracles de Jésus sont des « prodiges »
(Ac 2,22), des actes qui manifestent sa puissance ; dans la
guérison, c’est la puissance de Dieu qui agit en Jésus
Christ par le Saint Esprit (Lc 4,14). Dans un monde soumis aux forces
de la mondialisation, d’un militarisme toujours croissant, de
l’unilatéralisme et d’autres « ismes »,
la question du pouvoir revêt une importance toujours plus
critique. Quels sont les défis et implications de la
conception chrétienne du pouvoir en tant que source de
guérison, de transformation et de dynamisation ?

1)
LE POUVOIR, FORCE DE DOMINATION ET DE LIBERATION

  1. Définition
    du pouvoir.
    Le pouvoir est
    ambigu et ambivalent ; il peut être aussi bien
    constructeur que destructeur, bon que mauvais, et il peut mener soit
    à l’intégrité, soit à
    l’aliénation. En général, le pouvoir va
    de pair avec la force et la domination, l’absolutisme et la
    violence. La nature paradoxale du pouvoir
    (dunamis)
    apparaît aussi à l’évidence dans la Bible,
    où ce terme signifie la « capacité » –­
    celle de faire tant le bien que le mal. Mais cela n’implique
    en aucune manière un dualisme. Le pouvoir humain sera
    toujours ambigu et fragile.



  1. L’usage
    du pouvoir.
    La puissance de
    Dieu incarnée en Christ est source de libération, de
    guérison et de transformation. En conséquence, la
    véritable question n’est pas celle du pouvoir en tant
    que tel, mais celle de son bon usage. Le pouvoir ne doit pas servir
    à dominer l’autre, mais à le dynamiser, à
    lui donner une capacité. Il doit servir à restaurer la
    dignité de la personne et la qualité de la vie. Tout
    exercice du pouvoir doit reposer sur la justice. Tout pouvoir qui ne
    sert qu’à donner plus de pouvoir encore aux puissants
    et qui appauvrit ceux qui n’ont pas de pouvoir est tout
    simplement un abus de pouvoir. Le COE a souvent condamné le
    mauvais usage du pouvoir et ses abus, un pouvoir que Dieu nous a
    donné en Christ en tant que source d’amour et de
    libération. L’exercice arbitraire et injuste du pouvoir
    est source de corruption, d’oppression et de déshumanisation.



  1. Critère
    moral pour l’exercice du pouvoir.
    Le pouvoir ne doit pas
    se fonder sur la force ; il doit se fonder sur des valeurs. Il
    doit être utilisé pour servir non pas des intérêts
    personnels, mais le bien de tous. Le pouvoir doit être étayé
    par des principes éthiques, et il doit être employé
    de façon responsable. De nos jours, nous constatons une crise
    des critères qui doivent inspirer l’exercice du
    pouvoir, et cela dans tous les domaines et à tous les niveaux
    de la vie publique, y compris la religion. La gouvernance mondiale
    est en crise parce qu’il n’y a plus de critères
    moraux. Le pouvoir doit s’inspirer de principes moraux, faute
    de quoi il devient un instrument du mal. Pour bien comprendre ce
    qu’est le pouvoir et pour l’exercer de façon
    responsable, le rôle de la religion est extrêmement
    important : en effet, pour de nombreuses religions et sociétés,
    la source première du pouvoir est la religion.

2)
L’EGLISE EST PORTEUSE DU POUVOIR DIVIN DE GUERISON



  1. Nécessité
    de transformer l’ambiguïté du pouvoir.
    Le
    Christ a donné aux disciples « puissance et
    autorité sur tous les démons, et il leur donna de
    guérir les maladies » (Lc 9,1 ; Mt 10,1 ;
    Mc 3,15 ; Ac 1,8). L’Eglise est porteuse du pouvoir de
    guérison qui appartient à Dieu et, de ce fait, elle
    est appelée à devenir, dans les mains de Dieu, son
    instrument de transformation et de dynamisation. Le pouvoir de
    l’Eglise est un pouvoir de service et non de domination,
    d’amour et non d’oppression, de partage et non
    d’absolutisme. Dans nos Eglises, il y a souvent des gens qui
    critiquent sérieusement différentes formes d’abus
    de pouvoir qui se commettent dans le cadre d’institutions
    ecclésiales. L’Eglise est appelée à
    guérir l’arrogance et le dilemme inhérents au
    pouvoir. Elle est appelée, non pas à imiter le pouvoir
    du monde mais à le remettre en question, à se faire le
    porte-parole de ceux qui n’ont pas de pouvoir et à
    annoncer que le jugement doit commencer dans la maison de Dieu. A
    Melbourne, la Conférence mondiale sur la mission et
    l'évangélisation a affirmé : « Notre
    réponse à la déshumanisation et à
    l’oppression ne peut être celle qu’adresserait, en
    quelque sorte, une Eglise innocente à un monde coupable, car
    nous savons, à notre honte, que le pouvoir qui s’exerce
    dans l’Eglise (dans la réalité empirique de sa
    forme terrestre) peut donner lieu à des abus ».

  1. Du
    pouvoir violent au pouvoir non violent.
    Le
    pouvoir de la violence finit par devenir omniprésent dans
    toutes nos sociétés. Le pouvoir est presque devenu
    synonyme de culture de mort. Le concept biblique de pouvoir implique
    le don de la vie et la préservation de celle-ci. C’est
    un pouvoir qui va dans le sens de la cohérence et de la paix,
    de la justice et de la créativité. C’est un
    pouvoir qui est au service de la résistance non violente en
    vue de défendre la liberté et la dignité de la
    personne. Le pouvoir non violent, ce n’est pas l’absence
    de pouvoir ; c’est plutôt le refus de la violence
    en tant qu’expression du pouvoir et comme moyen de rétablir
    la justice et la paix. Comment l’Eglise peut-elle élaborer
    et promouvoir une conception du pouvoir qui fera du pouvoir non
    violent un critère et un modèle ? En fait, la
    Décennie « vaincre la violence »,
    lancée par le Conseil il y a cinq ans, offre aux Eglises et
    au mouvement œcuménique l’occasion et le contexte
    appropriés pour continuer à œuvrer à
    cette tâche formidable et urgente.



