L'archevêque de Cantorbéry
Allocution à l'intention de la 9e Assemblée du COE

Si l'on vous dit ‘Identifiez-vous !', vous commencerez probablement par donner votre nom, puis vous indiquerez peut-être votre profession, le lieu d'où vous venez, les relations qui sont les vôtres. Dans de nombreuses cultures, vous indiqueriez le nom de vos parents ou de votre famille. Parler d'« identité », c'est donc dire comment nous nous situons par rapport à la langue et au monde de ceux qui nous entourent : les noms existent pour être utilisés, non seulement par nous-mêmes, mais par d'autres, pour qu'ils puissent s'adresser à nous ; c'est au travers de notre profession que nous nous joignons au processus humain consistant à transformer notre environnement ; et lorsque nous nous situons dans un ensemble de relations, ceux qui nous entourent comprennent qui nous sommes. Avant même de réfléchir dans l'abstrait à ce qui est essentiel à l'identité chrétienne, il peut être utile, pour un bref instant, de nous arrêter à cet élément qui consiste à nous situer. 

Alors, comment, dans ces termes, répondons-nous en tant que chrétiens à ceux qui nous interpellent quant à notre identité ? Nous portons le nom du Christ. Nous sommes des gens connus pour leur allégeance, leur adhésion à l'égard de la personne historique à qui ses disciples ont donné le nom de « roi qui a reçu l'onction » - Jésus, le Juif de Nazareth. Toutes les fois que nous disons le mot « chrétien », nous admettons comme allant de soi une histoire et un lieu situés dans l'histoire, l'histoire et le lieu de ces gens avec qui Dieu a fait alliance dans un lointain passé, le peuple qu'il a appelé afin de manifester sa gloire au travers de leur vie commune. Nous voici déjà dans le domaine de la profession et des relations. Nous faisons partie de l'histoire de l'alliance de Dieu. Comme tous ceux qui ont fait allégeance à un « roi qui a reçu l'onction », dans la tradition juive,  nos vies sont censées témoigner de la fidélité de Dieu à ses engagements. Il n'existe pour nous aucun moyen de décliner notre identité si ce n'est en nous associant à cette histoire et à ce contexte. Expliquer le terme « Christ », c'est expliquer ce que signifie être un peuple qui doit son existence au fait que Dieu a promis d'être avec lui et à qui il a commandé de montrer ce qu'il est. 

Dire que nous sommes aujourd'hui sous l'autorité d'un roi qui a reçu l'onction et qui a vécu sur terre voici deux millénaires, c'est du même coup parler de ce « roi ». Sa vie et sa présence ne sont pas un simple objet de chronique, de narration. Certains groupes - les luthériens, les marxistes -s'identifient au travers d'un fondateur mais le nom que les chrétiens utilisent pour parler d'eux-mêmes n'appartient pas à cette catégorie, à cause de la signification du terme « Christ ». Nous ne nous référons pas à un fondateur du passé, mais maintenant, autour de nous et au dedans de nous, à une présence qui a autorité sur nos vies et qui agit aujourd'hui. De cette manière, nous laissons déjà entendre quelle sera notre pensée théologique, notre doctrine, de la résurrection et de l'ascension de Jésus.

A mesure que nous avançons, l'identité que nous esquissons devient plus complète. Qu'est-ce que le roi oint nous demande de faire, et comment nous donne-t-il le pouvoir de le faire ? Comme le peuple juif, nous avons à révéler que le Dieu de qui le roi tient son autorité est un Dieu de justice, impartial, universel, un Dieu libre de pardonner les fautes. Mais nous avons aussi à montrer qui il est, grâce aux mots que notre roi nous dit d'utiliser pour nous adresser à lui. Nous devons l'appeler « Père », en termes à la fois intimes et audacieux. Notre identité ne concerne donc pas seulement nos relations avec d'autres êtres humains, ni les efforts que nous faisons pour façonner ces relations dans la justice et la miséricorde. Elle concerne notre relation à Dieu, et le « travail » qui consiste à exprimer cette relation par nos paroles et par nos actes. En grec, le mot leitourgeia a tout d'abord signifié un travail accompli pour le bien public, avant de prendre le sens d'un service publiquement rendu à Dieu. L'identité chrétienne est « liturgique » dans ce double sens : l'acte d'un peuple, d'une communauté dont les membres révèlent Dieu les uns aux autres et au monde qui les entoure, dans l'action quotidienne et le service divin. Notre « liturgie » est à la fois l'adoration de Dieu pour lui-même, et le service rendu à un monde déformé par l'orgueil et la cupidité. Elle s'exprime par la passion qui nous anime non seulement pour la famille humaine, en particulier au coeur de la pauvreté et de la violence, mais pour l' ensemble du monde matériel qui continue à subir la violence qu'entraîne le maintien du confort d'une minorité de riches, aux dépens des ressources communes à tous.

