Dans la joie de l'espérance

par Kosuke Koyama

"Dans la joie de l'espérance". Quelle chose étrange à dire ! Comment sommes-nous censés "dévorer" ce message (Jr 15, 16 ) ? Nous vivons dans un monde tellement détruit et détraqué par la violence. "Toute la terre habitée" est pleine de pauvres désespérés, d'enfants mourant de faim, de personnes déracinées et de victimes innocentes de guerres et de conflits ethniques. La menace de l'apocalypse nucléaire continue à assombrir notre horizon et notre planète est en pleine crise écologique. Comment éprouver cette "joie de l'espérance" ?

Notre perception quotidienne de la joie et de l'espérance ne nous permet pas de comprendre le mystère qui entoure ce message d'espérance, motif de joie. Le mystère est celui d'un Dieu compatissant qui embrasse le monde. Plus le monde tombe dans le désespoir, plus intime et déterminée devient cette étreinte vivifiante de Dieu. Telle est notre foi. Telle est notre position. "Soyez joyeux dans l'espérance", cet appel du Dieu compatissant retentit "dans tout le pays pour tous les habitants" (voir Lv 25, 10). Nous entendons la parole de Dieu :"Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte" (Ex 3, 5). Le monde tout entier est maintenant terre sainte. Nous ôtons nos sandales. La grâce est nu-pieds.

Nos pensées se tournent vers Jésus Christ qui était lui-même sans abri. "... Le Fils de l'homme, lui, n'a pas où poser la tête" (Lc 9,58;2,7). Dieu étreint le monde avec passion dans ce Fils de l'homme sans abri. Nul n'est plus un sans-abri que Jésus crucifié. Jésus crucifié, pieds nus - le Christ brisé et anéanti - parle au monde détruit et détraqué. La croix est la terre la plus sainte qui puisse exister, celle devant laquelle Dieu lui-même enlève ses sandales. "Oh parfois, cela me fait trembler, trembler, trembler. Etais-tu là quand on a crucifié mon Seigneur?" Dans cet "espace" évangélique, "nous sommes terrassés, mais non achevés" (2 Co 4,9 J.B.Phillips). Cet espace est entretenu et conservé par l'Esprit de Dieu qui a pour nom Compassion. C'est dans cet espace que se tient la Huitième Assemblée du COE, par la grâce de Dieu.

L'invitation à "être joyeux dans l'espérance" émane d'abord du "Dieu jaloux" (cf. Ex 20, 5). La relation entre le monde et ce Dieu qui l'étreint est une relation douloureuse. Par le truchement du prophète Osée, Dieu dit : "Mon coeur est bouleversé en moi. En même temps, ma pitié s'est émue" (11, 8). Israël s'avère infidèle mais Dieu refuse de l'abandonner. Le monde est infidèle mais Dieu refuse de l'abandonner. Dieu est pris dans un dilemme. Dieu est en plein désarroi, un désarroi accentué par l'amour. Le mystère de notre thème "la joie de l'espérance" se dissimule dans cette histoire extraordinaire de la vie intérieure de Dieu.

L'espérance a-t-elle trait à l'avenir ? Mais elle est encore plus liée à l'amour. L'espérance n'est pas une histoire de temps. C'est une histoire d'amour. "We shall overcome someday", cela veut dire "nous surmonterons par la puissance de la compassion". L'Evangile ose placer l'amour au-dessus du temps. Toutes les guérisons que relatent les évangiles et finalement la confession de foi que nous récitons - "est ressuscité des morts le troisième jour" (Symbole des apôtres) laissent entrevoir cette formidable vérité. L'amour enfièvre l'espérance, comme toutes les paroles de guérison que prononce Jésus: "Lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison" (Mc 2,11).  Souvenez-vous ! Celui qui prononce ces mots est sans abri et il incarne pleinement le Dieu qui étreint le monde. Quelle ferveur dans toute cette situation !  Si Dieu se trouve au sheol (la "chambre froide") comme le dit le psalmiste, le sheol fondra dans l'ardeur de la compassion divine (Psaume 139,8 Bible de Jérusalem). La prison de Birmingham n'a-t-elle pas été enflammée par la ferveur de l'espérance du pasteur Martin Luther King junior lorsqu'il y a été incarcéré ? Qu'est-ce que l'espérance si elle n'est pas inspirée par l'amour ? Qu'est-ce que le champ de l'amour si ce n'est pas toute la terre habitée ? L'espérance est une histoire d'amour passionnée.