  1. De
    la suffisance à la vulnérabilité du pouvoir.
    Toutes les formes et
    expressions du pouvoir humain sont imparfaites et limitées.
    Dieu seul est la source ultime de tout pouvoir. Toute expression ou
    structure de pouvoir humain qui prétend se suffire à
    elle-même est source de mal moral et spirituel. Ce sentiment
    d’autosuffisance est source d’excès et d’abus
    de pouvoir, lesquels sont eux-mêmes causes de haine,
    d’aliénation et de violence. Il s’agit de définir
    clairement les limites et limitations du pouvoir humain et
    d’admettre sa vulnérabilité, non seulement en
    théorie mais encore en pratique, surtout pour ceux qui
    prétendent que le pouvoir se suffit à lui-même.



  1. Du
    pouvoir absolu au devoir de rendre des comptes.
    Le
    pouvoir humain est soumis à Dieu. C’est lui qui leur a
    donné le pouvoir, gratuitement. Aussi le pouvoir doit-il
    s’exercer uniquement dans les limites du dessein de Dieu pour
    l’humanité tout entière et pour toute la
    création. Ceux qui considèrent que le pouvoir est
    absolu et qui l’exercent dans ce sens sont en rébellion
    contre Dieu. Toute forme de pouvoir qui n’est pas transparente
    et qui n’implique pas de comptes à rendre (par exemple
    l’oppression politique, l’exploitation économique
    ou la marginalisation sociale) est corrompue, oppressive et
    déshumanisante. Le pouvoir humain est toujours soumis au
    jugement de Dieu ; aussi faut-il l’exercer en sachant
    fondamentalement qu’il faudra rendre des comptes aux êtres
    humains et à Dieu.



  1. Du
    pouvoir centralisé au pouvoir partagé.
    Toute
    structure de pouvoir qui opère d’une manière
    centralisée et exclusive est condamnée, tôt ou
    tard, à l’échec. Toute conception ou tout
    exercice du pouvoir qui ne se fondent pas sur les droits des gens,
    sur leur participation et sur leur décision constitue un abus
    de pouvoir. Lorsque le pouvoir est exercé de façon
    unilatérale, il y a nécessairement des exploiteurs et
    des exploités, et ce pouvoir devient une force mauvaise ;
    lorsque le pouvoir est partagé, il est au service de la
    justice et du progrès, il favorise la participation et il
    édifie la communauté, devenant ainsi source de
    créativité. Partager le pouvoir,


c’est
donner du pouvoir à la communauté, ce qui est source de
mutualité et de confiance. Il faut que le pouvoir soit entre
les mains des gens, qu’il soit délégué par
eux et qu’il soit à leur service.



3)
POUR UN POUVOIR QUI TRANSFORME



  1. Le
    pouvoir, source de transformation.
    La foi en Christ est
    source de pouvoir ; elle donne naissance au pouvoir de guérison
    et de transformation : « Ta foi t’a sauvé »
    (Mc 5, 34). Le pouvoir de l’Evangile est force de
    transformation : c’est lui qui permet aux aveugles de
    voir, aux boiteux de marcher, aux lépreux d’être
    purifiés, aux sourds d’entendre et aux morts de
    ressusciter (Lc 7,22). En tant qu’elle est pouvoir de
    transformation, la guérison restaure et renouvelle, et elle
    permet de prendre un nouveau départ. Considérée
    dans cette perspective particulière, l’économie
    du Christ, c’est la venue du Royaume de Dieu ainsi que sa
    confrontation avec les forces du contre-royaume (Lc 9,1) ; elle
    vise à transformer ce qui était déchu, ce qui a
    été déformé. Etant des « prodiges »
    (Ac 2,22),
    c’est-à-dire
    des manifestations de puissance, les guérisons miraculeuses
    opérées par le Christ sont des signes que le pouvoir
    du Royaume de Dieu a vaincu le pouvoir de Satan (Lc 10,18) et que la
    transformation du monde est devenue réalité ici et
    maintenant.



  1. Le
    pouvoir de transformation est de portée cosmique.
    Le
    pouvoir de transformation ne se limite pas aux seuls individus ni à
    une communauté particulière. C’est l’instrument
    qu’emploie
    Dieu
    pour réaliser son dessein pour l’ensemble de l’humanité
    et de la création (Ap 21,3-4). Le pouvoir de transformation
    s’adresse à une humanité créée à
    l’image de Dieu ; il vise à réaliser la
    plénitude, l’intégrité et la qualité
    de vie qui se sont incarnées dans le Christ ; il
    s’efforce de créer une société juste,
    responsable et fondée sur la participation, inspirée
    par les valeurs de l’Evangile ; il a pour fin une
    création mise au service du dessein de Dieu et non pas
    exploitée pour servir des intérêts humains
    égoïstes. En d’autres termes, la conception
    chrétienne du pouvoir affirme une conception de la société
    et de la création qui a été révélée
    dans le Christ. Les premiers Pères de l’Eglise ont
    fortement souligné la nature holistique et la dimension
    cosmique de la puissance transformatrice de Dieu dans le Christ.
    Cette caractéristique importante de la théologie
    patristique, qui reste très vivante dans la réflexion
    théologique orthodoxe, doit être très
    sérieusement étudiée dans le contexte de
    l’influence croissante qu’exercent sur la théologie
    contemporaine les dimensions de l’écologie et de la
    mondialisation.