« Identifiez-vous !» dit le monde au chrétien ; et le chrétien répond (comme les martyrs des premiers siècles) : « Nous sommes les serviteurs d'un roi, le roi d'une nation libérée par ce que Dieu a accompli pour manifester son amour et sa force dans la vie de son peuple, un roi dont l'autorité vaut pour le présent et l'avenir tout autant que pour le passé. Nous sommes les témoins de la cohérence d'un Dieu qu'aucun pouvoir créé, aucun échec, aucune trahison de notre part ne peuvent détourner de son dessein. Nous sommes plus que des serviteurs ou des témoins, car nous avons reçu la capacité de parler comme si nous étions libres, à l'instar de notre roi, d'être dans une relation d'intimité avec Dieu ; Dieu a franchi la distance qui est entre le ciel et nous, et il nous a rapprochés de lui. Lorsque nous parlons directement à Dieu, nous nous servons de la voix qu'il nous a donnée. » 

Ainsi, lorsque les chrétiens expliquent, pas à pas, le sens du nom dont ils se désignent eux-mêmes, ils se situent sur la carte de l'histoire humaine. Avant même de se mettre à analyser les doctrines dont on a besoin pour parler de cette identité et la communiquer dans l'abstrait, ils parlent d'eux-mêmes comme de personnes qui ont leur place dans cette histoire et dans cette perspective. Le credo et la structure en découlent. Et cela peut se dire de manière très osée, choquante même, si nous disons que les chrétiens s'identifient eux-mêmes non seulement comme serviteurs du roi oint, comme Christ. Leur place dans le monde est la sienne. En se laissant réquisitionner comme ses témoins et en faisant ce que son autorité leur permet de réaliser dans l'action et dans la célébration, ils se tiennent à sa place. Les Ecritures chrétiennes disent que les croyants portent le nom du Christ, que ce nom est inscrit sur leur front, que leur vie commune est sur la terre un « corps » matériel du roi qui a reçu l'onction.

L'identité chrétienne consiste à appartenir à un lieu que Jésus définit à notre intention. En vivant en ce lieu, nous parvenons, dans une certaine mesure, à partager son identité, à porter son nom et à participer à ses relations avec Dieu et avec le monde. Oubliez le « christianisme » l'espace d'un instant - le christianisme dans le sens d'un système de pensée en concurrence avec d'autres sur le marché des religions - concentrez-vous sur la place qui est, dans le monde, celle de Jésus, de l'Oint, et sur ce qui devient possible à cet endroit. 

Il y a une différence entre une conception du monde considéré, en principe, comme un territoire où les systèmes sont en concurrence, où des groupes aux allégeances différentes vivent aux dépens les uns des autres, où la rivalité est inévitable, et une autre conception, celle d'un monde perçu comme un territoire où le fait d'être en un lieu particulier vous permet de voir, de dire et de faire certaines choses qui ne seraient pas possibles ailleurs. La foi chrétienne ne revendique pas en priorité le fait d'offrir le seul système de pensée cohérent, contrairement à tous ses concurrents ; elle déclare qu'en demeurant à la place du Christ, on peut vivre dans une intimité telle avec Dieu que ni la peur ni l'échec d'aucune sorte ne peuvent rompre l'engagement que Dieu a pris envers nous, et qu'on peut vivre le don et la compréhension réciproques dans une mesure telle qu'aucun conflit humain, aucune division ne doivent nous conduire fatalement à nous faire mutuellement violence de manière incontrôlée, ni à nous nuire les uns aux autres. De ce lieu, vous pouvez voir ce dont vous avez besoin pour être en paix avec Dieu et avec sa création ; et vous pouvez discerner ce qu'il vous faut pour être en paix avec vous-mêmes, reconnaître que vous avez besoin de miséricorde et de recréation. 