L'espérance a-t-elle trait à ce que l'on ne voit pas ? Oui. "Voir ce qu'on espère n'est plus espérer. Ce que l'on voit, comment l'espérer encore ?" (Rm 8, 24). "Lui que vous aimez sans l'avoir vu...." (1 Pierre 1, 8).  Mais l'espérance est enracinée dans "ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché" (1 Jn 1, 1). Qu'est-ce que l'amour s'il reste invisible et intangible ? "Celui qui n'aime pas son frère ou sa soeur qu'il voit, ne peut pas aimer Dieu qu'il ne voit pas" (1 Jn 4, 20). L'épouvantable pauvreté dans laquelle vivent des millions d'enfants est visible. Le racisme est visible. Les mitraillettes sont visibles. Les taudis le sont aussi, de même que les corps mourant d'inanition. Le fossé entre riches et pauvres saute aux yeux.  Notre réaction à ces réalités doit être visible elle aussi. La grâce ne peut pas fonctionner dans un monde de l'invisibilité.

Pourtant dans notre monde, les dirigeants essayent de rendre invisibles "l'immigré, l'orphelin et la veuve" (Jr 7, 6; voir Ex 22, 22; Ps 82, 3; Mc 12, 40; Jc 1, 27), ainsi que ceux qui ont faim, soif, qui sont nus, malades ou en prison (voir Mt 25, 31-46). C'est une violence qu'ils exercent ainsi. L'Evangile insiste sur la visibilité - les corps émaciés des enfants affamés doivent rester visibles aux yeux du monde. Il y a un rapport entre invisibilité et violence. Les êtres humains, à cause de la dignité de l'image de Dieu qu'ils représentent, doivent demeurer visibles. La foi, l'espérance et l'amour ne sont pas vitaux si ce n'est en "ce qu'on voit".  Le mouvement oecuménique recherche l'unité visible des Eglises. Dieu n'était-il pas visible en Jésus Christ ? (Jn 1, 18; 14, 9) ? Pour l'Evangile, le mystère du salut est en ce qu'on voit. Les religions semblent mettre à l'honneur l'invisible et mépriser le visible. Mais c'est de l'évangile de ceux qui ont entendu, vu et touché que se nourrit l'espérance qui ne sera jamais déçue.

Le Dieu un embrasse le monde un où l'on parle plus de 7000 langues et dialectes. Dieu est ouvert à toutes les cultures et à toutes les nations. "Bénis soient l'Egypte, mon peuple, l'Assyrie, oeuvre de mes mains, et Israël, mon héritage" (Es 19, 25). Combien de langues Dieu parle-t-il ? Il les parle toutes! Aucun peuple ne peut parler une langue isolée, avoir une identité propre exclusive. Tous sont liés. L'Eglise est dans le monde et le monde dans l'Eglise. La parole de Dieu à l'Eglise est la parole de Dieu au monde. Dieu n'a pas "deux paroles", l'une pour l'Eglise et l'autre pour le monde. Le monde un écoute les paroles du Christ aux "chèvres" et aux "brebis" (Mt 25, 31-46). En écoutant le monde un, Jésus s'est exclamé :"je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair" (Lc 10, 18). Lorsque Dieu étreint ce monde un avec compassion, celui-ci en est "révolutionné" (Ac 17, 6, Bible de Jérusalem). Quel émoi!