  1. L’Eglise
    est agent de la puissance transformatrice de Dieu.
    Par la
    puissance du Saint Esprit, le Christ a été envoyé
    pour « annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, […]
    proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour
    à la vue, renvoyer les opprimés en liberté »
    (Lc 4,18-19). L’Eglise est agent du Royaume de Dieu, aussi
    a-t-elle pour vocation de poursuivre cette mission en combattant les
    autorités et les puissances de ce monde (Ep 1, 21 ; Col
    2,10). Elle doit faire pièce aux tendances déshumanisantes
    du pouvoir dans tous les domaines de la société et,
    par une évangélisation active, la diaconie et le
    témoignage prophétique, devenir un instrument
    dynamique de la puissance transformatrice de Dieu. Communauté
    transformée et création nouvelle, l’Eglise doit,
    dans sa vie et sa mission, révéler la puissance
    transformatrice de Dieu, source de guérison et de
    dynamisation. Dans un monde dominé par les forces du mal, les
    valeurs de l’Evangile doivent aider l’Eglise à
    corriger sa perception du pouvoir et l’exercice qu’elle
    en fait. Les valeurs de l’Evangile dynamisent les pauvres, les
    opprimés, les marginalisés :
    elles
    leur donnent
    du
    pouvoir – le pouvoir de s’organiser et de se
    gouverner eux-mêmes dans la dignité et la paix avec la
    justice.




4) LA PUISSANCE DE
DIEU SE REVELE DANS LA FAIBLESSE



  1. Le
    pouvoir de Dieu est le pouvoir de l’amour.
    Dans la
    Bible, le pouvoir est un don de grâce et d’amour que
    Dieu accorde gratuitement. Paul nous le rappelle : « Ce
    n’est pas un esprit de peur que
    Dieu
    nous a donné, mais un esprit de force, d’amour »
    (2 Tm 1,7). Il y a un lien intime entre pouvoir et amour. Le pouvoir
    de Dieu en Jésus Christ était un pouvoir de don de soi
    et de kénose. Avec la croix, le Christ a fondamentalement
    remis en question le pouvoir humain ; il a vaincu le mal par la
    puissance de l’amour. L’amour est au cœur du
    pouvoir dont parle l’Evangile. C’est pourquoi le pouvoir
    de l’Evangile est faiblesse ; c’est la kénose
    de Dieu. Le Christ nous a guéris et nous a donné du
    pouvoir en portant nos maladies, « lui dont les
    meurtrissures vous ont guéris » (1 P 2,24). La
    croix, qui est l’expression suprême de la faiblesse, est
    devenue la manifestation concrète de la puissance de Dieu (1
    Co 1,17-18 ; Rm 1,16 ; Ph 3,10-11). La kénose du
    Christ est une expression non pas de faiblesse mais du pouvoir de
    sacrifice ; c’est la puissance de l’amour :
    « Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse »
    (2 Co 12,9). Il y a du pouvoir dans la faiblesse : « Ce
    qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes »
    (1 Co 1,25). Paul dit encore : « Aussi mettrai-je
    mon orgueil bien plutôt dans les faiblesses […] Car
    lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort »
    (2 Co 12,10 ; 13,4). Quel paradoxe ! Il y a guérison,
    dynamisation et transformation lorsque l’amour de Dieu est à
    l’œuvre.



  1. La
    faiblesse de Dieu est source de vie.
    La souffrance de Dieu
    en Christ est devenue un événement vivificateur, une
    source de guérison. Ce que nous dit l’Evangile, c’est
    que, par le Christ, Dieu a arraché à la mort son
    aiguillon et lui a ôté son pouvoir (Col 2,15 ). C’est
    pourquoi, loin de détruire la vie, le pouvoir de la croix est
    source de vie ; grâce à elle, le pouvoir de la
    mort a été aboli. La faiblesse de Dieu, c’est
    son pouvoir de guérison, de dynamisation et de
    transformation. En d’autres termes, par la croix Dieu a
    partagé notre déchéance, et par la résurrection
    il nous a rétablis dans notre humanité authentique en
    recréant, en renouvelant et en transformant notre vie. Dans
    mon Eglise, au cours de la
    célébration
    eucharistique,
    nous chantons : « Par sa mort, le Christ a foulé
    aux pieds la mort ; par sa résurrection, il nous a donné
    la vie ». La croix est l’expression de la kénose
    de Dieu ; la résurrection est la manifestation de la
    puissance vivificatrice de Dieu. Cela se produit en chaque lieu et
    en tous lieux lorsqu’on célèbre l’eucharistie.
    En réalité, le mode de vie que nous a révélé
    le Christ, c’est celui d’une vie fondée sur la
    kénose.



  1. La
    faiblesse de Dieu est, pour l’Eglise, source de pouvoir.
    La
    puissance de Dieu proclamée par Jésus Christ, c’est
    le rejet des puissances de ce monde et la manifestation de sa grâce
    et de son amour dans la faiblesse. L’action divine de guérison
    en Christ donne du pouvoir à ceux qui n’en ont pas ;
    elle libère, humanise et transforme. Christ le Puissant s’est
    fait impuissant pour donner du pouvoir à ceux qui n’en
    ont pas. Ayant reçu son pouvoir du Christ, l’Eglise
    doit accomplir sa mission : combattre les forces de ce monde
    qui exercent une influence démoniaque sur la société.
    L’Eglise n’est pas du côté du pouvoir, des
    puissants : elle est dans le camp des faibles, de ceux qui
    n’ont pas de pouvoir. L’Eglise doit contester tous les
    actes qui ont pour fin de réduire à l’impuissance,
    elle doit soutenir activement tous les actes qui visent à
    donner du pouvoir aux faibles.
    2
    Cela implique un processus de conscientisation, ainsi que le rejet
    des structures socio-économiques corrompues et des systèmes
    de gouvernement oppressifs. L’Eglise demeure puissante dans la
    faiblesse aussi
    longtemps
    qu’elle reste fidèle à l’alliance que
    Dieu
    a conclue avec l’humanité par le Christ. Lorsque
    l’Eglise mène un combat prophétique contre la
    violence et l’injustice, elle exerce le pouvoir que lui a
    donné le Christ. Ce pouvoir qu’elle a reçu de
    lui est source de guérison, de réconciliation et de
    transformation.





