Ruth Lee (*)

Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez entendu les termes "abus envers des enfants" et "Eglise" dans une même phrase sans qu'il soit question d'un scandale retentissant à propos d'un haut responsable ecclésiastique ayant commis des abus sexuels à l'égard d'enfants? Il est presque impossible d'en trouver un exemple, tant les médias ont été inondés ces dernières années de cas d'abus sexuels envers des enfants impliquant l'Eglise. Suite à cela, on a pointé du doigt les faiblesses, au sein des Eglises, des systèmes destinés à protéger les enfants qui leur sont confiés contre les abus. On a exposé au grand jour les institutions ecclésiales qui ont fermé les yeux sur des cas d'abus commis en leur sein, ou même tenté de les dissimuler.

En réponse à cela, de nombreuses Eglises se sont empressées de mettre en place des mesures de protection dans tous leurs secteurs d'activités touchant les enfants. On en est presque au point qu'une mère, qui aujourd'hui souhaiterait apporter une aide bénévole au camp scout de son enfant, devrait remplir des questionnaires longs et compliqués et se soumettre à un contrôle policier approfondi avant d'être admise à enseigner la manière de faire des nœuds ou à diriger des chants autour du feu de camp. Bien sûr ces progrès – qui sont souvent des pas de géant - en direction d'une meilleure protection des enfants vont dans le bon sens. Les enfants, sans aucun doute, sont beaucoup plus en sécurité à l'école du dimanche ou à la chorale lorsque des mesures de protection sont en vigueur. Il est essentiel que les Eglises se débarrassent de leur propre justice, qu'elles admettent que des enfants ont été victimes d’abus au sein d'un système souvent plus préoccupé de sa propre sauvegarde que des enfants, et qu'elles mettent en place et appliquent des mesures strictes de protection de ceux-ci.

Tout cela est positif. Mais un doute demeure: sans cette intense couverture médiatique négative, les Eglises se seraient elles mises à prendre au sérieux la protection des enfants? Quoi qu'il en soit, cette mise en lumière et l'attention accordée alors aux mesures de protection vont-elles assez loin pour sauvegarder réellement les enfants face aux abus? Ou ne contribuent-elles pas, d'une certaine manière, à négliger les causes profondes de ces abus dans nos Eglises et nos communautés?

Nous devons nous souvenir ici que trop souvent, l'on tend à confondre "abus envers les enfants" et "abus sexuels", et l'on oublie que la définition du terme abus est plus large: "violence physique ou psychologique, injures ou insultes, abandon ou traitement négligent, mauvais traitements ou exploitation, y compris les abus sexuels". Dans le monde entier, des milliers d'enfants sont confrontés quotidiennement à diverses formes d'abus. Ils font l'objet de trafic, comme main-d'œuvre ou marchandise sexuelle; ils sont obligés à travailler dans des mines ou des usines dangereuses ou enrôlés de force comme combattants; ils affrontent les horreurs de la guerre, sont forcés à vivre dans la rue, séparés de leur famille du fait de la guerre ou du VIH/sida, exposés à la violence dans leurs familles ou à l'école, et la liste n'est pas exhaustive… Ce sont des cas d'abus dont nous n'entendons pas souvent parler, si l'on compare les chiffres mentionnés à leur fréquence réelle, et les médias s'en font rarement l'écho. La plupart de ces enfants souffrent en silence, mais les conséquences pour leur vie ne sont que trop réelles: maladie, suicide, atteintes à la santé physique et mentale, absence de foyer et éloignement de la famille et des amis, relations difficiles, empreintes de violence à l'âge adulte, ou désespoir.

Peut-être souhaitez-vous entendre quelques témoignages rendus lors de colloques qui ont eu lieu récemment en Asie sur ces questions. Comme par exemple cette histoire d'un jeune Afghan traumatisé qui, lorsqu'il est arrivé au centre de réhabilitation de Kaboul où travaille Nijabat Khan, a été incapable de parler pendant plusieurs années et ne cessait de trembler après avoir vu ses parents tués par une bombe qui était tombée sur leur maison. Ou celle de cette jeune Cambodgienne qui a été recueillie au refuge "Sok Sabay" de Marie Cammal: vendue à un bordel par son oncle, elle subissait vingt viols chaque jour et on la battait si elle cherchait à résister. Et que dire de cette jeune fille dont s'occupait le père Damien de Jaffna, Sri Lanka, violée par trois hommes armés qui s'étaient introduits de nuit dans la maison de sa famille alors qu'elle avait quatorze ans? Ou de la situation de ces deux enfants du diocèse du père K.U. Abraham, en Inde, qui ont été chassés de l'école, sous la pression des voisins, parce que leurs deux parents étaient morts du sida? Et que penser des récits que font les parents nourriciers d'un home pour enfants, dans une station balnéaire populaire de Thaïlande, qui recueillent de nombreux enfants victimes des touristes étrangers qui les exploitent sexuellement?

Peut-être préférez-vous ne pas entendre ces récits. Car ils nous rendent attentifs au fait que, malgré notre indignation, ce qui est fait pour prévenir ces abus se heurte trop souvent à des résistances à tous les niveaux, que ce soit de la part des gouvernements, des collectivités ou des responsables religieux et jusqu'aux parents. Cela vient du fait que les abus envers les enfants sont commis le plus souvent dans la sphère privée et sont liés à la criminalité et à la corruption. La triste réalité, c'est que bien souvent, en public, on les nie, tout en les tolérant en privé. Il existe de nos jours de nombreux mécanismes visant à la protection des enfants, aux niveaux international, national et local, mais l'écart entre ces législations et ce que subissent quotidiennement ces enfants demeure immense.

