PAYS DE L'EX-URSS : LA NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE MORALE EN ÉCONOMIE
Archiprêtre Vsevolod Chaplin, vice-président, Département des relations extérieures, Patriarcat de Moscou

Après la disparition du système communiste totalitaire, la vie économique et sociale dans les pays de l'ancienne Union soviétique est tombée entre les mains de réformateurs radicalement néolibéraux et de leurs conseillers occidentaux. Au début, le soutien du public à la politique menée par ces personnes était presque unanime : les populations de l'URSS connaissaient parfaitement les inconvénients d'une économie d'Etat totalitaire, entièrement centralisée et fortement militarisée, interdisant toute initiative privée. La notion de « toute-puissance » de l'économie de marché, qui résoudrait les problèmes non seulement dans le domaine économique, mais également sur le plan politique et social, a occupé l'espace public au début des années 1990.

Malheureusement, les résultats obtenus par la politique imprudente de ces néolibéraux radicaux se sont vite révélés dramatiques. Des dizaines de millions de personnes, parmi lesquelles beaucoup étaient jeunes et énergiques, ont commencé à vivre au-dessous du niveau de pauvreté. Leur épargne a été réduite à zéro, beaucoup ont perdu leur emploi ou n'ont plus reçu que des salaires symboliques. Le système social soviétique qui permettait à beaucoup de gens de prévoir leur avenir a disparu graduellement. L'alcoolisme, la toxicomanie et le suicide se sont répandus. La marginalisation sociale (par exemple le nombre d'enfants des rues) a atteint des niveaux qu'on n'avait plus connus depuis la guerre civile de 1917-1923.

En même temps, de nombreux acteurs économiques se sont mis à « prôner » la richesse sans limite et le cynisme moral, dans un contexte de pauvreté absolue pour des millions de personnes. Plusieurs familles qui avaient commencé à « posséder » les pays anciennement soviétiques à la suite de la privatisation discutable des propriétés d'Etat, avaient la prétention de détenir également le pouvoir politique. L'un de leurs représentants a déclaré à la télévision : « Peu importe la population » ; et un autre : « Ici, je pourrais même faire élire un singe à la présidence ». Pour beaucoup de gens simples, le terme même d'économie était devenu synonyme de crime, d'injustice, de manipulation et d 'oppression. Des écoliers, à qui on demandait ce qu'ils voudraient faire plus tard, répondaient « prostituée » et « gangster », parmi les professions les plus prestigieuses. L'idée même d'une éthique de l'économie paraissait démodée et associée au passé communiste. Pourtant, avec le changement de siècle, beaucoup d'acteurs économiques ont commencé à se rendre compte qu'une économie sans éthique était non seulement immorale, mais encore contre-productive. 

L'Eglise orthodoxe russe, qui rassemble plusieurs dizaines de millions de chrétiens dans différents pays de l'ex-Union soviétique et dans d'autres régions du monde, a élevé la voix à plusieurs reprises en s'opposant à l'injustice économique des années 1990 et 2000. Ses responsables se sont adressés à l'Etat, aux milieux d'affaires et à la population, en critiquant les retards dans le versement des salaires, le chômage, une mauvaise monétisation des allocations sociale, ainsi que beaucoup d'autres faits qui ont provoqué la souffrance de nos compatriotes.

En février 2004, à l'instigation de mon Eglise, le Sobor (assemblée) mondial du peuple russe a adopté un code de principes moraux et de règlements de l'économie qui a été proposé à l'Etat, aux entrepreneurs et aux ouvriers. Bien que ce code ne s'exprime pas directement dans un langage chrétien (le document a reçu par la suite l'appui des juifs, des musulmans et des bouddhistes), il se fonde sur les dix commandements de la Bible. Permettez-moi d'en citer quelques paragraphes.

« Historiquement, la tradition spirituelle et morale russe a eu essentiellement tendance à accorder la priorité au spirituel contre le matériel, et à l'idéal de désintéressement personnel pour le bien du peuple. Toutefois, ce choix, s'il allait jusqu 'au bout, entraînerait de terribles tragédies. C'est en pensant à cela que nous devons instituer un ordre économique permettant de réaliser de façon harmonieuse aussi bien les aspirations spirituelles que les intérêts matériels de l'individu comme de la société. »

« Plus la propriété de quelqu'un est importante, plus grand est son pouvoir sur les autres. C'est pourquoi l'utilisation que l'on fait de la propriété en économie ne doit pas être de nature étroitement égoïste ni aller à l'encontre de l'intérêt commun… la pauvreté, comme la richesse, est une mise à l' épreuve. Un pauvre est obligé de se comporter de manière digne, de chercher à rendre son travail efficace, de développer ses compétences professionnelles de façon à sortir de la misère. »

« Il convient de séparer le pouvoir politique du pouvoir économique. La participation du monde des affaires à la politique, et son influence sur l'opinion publique doit être ouverte et transparente. Il faut que la totalité du soutien financier accordé par le monde des affaires aux partis politiques, aux organisations publiques et aux médias soit connue et vérifiable. Tout soutien qui resterait secret doit être condamné publiquement comme immoral. »

« Les individus et les structures coupables de crimes graves, notamment en cas de corruption, ne doivent pas pouvoir être considérés comme des partenaires potentiels en affaires, ni participer à la communauté commerciale … Ceux qui ne paient pas les salaires, qui ne les paient qu'avec retard et qui les maintiennent en dessous du niveau de subsistance doivent être censurés par la société. »

L'Eglise orthodoxe russe travaille actuellement à la diffusion et à la mise en oe uvre de ce code. Plusieurs institutions économiques liées à l'Etat, des responsables de syndicats à l'échelon national, ont bien accueilli le document. Plusieurs grandes entreprises (par exemple, la société financière Sistema, la compagnie pétrolière Itera et la société d'assurances Ingosstrakh) ont fait savoir qu'elles appliqueraient, dans leurs activités, les règles et principes mentionnés dans notre document. Le code a fait l'objet d'une large discussion parmi les chercheurs, les journalistes, ainsi que dans le grand public. Certains ont critiqué l'Eglise pour s'être « immiscée dans un domaine non religieux ». Mais je suis profondément convaincu que c'est la tâche de l'Eglise que d'appeler au renouveau moral, à la vérité et à la justice en matière économique, et d'agir dans ce sens.