GUERISON ET
RECONCILIATION

La
réconciliation est le fruit de la guérison. La Bible
abonde en récits de réconciliation. L’événement-Christ
est à la fois source et message de réconciliation (2 Co
5,18-20). Quelles sont les caractéristiques de la
réconciliation dans une perspective chrétienne ?


1) LA RECONCILIATION
EST UN PROCESSUS DE GUERISON

  1. Dans
    le Christ, Dieu est le point de convergence de toute réconciliation.

    La réconciliation (katallaguè) appartient à
    Dieu ;
    c’est l’acte rédempteur posé par
    Dieu
    dans le Christ : « Car il a plu à
    Dieu
    de faire habiter en lui toute plénitude et de tout
    réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les
    cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix »
    (Col 1,19-20). En Christ, Dieu a réconcilié avec lui
    l’humanité et la création et il a créé
    une humanité
    nouvelle
    (2 Co 5,17-21 ; 5,19 sq.). La réconciliation comporte
    trois dimensions, étroitement liées entre elles :
    réconciliation entre Dieu et les êtres humains,
    réconciliation des êtres humains, et réconciliation
    de la création tout entière. En tant qu’elle est
    processus de guérison et de transformation, la réconciliation
    est multidimensionnelle, elle englobe tout. Fondamentalement, elle
    signifie : se tourner vers
    Dieu
    et restaurer l’image de Dieu dans les êtres humains.
    Dieu a assumé la
    condition
    humaine pour guérir, en réconciliant avec lui les
    êtres humains. Dans ce sens, la réconciliation n’est
    pas
    œuvre
    humaine ; elle a ses racines en
    Dieu
    et elle est partie intégrante de l’économie
    salvifique du Christ. En Christ, Dieu est la force motrice et le
    point de convergence de toute réconciliation.



  1. La
    réconciliation est un processus centré sur la croix.

    La réconciliation est le fruit non pas d’un pouvoir
    humain mais de la faiblesse de Dieu en Christ. Dieu s’est
    identifié à la souffrance de l’humanité
    pour la guérir. Le Christ nous a réconciliés
    avec
    Dieu
    par son sang (Rm 5,14). Le processus de réconciliation n’est
    pas chose facile : il implique des risques et des sacrifices.
    Pour mettre en
    œuvre
    la puissance de la victoire de la vie sur la mort, il faut passer
    par un processus de kénose (Ph 2,6-7). Toute guérison
    implique une souffrance ; la réconciliation présuppose
    un sacrifice. La souffrance devient rédemptrice lorsqu’elle
    est étayée par des valeurs morales et spirituelles et
    par une vision centrée sur la vie. La souffrance devient
    processus de transformation lorsqu’elle vise à un
    nouveau commencement. La grâce et l’amour de Dieu nous
    sont révélés par la kénose. Lorsque nous
    partageons sa croix avec le Christ, une espérance nouvelle se
    lève et une vie nouvelle émerge. Sans la croix, la
    réconciliation devient un consensus politique de nature
    provisoire et de portée limitée.



  1. Le
    processus de réconciliation vise à instaurer la
    confiance.
    Lorsqu’elle est authentique, la
    réconciliation est plus qu’un accord politique ;
    c’est une transformation de la conscience, une modification
    des comportements et une guérison des mémoires. La
    réconciliation détruit le mur de la haine (Ep 2,14),
    elle crée un environnement nouveau qui favorise le
    rapprochement, un espace où il peut y avoir interaction
    dynamique et créatrice. A force d’écouter les
    récits les uns des autres, on en arrive à mieux se
    comprendre mutuellement et à se faire plus confiance. En
    fait, l’instauration de la confiance est un élément
    fondamental du processus de guérison. Une authentique
    réconciliation vise avant tout à jeter des passerelles
    pour franchir les fossés que constituent les différences
    religieuses, sociales et culturelles. Dans bien des sociétés,
    il y a des tensions et des conflits qui sont alimentés par
    des considérations d’ordre religieux et ethnique. En
    instaurant la confiance, on transforme la confrontation en
    réconciliation, ce qui permet alors aux religions, aux
    cultures et aux civilisations de vivre harmonieusement ensemble, de
    constituer une communauté unique et responsable. En fait,
    instaurer la confiance est un impératif de notre temps.



  1. La
    réconciliation vise à l’édification de la
    communauté.
    La réconciliation est une réponse
    à la désintégration, à l’hostilité,
    à l’aliénation et à la perversion des
    relations. C’est pourquoi l’édification de la
    communauté est un élément central du processus
    de guérison et de réconciliation. En Christ, Dieu nous
    a réconciliés avec lui et les uns avec les autres en
    nous constituant en koinonia. La réconciliation, loin de se
    limiter aux individus, englobe la communauté tout entière ;
    mais ce processus s’adresse toujours à des
    personnes :
    ce qu’il faut réconcilier, ce sont des
    personnes,
    pas des idées. C’est pourquoi il ne convient pas de
    voir dans la réconciliation un simple modus vivendi
    entre positions différentes. En tant qu’elle est
    processus de guérison, il faut que la réconciliation
    s’enracine dans la vie quotidienne et la conscience des gens
    et qu’elle exerce son influence sur tous les domaines et
    dimensions de la communauté. La réconciliation ne fait
    pas disparaître les tensions : elle transforme la
    communauté en y introduisant un nouveau
    système de valeurs et en favorisant l’interaction
    créatrice entre les diversités et même les
    tensions. L’intégrité de la communauté
    sera d’autant mieux établie que les diversités
    auront été réconciliées et les relations
    rendues cohérentes.