Cette vision des choses admet dès le départ que nous vivons dans un monde aux perspectives plurielles, et qu'il n'existe pas de vision « à partir de nulle part », comme les philosophes expriment parfois leur prétention à une connaissance absolue. Etre chrétien ne consiste pas à prétendre à une connaissance de ce type, mais à revendiquer une perspective qui transformera nos blessures et nos peurs les plus profondes et, de ce fait, changera le monde au niveau le plus important. C'est une perspective qui dépend de notre capacité à nous tenir là où était Jésus, sous son autorité, participant au « souffle » de sa vie et voyant ce qu'il voit - Dieu comme Abba, Père, un Dieu totalement engagé envers le peuple dans la vie duquel il s'efforce de reproduire sa propre vie.

Dans quelle mesure cette revendication est-elle exclusive ? Dans un certain sens, elle ne peut être que cela. Il n'est pas d'identité chrétienne qui ne commence là. Si l'on tente de reconstruire «l'identité » en partant de principes, d'idéaux ou de quoi que ce soit, on aboutit à quelque chose de très différent de ce que l' Ecriture décrit comme être «en Christ ». Etant donné que le fait d'être en Christ se rattache à une histoire particulière, et à une seule - celle de la foi juive et de l'homme de Nazareth - on ne voit pas bien ce que voudrait dire le fait que cette manière puisse en principe être adoptée par n'importe qui, n'importe où, accompagnée de n 'importe quel type d'engagement. Et pourtant, d'un autre côté, l'exclusivisme est ici une impossibilité, en tout cas celui d'un système d'idées et de conclusions que l'on affirmerait être définitif et absolu. La place de Jésus est ouverte à tous ceux qui veulent voir ce que voient les chrétiens et devenir ce que ceux-ci deviennent. Et personne parmi les croyants chrétiens ne possède de carte indiquant avec précision où doivent être placées les frontières de cet endroit, ni de clé permettant d'en exclure les autres ou de les y enfermer.

En l'occurrence, le chrétien ne voit pas ce que l'on peut voir sous d'autres angles. Il serait stupide de prétendre qu'on ne peut rien voir ou que toute autre perspective déforme tellement les choses qu'aucune vraie vérité ne saurait être dite. Si je dis que c'est uniquement en ce lieu que les blessures sont pleinement guéries, les péchés pardonnés, promise l'admission dans l'intimité de la présence de Dieu, cela suppose qu'il convient de désirer cette admission et ce pardon par-dessus toute chose. Ce n'est pas dans toute perspective que l'on peut trouver cela. Ce que je veux dire à propos de ces autres façons de voir, ce n'est pas qu'elles seraient dans l'erreur, mais qu'elles laissent de côté ce qui compte le plus dans les combats des humains ; je sais toutefois que ce point ne sera jamais évident pour ces autres personnes et que nous ne pourrons nous rencontrer, nous ne pourrons les faire entrer dans notre façon de voir les choses qu'à la lumière de ce genre de travail et d'espérance partagés qui placent au centre ce que j'estime être le plus important pour l'humanité. Et en même temps, ce partage m'apprendra également qu'il se peut qu'il y ait des choses - de moindre importance éventuellement, mais lourdes de sens, pourtant - que mon point de vue ne m'a pas appris à voir ou à évaluer.

Que signifie cela par rapport à l'expérience proprement dire, concrète, qui consiste à vivre dans la pluralité des communautés religieuses - et également non religieuses - que nous ne saurions éviter ou ignorer dans notre monde ? Il me semble que nous n'avons pas à mettre l'accent sur la possession d'un système dans lequel toutes les questions trouveraient une réponse, mais précisément sur le témoignage rendu au lieu et à l'identité qui nous ont été attribués. Il nous faut montrer ce que nous voyons, reproduire la vie de Dieu telle qu'elle nous a été transmise par celui qui a été oint. Et, d'après ce qui précède, il semble qu'il faille, au coeur de ce témoignage, un engagement fidèle. L'identité chrétienne est une identité fidèle, caractérisée par le fait qu'on est systématiquement avec Dieu et avec le monde de Dieu. Il nous faut être fidèles à Dieu, dans la prière et dans la liturgie, nous tenir simplement toujours là où Jésus dit « Abba ». Lorsque les chrétiens prononcent la prière eucharistique, ils prennent la place de Jésus, aussi bien lorsqu'il adresse sa prière au Père que lorsqu'il accueille le monde à sa table. L'eucharistie est la célébration du Dieu qui tient ses promesses et en l'hospitalité de qui on peut toujours avoir confiance. Mais cela nous indique déjà que nous devons nous consacrer à ceux qui nous entourent, quelles que soient leurs façons de voir les choses. Leurs besoins, leur espoirs, leur recherche de guérison au plus profond de leur humanité, voilà ce à quoi nous devons, comme on dit, « faire confiance ». Ce qui signifie qu'il nous faut être présents pour accompagner cette recherche, pour poser des questions critiques avec les fidèles des autres religions, parfois même en les leur posant. C'est en recherchant ensemble la transformation que, peut-être, Dieu permettra que d'autres parviennent à voir ce que nous voyons et à savoir ce qui nous est possible.

