Image
Le théologien allemand Jürgen Moltmann. © COE/Marianne Ejdersten

Le théologien allemand Jürgen Moltmann. © COE/Marianne Ejdersten

Par Stephen Brown*

Cinquante ans après la publication de son ouvrage pionnier: La théologie de l’espérance, le théologien allemand Jürgen Moltmann continue à insister sur la puissance de l’espérance dans la «venue de Dieu», en tant que force pour la transformation du monde.

«Tous les travaux théologiques de ma vie ont été consacrés à une théologie chrétienne œcuménique de la venue de Dieu», a déclaré Jürgen Moltmann lors d’une conférence donnée en janvier au Centre œcuménique à Genève pour marquer la sortie, par les Publications du COE, de la traduction anglaise de son livre The Living God and the Fullness of Life [Le Dieu vivant et la plénitude de la vie].

Cet ouvrage est une série de méditations sur ce que cela signifie que de vivre, de penser et d’espérer en la présence de l’amour de Dieu; Moltmann, qui aura 90 ans en avril, y réfléchit sur les thèmes des ouvrages qu’il a écrits au cours de sa longue carrière de théologien.

«Chez les êtres humains, la connaissance du "Dieu vivant" éveille une soif et une faim de vie, écrit Moltmann dans ce livre. Elle les rend insatisfaits de ce qu’ils sont et les pousse à rechercher un avenir où plus de vie entrera dans la vie qu’ils ont déjà»[1].

Cette insistance sur une telle insatisfaction tournée vers l’avenir et inspirée par Dieu est un thème récurrent de la théologie de Moltmann depuis la publication de la Théologie de l’espérance en 1964.

«Les gens qui espèrent en Christ, écrivait alors Moltmann, ne supportent plus la réalité telle qu’elle est mais ils commencent à en souffrir, à la contester. Être en paix avec Dieu, cela signifie être en conflit avec le monde car l’aiguillon de l’avenir promis pique inexorablement la chair de tout présent non accompli.»

«Une telle espérance, poursuivait-il, fait de l’Église la source de toujours nouveaux élans vers la réalisation de la justice, de la liberté et de l’humanité ici-bas à la lumière de l’avenir promis qui est à venir». [2]

C’est là un message qui s’accordait avec les turbulentes années 1960, marquées par des manifestations estudiantines en Europe, le mouvement des droits civiques et les manifestations contre la guerre du Vietnam aux États-Unis, et les demandes de libération économique et politique s’élevant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Pourtant, plus de cinquante ans plus tard, le message de Moltmann demeure une source d’inspiration.

«Le discours d’espérance – ce que nous pouvons espérer et la manière dont nous parlons raisonnablement de l’espérance – est important de nos jours. Il est rare que l’on puisse citer sans rien y changer des choses qui ont été écrites cinquante ans auparavant», déclare l’archevêque Antje Jackelén, de l’Église de Suède, qui a eu Moltmann pour professeur à l’université de Tübingen dans les années 1970.

«La question de l’espérance est particulièrement importante pour les gens, affirme l’archevêque Jackelén, dont le livre: Time and Eternity comporte une étude critique de la contribution de Moltmann. Le défi du changement climatique, les désordres dans le monde, la situation des réfugiés – tout cela fait que les gens demandent de l’espérance.»

L’œuvre de Moltmann couvre un large éventail de sujets, notamment la création et l’écologie, les idées de la théologie de la libération et de la théologie féministe ainsi que l’œuvre de l’Esprit Saint, ce qui l’a amené au contact de la théologie orthodoxe et du pentecôtisme.

Le souvenir le plus marquant que garde l’archevêque Jackelén de ses études avec Moltmann, c’est un séminaire sur la théologie de l’expérience mystique, au cours duquel il a emmené ses élèves dans un monastère bénédictin pour pratiquer la méditation et faire des exercices spirituels.

«Cela nous est apparu, dit-elle, comme un passage de la théologie politique à la théologie mystique; mais en fait, ce que j’en ai tiré, c’est que les deux sont deux côtés d’une même chose: garder ensemble l’éthique et la mystique, l’action et la contemplation.»

Né dans une famille non pratiquante à Hambourg en 1926, Moltmann n’a commencé à s’intéresser à la théologie que dans un camp de prisonniers en Grande-Bretagne, après la seconde Guerre mondiale. Dans l’un des camps où il fut détenu, des programmes pédagogiques étaient organisés, avec notamment des visites telles que celle de Willem Visser 't Hooft, secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises (COE), alors en cours de formation.

Les expériences ecclésiales de Moltmann ont commencé à l’étranger; dès le début, elles ont été œcuméniques, note son biographe Geiko Müller-Fahrenholz. Dans ce sens, dès le début, cette œcuménicité a été la caractéristique de sa théologie» [3].

Moltmann fut lui-même un ardent partisan du mouvement œcuménique: il fut pendant 20 ans, de 1963 à 1983, membre de la Commission Foi et Constitution du COE.

La Théologie de l’espérance est née de la fascination exercée sur Moltmann par les écrits d’Ernst Bloch, philosophe allemand qui s’était installé dans la République démocratique allemande (RDA) communiste après la seconde Guerre mondiale mais qui tomba en défaveur auprès des autorités en raison de sa position marxiste non orthodoxe. Lorsque le Mur de Berlin fut construit en 1961, Bloch ne revint pas à l’Est alors qu’il était en visite à l’Ouest et préféra s’installer à Tübingen, où Moltmann devait par la suite enseigner.

L’œuvre majeure de Bloch: Le principe espérance, s’inspirait du motif vétéro-testamentaire de l’Exode pour présenter l’espérance comme cadre de l’action humaine.