  1. Le
    ministère de réconciliation, mandat donné par
    Dieu
    à l’Eglise.
    Dans l’acte permanent de
    réconciliation accompli par
    Dieu
    par le Christ, dans la puissance de l’Esprit, l’Eglise
    est un « ambassadeur » : un ministère
    de réconciliation lui a été confié (2 Co
    5,18-20), ministère qui se trouve au cœur même de
    la missio Dei donnée à l’Eglise :
    « Nous mettons notre orgueil en
    Dieu
    par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous
    avons reçu la réconciliation » (Rm 5,14).
    D’une part, l’Eglise a reçu du Christ le mandat
    d’exercer ce ministère, mais, d’autre part, elle
    est appelée à devenir le ferment d’une
    communauté réconciliée et un modèle
    d’une telle communauté. La réconciliation relève
    de l’essence de l’Eglise, elle fait partie de son
    devenir. La réconciliation, ce n’est pas revenir en
    arrière pour rétablir le statu quo ante. La
    réconciliation est un phénomène dynamique, axé
    sur un avenir nouveau. En transformant la désintégration
    du monde et en le réconciliant avec lui, Dieu a inauguré
    un avenir nouveau et a instauré une communauté
    nouvelle.
    En Christ, l’avenir nouveau et la
    création nouvelle sont devenus des réalités.
    Dans un monde déchiré par les divisions et les
    conflits, nous avons terriblement besoin d’édifier des
    communautés réconciliées, dans lesquelles on
    respecte les différences, on surmonte les conflits et on
    instaure une confiance mutuelle. Pour exercer un tel ministère
    de façon crédible, l’Eglise doit elle-même
    devenir une communauté réconciliée.




2) CONFESSION ET
PARDON : VERS LA RECONCILIATION



  1. Le
    pardon, don gratuit et obligation.
    Les sociétés
    modernes accordent une grande importance au pardon dans la
    perspective de la guérison des mémoires ; il en
    est question dans les déclarations et discours publics. Sous
    une forme ou sous une autre, cette question retient l’attention
    de groupes ethniques, de nations, d’Etats et même de
    religions. Malheureusement, le pardon a perdu une bonne partie de
    son sens véritable ; on voudrait trop souvent qu’il
    soit accordé facilement et offert à bon marché.
    Dans la Bible, le pardon (aphésis) revêt une
    importance spéciale : il signifie action de laisser
    partir, de remettre une dette, une faute ou un
    péché.
    Dieu seul peut pardonner le
    péché
    des hommes (Lc 5,21 ; 7,49), car c’est Dieu qui est la
    source de tout amour. Le pardon est un don de Dieu, aussi est-ce
    également une tâche qui incombe à son Eglise
    (cf. Mt 5,23-24 ; Jn 20,21-23 ; 2 Co 5,19). C’est
    ainsi que, par le pouvoir de Dieu, l’Eglise est habilitée
    à pardonner les
    péchés
    et à guider les individus et les communautés vers la
    guérison et la réconciliation. Dans le Symbole de
    Nicée, nous confessons « un seul baptême
    pour le pardon des péchés ». Le pardon est
    un aspect essentiel de la foi chrétienne ainsi qu’une
    dimension fondamentale de la vocation des chrétiens. La
    guérison et la réconciliation impliquent le pardon.



  1. Pardonner,
    ce n’est pas oublier le passé.
    Pardonner, c’est
    guérir le passé : « Pardonner, ce
    n’est pas oublier ; c’est plutôt se souvenir,
    mais d’une manière différente »
    3.
    Il faut affronter courageusement le passé, et le faire de
    façon responsable. Pardonner, cela signifie aussi regarder
    vers l’avenir avec une foi
    nouvelle,
    une espérance
    nouvelle
    et dans une perspective
    nouvelle.
    Le pardon nous engage à vivre ensemble dans la paix avec la
    justice ; mais, plus encore, il donne tant à celui qui
    pardonne qu’à celui qui est pardonné la capacité
    de s’engager ensemble pour accomplir une tâche commune :
    créer un avenir d’espérance en se libérant
    de l’amertume du passé. Négliger les blessures
    du passé ne contribue en rien à édifier une
    communauté réconciliée. Oublier les souvenirs
    de souffrances n’incite pas les gens à regarder vers
    l’avant ni à s’engager dans l’édification
    d’un avenir nouveau. Le pardon est l’amorce de la
    guérison. En affirmant notre passé, nous guérissons
    et réconcilions nos souvenirs et nous transformons nos
    blessures.



  1. L’acceptation
    de la
    vérité
    est la
    condition
    sine qua non du pardon.
    Il faut que la faute soit
    admise ; il faut que la
    vérité
    soit dite. Reconnaître la
    vérité
    dans sa totalité est le premier pas positif et concret dans
    la perspective d’un nouveau commencement. Dire la
    vérité –
    telle est la
    condition
    première de la guérison. A ce propos, je me permettrai
    de vous rappeler la douloureuse histoire de mon peuple. Cette année,
    mon Eglise et mon peuple vont commémorer le quatre-vingt
    dixième anniversaire du génocide arménien. Au
    cours de la Première Guerre mondiale, en 1915, un million et
    demi d’Arméniens ont été massacrés
    par le gouvernement turc ottoman, selon un plan soigneusement
    élaboré et systématiquement exécuté.
    Bien que ma génération n’ait pas personnellement
    vécu ce passé tragique, le génocide arménien
    a eu de fortes répercussions sur notre formation spirituelle
    et intellectuelle. Le passé hante les victimes ; nous ne
    pouvons nous libérer du passé tant que ce passé
    n’aura pas été dûment reconnu. Un document
    préparatoire de la prochaine
    Conférence
    mondiale sur la mission et l'évangélisation le
    souligne bien : « 
    La
    guérison exige que soit brisé ce silence et que la
    vérité puisse se faire jour. Cela permet la
    reconnaissance de ce qui a été caché ».