Mais qu'en est-il de leurs croyances à eux, de leurs « lieux » ? Il arrive que, en regardant nos prochains appartenant à d'autres traditions, nous apercevions dans leurs yeux un reflet de ce que nous voyons ; ils n'ont pas les mêmes mots que nous, mais on reconnaît quelque chose, tout au fond. L'expression « chrétiens anonymes » n'est plus très à la mode - elle comportait bien des problèmes. Mais, lorsqu'on a participé à un dialogue avec d'autres religions, qui n'a pas perçu un écho, un reflet du type de vie que les chrétiens cherchent à vivre ? Saint Paul dit que Dieu n'a pas été sans témoins dans les âges qui ont précédé le Messie ; dans les lieux où ce nom n'est pas prononcé, il se peut que Dieu se donne lui-même à voir. Etant donné que nous n'y sommes pas, il ne nous est pas facile d'analyser comment les choses peuvent se passer, à plus forte raison de le vérifier. Et en prendre conscience ne signifie pas du tout que ce qui s'est produit dans l'histoire d'Israël et de Jésus soit relatif, une possibilité parmi d'autres. C'est, nous l'affirmons, le chemin du pardon et de l'adoption. Mais lorsqu'il apparaît que d'autres sont parvenus en un lieu où l'on ressent et estime le pardon et l'adoption, même quand cela ne s'exprime pas exactement dans les mêmes termes que ceux qu'utilisent d'autres grandes religions, dirons-nous que Dieu ne s'est pas ouvert une voie ?

Et lorsque nous nous trouvons confrontés à des notions radicalement différentes, décrivant de manière étrange et complexe une façon de voir les choses différente de la nôtre, il ne faut pas se demander « Comment les convaincre d'erreur ? Comment gagner ce concours d'idées ? », mais « Que voient-ils en réalité ? Ce qu'ils aperçoivent, ne serait-ce pas une partie du monde que je vois ? » Ces questions ne peuvent trouver de réponse que dans la fidélité - c'est à dire en demeurant aux côtés de l'autre. Souvenons-nous que notre vocation à la fidélité est un aspect de notre identité et de notre intégrité. Cheminer avec patience aux côtés des fidèles d'autres religions n'est pas une option inventée par les libéraux d'aujourd'hui qui cherchent à relativiser l'absolue singularité de Jésus Christ et de ce qu'il a rendu possible. Cela fait inévitablement partie du lieu où il se situe ; c'est un aspect de la « liturgie », lorsqu'on se tient en présence de Dieu et en présence de sa création (humaine et non humaine), dans la prière et dans l'amour. Si nous apprenons véritablement à être dans cette relation avec Dieu et avec le monde dans lequel a vécu Jésus de Nazareth, nous ne nous détournerons pas de ceux qui voient les choses sous un autre angle. Et toute affirmation, toute conviction selon laquelle nous verrions mieux ou plus profondément sera toujours à juste titre mise à l'épreuve dans les rencontres où nous oeuvrons à la réalisation d'une vision de l'épanouissement et de la justice humaine en compagnie de ceux qui ne partent pas du même endroit que nous.

Mais l'appel à la fidélité comporte également quelques implications plus précises. Lorsque les chrétiens sont, historiquement, majoritaires, la fidélité à l'autre, c'est la solidarité avec lui, la nécessité de prendre sa défense et d'être à ses côtés en cas de harcèlement ou de violence. Dans une culture majoritairement chrétienne, le chrétien ou la chrétienne peuvent avoir à aider la ou les communautés non chrétiennes à s'exprimer publiquement. Au Royaume-Uni, il s 'est agi dans une large mesure de mettre en place des forums interreligieux, de collaborer avec d'autres groupes sur des questions relatives à l'immigration, au droit d'asile, sur des préoccupations communes en matière de justice internationale, de pauvreté, de dégradation de l'environnement ; il s'est agi aussi de défendre l'idée que les autres religions doivent être présentes dans les relations de partenariat entre l'Etat et l'Eglise dans le domaine de l'éducation et, surtout, de continuer à constituer des alliance contre l'antisémitisme. La situation n'est pas très différente ailleurs en Europe. Cela fait partie de l'auto-examen des chrétiens que de reconnaître jusqu'à quel point les sociétés où ils vivent n'ont pas su pratiquer l'hospitalité ni la justice envers les autres.