Tout cela jette une lumière différente sur la question: "les Eglises en font-elles assez pour protéger les enfants contre les abus?". Qu'une politique de protection, si importante soit-elle, soit mise en place ne signifie pas qu'on a empêché les abus. En mettant en regard les notions de "prévention" et de "protection", on souligne les deux aspects, liés entre eux, de la lutte pour mettre fin aux abus envers les enfants: le second est surtout curatif alors que le premier exige qu'on examine en profondeur les raisons de ces maltraitances. Les Eglises ont un rôle essentiel à jouer, aussi bien en mettant en place des mécanismes de protection qu'en s'en prenant aux facteurs qui contribuent au risque que courent les enfants d'être victimes d'abus: structures sociales fondées sur le sexe, le statut économique, la caste ou la classe sociale, pressions dues à l'environnement, la guerre ou d'autres conflits, discrimination, situation familiale (comme l'absence d'un parent ou des deux), difficultés relationnelles, dépression ou problèmes de santé mentale, ou encore, de manière générale, la place accordée aux enfants dans la société. Les enfants sont particulièrement vulnérables à la violence, à l'exploitation et aux abus en raison, précisément, de leur vulnérabilité et de leur dépendance par rapport aux adultes. C'est dans les situations où les adultes ont l'occasion d'abuser de leur pouvoir face aux enfants que ceux-ci sont victimes de maltraitance.

J'écris cet article à l'occasion de la "Journée mondiale pour la prévention des abus envers les enfants", le 19 novembre, qui a pour but de contribuer à une culture de prévention de ces abus. Une coalition d'ONG s'est constituée pour marquer cette journée et pour sensibiliser et mobiliser l'opinion publique, inciter à l'action et diffuser des informations sur les programmes de prévention. Le large éventail des initiatives de prévention que représente cette coalition nous rappelle, d'une part, le magnifique travail que certaines Eglises et d'autres acteurs de la société civile accomplissent actuellement; d'autre part, il suggère tout ce que les Eglises pourraient et devraient encore faire, tant au sein de leurs institutions que dans l'ensemble de la société.

Le COE, qui est membre de cette coalition, pourrait jouer un rôle important en trouvant des moyens créatifs d’aider ses Eglises membres à affirmer le droit des enfants à mener une vie paisible. Voici deux exemples d'initiatives actuellement en cours:

  • la campagne "Sur les ailes d'une colombe", qui se déroulera du 25 novembre au 10 décembre 2004 et qui vise à mettre en lumière la question de la violence envers les femmes et les enfants.

Au cours des deux ans que j'ai passés au COE, j'ai travaillé principalement dans le cadre de ce dernier programme. J'ai constaté que ce travail en réseau peut susciter des initiatives nouvelles et passionnantes permettant d'intensifier l'activité des Eglises dans les domaines concernant les enfants. De très nombreuses Eglises, en Asie, travaillent à répondre concrètement aux besoins quotidiens des enfants au sein de leur société: elles gèrent des orphelinats, des centres d'accueil, des abris pour enfants des rues, des écoles du dimanche, etc. Pour ces Eglises et les ONG qui leur sont liées, il est précieux de rencontrer et d'échanger des expériences avec d'autres personnes et organismes actifs dans les mêmes domaines, de même que d'avoir la possibilité de se faire entendre de l'ensemble des communautés ecclésiales et de leurs responsables et de les appeler à se préoccuper sérieusement des problèmes auxquels les enfants sont confrontés.

Des colloques en réseau, aux niveaux régional, sous-régional et national, ont permis aux Eglises d'Asie d'approfondir leur analyse de la situation des enfants vivant dans ces sociétés sous divers angles, théologiques et culturels, et les ont préparées à plaider activement en faveur d'un changement des structures sociales qui portent atteinte à la dignité des enfants, structures dont les Eglises, indéniablement, font partie. Quelques réseaux nationaux ont attaché une attention particulière aux questions relatives à la prévention des abus envers les enfants:

  • Le réseau d'Indonésie a abordé la question de la prévention et a publié récemment à Bahasa des "lignes directrices destinées aux Eglises sur les enfants ayant besoin d'une protection particulière".

De telles initiatives, bien que modestes, sont des pas menant à la construction d'une culture de prévention des abus envers les enfants. En maints endroits, les mesures en vue de la protection des enfants font partie intégrante de cette démarche globale, mais nous ne devrions pas nous contenter de l'évolution de la juridiction. Pour obtenir des résultats durables, il faut que les initiatives s'enracinent dans la réalité sociale et culturelle et s'inscrivent dans un processus de transformation totale de la société et du monde. L'Eglise et d'autres communautés religieuses sont appelées à y jouer un rôle vital et urgent.

Si nous relevons ce défi, peut-être qu'un jour on pourra associer les termes "abus envers les enfants" et "Eglises" d'une façon plus positive qu'aujourd'hui…

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(*) Ruth Lee a travaillé durant ces deux dernières années dans le cadre du programme "Dignité des enfants" du Secrétariat pour l'Asie du COE. En décembre 2004, elle prendra le poste de responsable de la politique sociale de l'association Mothers' Union, au Royaume-Uni.

Pour de plus amples informations sur la campagne "Sur les ailes d'une colombe", cliquez sur:

www.overcomingviolence.org

Pour plus d'informations sur le programme du COE "la dignité des enfants", cliquez sur:

www.wcc-coe.org/wcc/what/regional/index-e.html

Pour de plus amples informations sur la Journée mondiale de prévention des abus envers les enfants – 19 novembre, cliquez sur:

www.woman.ch