  1. Le
    pardon doit mener à la réconciliation des mémoires.
    La mémoire est une
    source vivante de l’histoire, un élément
    essentiel qui permet de se comprendre soi-même. Dans le
    processus de réconciliation, il faut créer des espaces
    dans lesquels les mémoires seront guéries,
    transformées et réconciliées. Pour les
    professionnels de la santé, le pardon est un puissant
    instrument psychothérapeutique.
    4
    En fait, lorsque les mémoires ne sont pas guéries,
    nous restons prisonniers du passé ; lorsqu’elles
    sont guéries, par l’aveu et le pardon, elles nous
    donnent la capacité de reconstruire des relations,
    d’intensifier la confiance mutuelle et de nous engager dans un
    processus de transformation. Les mémoires non guéries
    sont sources de violence, de haine et de désintégration.
    En tant que réponse à l’aveu d’une faute,
    le pardon est un facteur déterminant du processus de guérison
    et de réconciliation. Par le pardon, nous nous


acceptons
mutuellement dans la vérité et la justice. Le pardon
est un geste qui coûte ; seul l’aveu doit mener au
pardon, ce qui est une condition préalable à toute
guérison et à toute réconciliation réelles.



  1. Le
    pardon doit mener à la justice.
    Au cœur du
    processus de réconciliation, il y a la justice. Par justice,
    je ne veux pas dire vengeance ; je veux parler de la justice
    réparatrice et transformatrice : c’est sur elle en
    effet que peuvent s’appuyer une guérison et une
    réconciliation authentiques. Il s’agit d’un
    processus auquel doivent participer tant la victime que l’auteur
    du crime : pour que le processus de réconciliation ait
    pour fin la justice, tous deux doivent y participer. L’impunité
    ne fait que perpétuer l’injustice ; pourtant,
    châtier le coupable ne constitue pas une fin en soi. L’aveu
    et le pardon ont pour fin la réconciliation. Il faut mettre
    la
    vérité
    et la justice au service de la guérison et de la
    réconciliation. En Afrique du Sud, le processus « vérité
    et réconciliation » a clairement refusé
    toute « réconciliation à bon marché »,
    c’est-à-dire
    la réconciliation sans la justice. Seule la justice
    réparatrice permet d’arriver à une authentique
    réconciliation. Le processus de guérison implique
    entre autres que l’on donne du pouvoir à ceux qui n’en
    ont pas, qu’on les accompagne et qu’on se batte pour la
    justice et la réconciliation. En tant qu’acte divin de
    guérison, la réconciliation nous libère de la
    désintégration et de la crainte et elle fait de nous
    une communauté
    nouvelle
    et transformée (Rm 5,6-11 ; 2 Co 5,17).






VERS UNE MISSION
DE RECONCILIATION DANS UN MONDE FRAGMENTE



1)
RENOUVELER LA MISSION DE GUERISON



En
1983, l’Assemblée de Vancouver a déclaré :
« L’Eglise vit dans un monde où la
fragmentation et l’absence d’harmonie s’expriment
non seulement sous la forme de maladies et de conflits mais aussi
dans la marginalisation et l’oppression dont sont victimes tant
de gens pour des raisons économiques, raciales, politiques et
culturelles. Cette situation appelle l’Eglise à exercer
son ministère de guérison d’une manière
holistique et dans une pratique renouvelée par la puissance de
l’amour du Christ, lequel constitue la base de ce ministère. »
5
Cet appel de Vancouver à un ministère de guérison
est aujourd’hui plus urgent que jamais. L’Eglise doit
exercer son ministère de réconciliation,
essentiellement, comme un ministère de transformation, de
dynamisation et de réconciliation.



  1. A
    notre époque, la fragmentation du monde est une réalité
    existentielle qui nous touche au plus haut point. L’humanité
    est aux prises avec une crainte lancinante et une insécurité
    profonde. Le monde se fait de plus en plus confus et menaçant.
    L’absence de confiance mutuelle et de tolérance
    provoque une polarisation entre les communautés et les pousse
    de plus en plus à la violence. Y a-t-il, pour l’Eglise,
    mission plus crédible et urgente que de devenir un
    authentique instrument de la puissance divine de guérison, de
    transformation, de dynamisation et de réconciliation ?
    Confronté au pouvoir humain, le Christ a révélé
    son impuissance ; confronté à l’orgueil
    humain, il a révélé son humilité ;
    confronté à la haine des humains, il a révélé
    son amour ; confronté aux divisions entre les humains,
    il a révélé sa réconciliation ;
    confronté au
    péché
    des humains, il a révélé son salut ;
    confronté à la mort des êtres humains, il a
    révélé sa vie. Telle est la voie du Christ. Et
    cette voie doit devenir la voie de l’Eglise. La mission de
    Dieu est un appel à devenir une Eglise qui guérit dans
    un monde marqué par la destruction, la fragmentation et
    l’aliénation.