Toutefois, il convient également de se demander ce que signifie la fidélité dans une culture majoritairement non chrétienne. Et c'est moins simple. Pour diverses raisons, reposant les unes sur des faits, les autres sur des fantasmes, bien des majorités non chrétiennes considèrent la présence chrétienne comme une menace, ou tout au moins comme le signe d'un projet géopolitique particulier (en rapport avec les Etats-Unis ou l'Occident d'une façon générale), malgré la longue histoire des minorités chrétiennes dans de nombreuses régions. L'un des résultats les plus ambigus des événements récents sur le plan international a été justement le fait d'assimiler, auprès d'une majorité facilement influençable, les chrétiens du Moyen-Orient ou du Pakistan, par exemple, à une politique étrangère agressive. Toutes nos Eglises, ainsi que cette Assemblée dans son ensemble, ne doivent jamais perdre de vue la souffrance qui en a résulté pour des minorités chrétiennes.

Ce qui toutefois est remarquable, c'est le courage avec lequel les chrétiens - en Egypte, au Pakistan, dans les Balkans, et même en Irak - continuent de chercher à travailler aux côtés de leurs voisins non chrétiens. Il ne s'agit pas de l' atmosphère de « dialogue » que l'on peut rencontrer en Occident ou dans le cadre confortable de conférences internationales ; c'est la construction et la reconstruction douloureuse de la confiance dans un cadre extrêmement dangereux et complexe. Ce n 'est qu'assez rarement que, dans ce genre de situation, les chrétiens ont réagi en contre-attaquant ou en se retirant totalement. Ils continuent de chercher comment eux-mêmes et les personnes appartenant à d'autres convictions peuvent être des concitoyens. C'est dans ce type de contexte, me semble-t-il, que l'on voit le mieux ce que signifie payer le prix de la fidélité, être à la place de Jésus, c'est à dire supporter les tensions voire les horreurs du rejet, tout en continuant de parler de partage et d'accueil. Nous voyons là ce que signifie modeler une humanité nouvelle ; et il y a de bonnes raisons de penser qu'une telle esquisse pourrait faire école, qu'elle pourrait ouvrir des possibilités à toute une culture. Ce n'est pas seulement une question de patience dans la souffrance. Cela impose également aux chrétiens la charge de s'adresser aux aspects d'une culture non chrétienne qui sont profondément ambigus - là où l'atmosphère est telle que la dignité humaine, le statut de la femme, le respect du droit et autres priorités semblables ne bénéficient pas de la considération qui leur revient. Il se peut que le fait d'en rendre témoignage augmente les attaques auxquelles les chrétiens sont soumis et que cela les marginalise, mais cela fait partie de l'identité à laquelle nous voulons tous rester attachés avec intégrité. Encore une fois, lorsque ces situations se présentent, il faut que nous trouvions tous des moyens de concrétiser notre solidarité avec les croyants qui sont en situation minoritaire.

La question de l'identité chrétienne dans un monde caractérisé par des points de vue et des convictions pluralistes ne saurait trouver une réponse dans des clichés évoquant la coexistence tolérante d'opinions différentes. Ce serait plutôt que la nature de notre conviction de chrétiens nous place irrévocablement en un certain lieu, à la fois plein de promesses et de risques, un lieu où nous sommes appelés à faire preuve d'un engagement absolu envers le Dieu révélé en Jésus Christ, ainsi qu'envers tous ceux à qui s'adresse son invitation. C'est notre identité même qui nous pousse à cette double fidélité active. Nous n'avons pas vocation à gagner des concours ou des débats en faveur de notre « produit » dans une quelconque foire religieuse. Si, comme le dit Olivier Clément, nous devons mener notre dialogue au-delà des idéologies, il nous faut être prêts à témoigner, par la vie et par la parole, de ce que permet le fait de se trouver à la place de Jésus, celui qui a reçu l'onction - « nos raisons de vivre, d'aimer moins mal et de mourir moins mal » (Clément, Anachroniques, p. 307). « Identifiez-vous ! » C'est ce que nous faisons en rendant grâce dans la prière pour le lieu où nous sommes et en vivant fidèlement là où Dieu, en Jésus, nous a placés, afin que le monde voie la profondeur et le prix de la fidélité qui est celle de Dieu lui-même envers le monde qu'il a créé.

© Rowan Williams 2006