Dans The Living God, Moltmannn écrit: «Je me suis demandé: Comment se fait-il que la théologie chrétienne ait permis que ce thème de l’espérance lui échappe? Les promesses de Dieu et les espoirs de l’homme ne constituent-ils pas le fil rouge qui relient les prophètes de l’Ancien Testament entre eux et avec les apôtres du Nouveau?»

Dans la Théologie de l’espérance, écrit Moltmann, mon intention était «d’amorcer un acte de théologie parallèle au Principe d’espérance [de Bloch], mais sur une base biblique»[4]. Au motif vétéro-testamentaire de l’Exode, Moltmann a ajouté le thème néo-testamentaire de la résurrection du Jésus crucifié à la lumière de la promesse divine du royaume futur.

«Avec la publication de la Théologie de l’espérance en 1964, j’ai participé à une conversion générale au futur», a expliqué Moltmann dans sa conférence à Genève. Comme d’autres théologiens de sa génération, il voulait s’extraire d’une théologie repliée sur elle-même, sur l’Église, et développer au contraire une théologie politique «avec un visage tourné vers le monde».

Un exemple d’une telle théologie, explique-t-il, fut la théologie politique de la paix dans l’Allemagne divisée, qui annonçait les manifestations de masse en RDA en 1989 et qui, au bout du compte, a mené à la chute du Mur de Berlin et à l’unification du pays. Ce fut là encore un mouvement à la naissance duquel contribuèrent les écrits de Moltmann.

«Pour moi et mes amis de RDA, note Heino Falcke, théologien est-allemand qui a longtemps milité pour promouvoir le changement en RDA, la théologie de Moltmann fut très littéralement révélatrice, compte tenu en particulier de son approche contextuelle et de sa conscience de la situation contemporaine. Dans les années 1960, après la construction du Mur de Berlin, elle nous a encouragés à œuvrer, néanmoins, pour un socialisme ouvert à l’histoire, capable de changer et d’être rendu plus humain»[5].

Cependant, dans son discours de Genève, Moltmann constate avec regret que, depuis les changements tumultueux de 1989, les théologiens ont préférés se concentrer sur la communauté intellectuelle. Au contraire, soutient-il, la théologie chrétienne devraient tenir ensemble les communautés chrétiennes, publiques et académiques en tant que «fonction globale du royaume de Dieu».

Moltmann s’est longtemps préoccupé des implications des questions écologiques pour la théologie; il a ainsi publié en 1985 Dieu dans la création – Traité écologique de la création, et, depuis ces dernières années, le défi environnemental en est venu à revêtir un caractère encore plus urgent.

«Aujourd’hui, nous sommes à la fin de l’ère moderne et au début du futur écologique de notre monde, pour autant que notre monde survive, nous a prévenu Moltmann à Genève. Il nous faut maintenant un nouveau concept de la nature de la terre et une image nouvelle de l’être humain et de sa destinée et, avec cela, une nouvelle expérience de Dieu dans notre culture.»

Cela exige, a-t-il ajouté, que nous passions de la «politique du monde» à la «politique de la terre», et que les religions du monde se considèrent comme des «religions de la terre» où elles contribueront à une nouvelle conception de la vie et de la terre, fondée sur une «spiritualité sacramentelle de la terre, ainsi que les Églises orthodoxes l’ont déjà proposé au COE il y a déjà plusieurs décennies.»

Pour Moltmann, cinquante ans après la Théologie de l’espérance, l’avenir de la théologie demeure une théologie du «Dieu à venir» dans laquelle l’espérance – par le moyen de visions, de rêves et de projets – enflamme l’imagination pour transcender les limites de la réalité afin de la faire entrer dans la sphère du possible.

À Genève, Moltmann a bien souligné: «La puissance théologique de l’imagination considère cette vie mortelle dans le futur de la vie éternelle qui vient, et cette histoire humaine dans le futur du jugement et du royaume de Dieu à venir.»

Le livre de Jürgen Moltmann: The Living God and the Fullness of Life (Le Dieu vivant et la plénitude de la vie – Publications du COE, 2016) (ISBN 978-2-8254-1664-8) peut être acheté dans des librairies en ligne ou hors ligne, notamment chez Alban Books au Royaume-Uni et en Europe, et sur Amazon.

On trouvera l’article de Jürgen Moltmann: "A Common Earth Religion: World Religions from an Ecological Perspective," publié en 2011 dans l’Ecumenical Review, à l’adresse suivante (accès gratuit)

Vidéo complète: Le Pr Moltmann au COE – Discours sur l’avenir de la théologie

*Écrivain indépendant, Stephen Brown est l’auteur d’une étude sur le rôle des Églises dans la «révolution pacifique» de l’Allemagne de l’Est en 1989; il a également écrit pour l’Encyclopedia of Contemporary German Culture (Abingdon/New York: Routledge,1999), notamment la notice consacrée à Jürgen Moltmann.


[1] Moltmann, Jürgen, The Living God and the Fullness of Life (Genève, WCC Publications, 2016), p. 1.

[2] Moltmann, Jürgen, Théologie de l’espérance, Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, coll. Cogitatio fidei no 50, Paris, Cerf, 1970.

[3] Müller-Fahrenholz, Geiko, The Kingdom and the Power: The Theology of Jürgen Moltmann (SCM Press, Londres 2000), p. 22.

[4] The Living God and the Fullness of Life, pp. 177-178.

[5] Falcke, Heino, “Phantasie fur das Reich Gottes: Der theologische Weg Jürgen Moltmanns”, in: Evangelische Theologie, vol. 61, no. 2, 2001, p. 159.