  1. Il nous faut
    redécouvrir l’ecclésiologie de l’Eglise
    primitive, pour qui la guérison était partie
    intégrante de sa nature profonde. Il nous faut aussi
    redécouvrir la conception holistique de la mission, dans
    laquelle la guérison est un élément essentiel
    de la vocation de l’Eglise. L’intérêt
    croissant que portent nos Eglises à la guérison, et
    qui se manifeste de différentes manières et à
    des degrés divers, est sans doute un signe encourageant.
    Pourtant, il s’agit de lui donner une forme plus structurée,
    une expression plus efficace et une orientation plus claire. Dans
    nos réflexions sur la mission et dans notre activité
    missionnaire, nous devons fortement souligner la place centrale
    qu’occupe le ministère de guérison. Il convient
    d’énoncer clairement la spécificité du
    concept chrétien de guérison : en premier lieu,
    nous devons intégrer la guérison par la foi et la
    guérison par la médecine ; en second lieu, nous
    devons accorder la place qui leur est due aux dimensions écologique
    et communautaire de la guérison ; en troisième
    lieu, nous devons voir dans la guérison un processus
    holistique tendu vers le salut.



  1. Outre
    les dimensions ecclésiologiques et missiologiques de la
    guérison, certaines pratiques socioculturelles
    (essentiellement dans les cultures d’Afrique et d’Amérique
    du Nord et du Sud) contribuent elles aussi à donner une forme
    et une importance
    nouvelles
    au ministère de guérison des Eglises. La manière
    dont ces cultures exercent le pouvoir de guérison pose des
    questions critiques. En premier lieu, le ministère de
    guérison appartient à l’Eglise dans son
    ensemble ; en outre, pour exercer son pouvoir de guérison,
    Dieu
    a recours à certaines personnes, dont il fait ses
    instruments, mais celles-ci doivent exercer ce pouvoir de guérison
    dans le cadre du ministère de guérison de l’Eglise
    et non de façon isolée ou en se mettant en avant. En
    second lieu, lorsque le ministère de guérison est
    exercé par des individus, il ne peut être question de
    transaction financière, sous quelque forme que ce soit :
    cela reviendrait à dénaturer le pouvoir de guérison
    de l’Eglise. En troisième lieu, s’il est vrai que
    l’emploi, dans un ministère de guérison, de
    formes et modes culturels autochtones est un signe de force et de
    richesse, cela peut facilement déboucher sur le syncrétisme
    lorsque ces formes culturelles sont considérées comme
    des normes et ne sont pas vérifiées à la
    lumière de l’Evangile.




  1. Pour la mission de
    guérison, de dynamisation et de réconciliation de
    l’Eglise, il est nécessaire de trouver un équilibre
    entre la perspective communautaire et la perspective individuelle.
    Il convient d’accorder une attention toute particulière
    à la famille qui, de nos jours, dans bien des sociétés,
    est disloquée et déformée moralement et
    spirituellement. La guérison et la réédification
    de la communauté doivent partir de la famille. L’éducation
    et la formation chrétiennes doivent accompagner tout le
    processus de guérison. Pour se renouveler, le ministère
    de guérison est aussi appelé à donner plus
    d’efficacité au témoignage prophétique de
    l’Eglise, dans ses multiples aspects et manifestations.



2)
LA GUERISON, PRIORITE ŒCUMENIQUE



Quelles
sont, pour le mouvement
œcuménique,
les implications d’un renouveau de la mission de guérison ?
Dans mon rapport à l’Assemblée de Harare (1998),
j’ai déclaré : « Témoins
de cette vie en abondance que Dieu désire pour tous, les
Eglises doivent engager tout l’éventail de leurs
ressources pour se porter au secours de l’être humain
meurtri. Bien qu’il ne soit pas possible de continuer à
réaliser des programmes dans ce domaine comme on le faisait
naguère, le ministère de guérison de l’Eglise,
qui est une dimension essentielle de la vocation missionnaire des
Eglises, devrait rester l’un des principaux champs d’action
du Conseil. »
6
C’est ma conviction aujourd’hui encore. Je voudrais
vous rappeler que lors de notre première réunion après
l’Assemblée de Harare, nous avons défini un
certain nombre de champs d’action prioritaires pour le
témoignage
œcuménique
du Conseil : d’une part, « être
l’Eglise » et « rendre un témoignage et
un service communs dans le contexte de la mondialisation »,
mais aussi, d’autre part : « servir la vie »
et « le ministère de réconciliation ».
7
En fait, ce que nous avons réalisé à ce jour
dans ce domaine n’est à mon avis pas satisfaisant,
compte tenu de la multiplication des besoins, des problèmes et
des attentes des gens. Il faudra qu’après
l’Assemblée
se poursuivent les discussions théologiques sur la guérison
et la médecine parallèle, la guérison et la
culture, la guérison et le dialogue entre les religions, mais
aussi sur un certain nombre d’autres problèmes qui ne
sont pas encore résolus et qui prêtent à
controverses. Je vais maintenant passer en revue un certain nombre de
domaines particuliers sur lesquels, à mon avis, il faudrait
approfondir notre réflexion.



  1. La
    guérison est, en premier lieu, en rapport avec la vie
    sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Dans ce
    sens, servir la vie devrait être la force motrice
    et sustentatrice de la guérison. Lorsqu’il
    s’intéresse à la manière de servir la
    vie, le Conseil doit reprendre et approfondir les discussions sur la
    théologie
    de la vie, sur une éthique et une spiritualité
    centrées sur la vie, sur la culture de paix et de la
    non-violence, etc.



  1. La
    guérison est également en rapport avec
    l’anthropologie : qu’est-ce qu’un
    être humain, et quelles sont sa place et sa vocation dans la
    création ? Il nous faut réexaminer nos
    convictions et perceptions anthropologiques à la lumière
    des fantastiques progrès et changements que l’on
    constate dans tous les domaines de la vie humaine. Dans ce contexte,
    il s’agit d’étudier avec réalisme, et avec
    la participation active des Eglises, certaines questions que posent
    la biotechnologie, le contrôle des naissances, l’avortement
    et la sexualité humaine. L’étude récemment
    faite par Foi et constitution sur l’anthropologie théologique
    constitue une initiative importante dans ce sens. Foi et
    constitution doit poursuivre ce processus en élargissant sa
    portée dans le cadre d’une réflexion
    approfondie.



  1. Nous
    ne pouvons pas ignorer la dimension écologique.
    Comme je l’ai fait remarquer, la guérison doit être
    holistique, elle doit tout englober. C’est à l’ensemble
    de la création que s’adresse l’action divine de
    guérison dans le Christ. Le système écologique
    a besoin de guérison. Il ne s’agit pas d’un
    problème écologique mais d’un problème
    théologique, moral et spirituel. Il nous faut reprendre, dans
    un cadre thématique ou administratif différent, les
    thèmes fondamentaux liés à la justice, la paix
    et la sauvegarde de la création (JPSC).



  1. Il
    semble qu’un nouveau paradigme missiologique soit en train de
    s’imposer : celui de la mission considérée
    comme réconciliation. J’espère que
    la CME reprendra cette question. Il faudrait faire mieux ressortir
    les liens existant entre mission et réconciliation, en
    particulier dans une perspective ecclésiologique. Bien
    entendu, il ne s’agit pas de limiter le champ d’action
    de la mission à la seule réconciliation (la missio
    Dei
    va plus loin que la réconciliation) ; compte
    tenu de la multiplication des conflits dans de nombreuses sociétés,
    nous devons donner la priorité, au Conseil, à la
    réconciliation en rapport avec la mission.



  1. Le
    mouvement
    œcuménique
    a traité de la question du pouvoir à
    différentes occasions et à propos de différents
    thèmes. Compte tenu de l’évolution de la
    situation au niveau mondial, cette question du pouvoir doit occuper
    une place importante dans la discussion
    œcuménique.
    Il nous faut élaborer une conception du pouvoir qui se fonde
    sur le partage, la durabilité et des principes moraux, une
    conception du pouvoir qui refuse l’unilatéralisme et la
    légitimation de n’importe quelle forme de pouvoir
    humain, une conception enfin qui renforce les structures de
    responsabilité et qui affirme la vulnérabilité
    mutuelle.



  1. Enfin,
    je suis profondément convaincu que, pour l’ensemble du
    mouvement
    œcuménique,
    l’un des thèmes essentiels et prioritaires doit être
    celui-ci : « être l’Eglise ».
    Le ministère de guérison est une dimension
    essentielle de ce que cela signifie aujourd’hui « être
    l’Eglise ». En offrant au monde la puissance de
    guérison de l’Esprit Saint, l’Eglise devient
    pleinement et authentiquement elle-même, tant dans son essence
    que dans son rayonnement missionnaire. Comment les Eglises
    peuvent-elles un jouer un rôle crédible et devenir un
    instrument de guérison entre les mains de Dieu aussi
    longtemps qu’elles restent prisonnières de leurs
    divisions historiques ? Partenaires de Dieu dans sa mission de
    guérison, de transformation, de dynamisation et de
    réconciliation dans le monde, ainsi que nous l’avons
    dit à Harare dans Notre vision œcuménique,




« nous
marchons ensemble, peuple libéré par le pardon de Dieu.


Au milieu des
déchirures du monde,


nous
proclamons la bonne nouvelle de la réconciliation, de la
guérison et de la justice en Christ ».
8




Aram
Ier


Catholicos de
Cilicie




Février 2005


Antélias,
Liban







1
Healing and wholeness: the Church's Role in Health,

rapport d’une étude effectuée par la
Commission médicale chrétienne, COE, Genève
1990, p. 6.


2
Rapport de la section IV, § 12, in: Que ton règne vienne, perspectives missionnaires, Rapport de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, Melbourne, Australie, 12-25 mai 1980; Genève, COE/Labor et Fides, 1982, p. 267.



3
La réflexion
œcuménique
sur le pouvoir et la faiblesse suit deux perspectives. La Conférence
mondiale sur la mission et l'évangélisation
de
Melbourne (cf. section IV) a défendu une approche critique du
pouvoir, mettant l’accent sur la non-violence et l’absence
de pouvoir, position que l’on retrouve dans le document
Affirmation
œcuménique sur la mission et l’évangélisation
de 1982. La
Conférence
mondiale sur la mission et l'évangélisation qui tenue
à San Antonio a plus insisté sur la puissance
créatrice de la résistance et de la dynamisation des
pauvres (cf. section II). A mon avis, ces deux approches sont
légitimes et complémentaires.

4
Robert J. Schreiter : "The Theology of Reconciliation and
Peacemaking for Mission", in : Mission, Violence and
Reconciliation
, ed. H. Mellor and T. Yates, London, 2004, p.
22.


5
"La mission, ministère de réconciliation", Document préparatoire de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, n° 10, § 38.


6
Rodney L. Petersen: "Forgiveness and Reconciliation in
Christian Theology", in : The Orthodox Church in a
pluralistic World
, publié sous la direction
d’Emmanuel Clapsis, COE, Genève 2004, p. 113.

7
"La mission, ministère de réconciliation", Document préparatoire de la Conférence mondiale sur la mission et l'évangélisation, n° 10, § 38

8
Rapport du président, in : Faisons route ensemble –
Rapport officiel de la Huitième Assemblée du Conseil
œcuménique des Eglises,
publié sous la
direction de Nicolas Lossky, WCC Publications, Genève 1999,
pp. 47-48.

9
Conseil œcuménique des Eglises: Procès-verbal
de la cinquantième réunion,
Genève, 26
août-3 septembre 1999, p. 90.

10
Faisons route ensemble – Rapport officiel de la Huitième
Assemblée du Conseil œcuménique des Eglises,

publié sous la direction de Nicolas Lossky, WCC Publications,
Genève 1999, p. 128.