Ecoutez cette parabole de Jésus, pleine d'émoi elle aussi: "Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers" (Lc 15, 20). Un Dieu qui court!  Que faire de ce Dieu du centre qui court à la périphérie ? Nous ne sommes pas revenus de notre étonnement que la périphérie est devenue le centre! La lumière brille de la périphérie, pas du centre. "La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs" c'est d'elle qu'est venu le salut (Mc 12, 10). Quelle surprise et quel émoi! "Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras...". La grâce est source de bouleversement, pas de tranquillité. L'Eglise est le Corps du Christ qui court accueillir le monde brisé. Notre espérance, par nature, n'est pas tranquille, elle est pleine d'émoi. Le commandement apostolique - "soyez joyeux dans l'espérance" - est donné à un monde "révolutionné" par un Dieu qui court.

C'est à la théologie qu'il incombe de peindre cet émoi provoqué par la grâce et de le rendre ainsi visible.  Le ministère consiste à "apporter vite une robe". L'événement bouleversant qui suit la venue de Jésus Christ n'est autre que l'Evangile. Ce bouleversement n'est pas totalement exempt de souffrance. Les disciples du Christ peuvent avoir des convictions et des points de vue différents sur certaines des questions qui se posent à eux aujourd'hui, tout en participant ensemble en toute sincérité à l'étude de la Bible et en se recueillant ensemble au culte. Nous sommes appelés à placer avec sincérité et recueillement nos points de vue et convictions sous l'éclairage du Dieu compatissant qui étreint le monde. Dans la théologie et le ministère, nous devons nous mettre "pieds nus" et devenir sans-abri.

"Soyez joyeux dans l'espérance" dit l'apôtre sans abri (Rm 12, 12; 1 Co 4, 11). "Exercez l'hospitalité avec empressement" (Rm 12, 13), poursuit-il. Il ne s'écarte pas de l'oecuménisme de Jérémie : "Soyez soucieux de la prospérité de la ville ... : sa prospérité est la condition de la vôtre" (29, 7). L'Evangile de l'Esprit compatissant nous enjoint de nous réjouir avec les étrangers, avec le monde. Le monde n'est pas uniquement composé de "chèvres". "Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups" - ce n'est pas une vérité absolue, immuable (Mt 10, 16). L'Esprit de Dieu embrasse le monde des "chèvres" comme des "brebis". "Le temps est accompli, et le règne de Dieu s'est approché" (Mc 1, 15). Pour reformuler l'Evangile de Jean: "Dieu est venu chez les siens et les siens ont accueilli Dieu dans la joie" (voir 1, 11). Tel est le sens profond de cette joie que nous éprouvons dans l'espérance. La joie d'une communauté privée et fermée n'invite pas tous à espérer. Ce n'est pas l'Evangile. Espérer avec toute la création et se réjouir avec toute la création! Quelle perspective immense! (Ps 139, 7-10).

Cette perspective n'est pas une hallucination. Pour Dieu, nul n'est étranger. Toute personne, quelle que soit sa culture, sa religion, sa race ou son identité politique, est connue de Dieu comme quelqu'un d'irremplaçable et d'incomparable. Tel est le principe du sain oecuménisme de Dieu. Mais lorsque nos actes disent : Je ne suis pas le gardien de mon frère" (cf. Gn 4,9) - l'expression la plus manifeste et la plus compréhensible du péché - nous traitons Dieu comme un étranger. Dire: "Je ne suis pas le gardien de mon frère", c'est regarder les autres de haut comme si on voyait en eux une pollution.  Et c'est détruire la base même de l'espérance pour le monde. "Etre joyeux dans l'espérance", c'est aimer son prochain comme soi-même. Si l'espérance n'est pas ressentie maintenant, il se peut qu'elle ne le soit pas non plus à l'avenir.

Nous ne pouvons aimer nos prochains que si nous sommes prêts à être aimés d'eux. Nous ne pouvons exercer l'hospitalité envers des étrangers que si nous l'acceptons d'étrangers. L'Evangile fait valoir cette réciprocité. Tout mouvement unilatéral engendre le pharisaïsme.

"...une femme vint avec un flacon d'albâtre contenant un parfum de nard pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d'albâtre et lui versa le parfum sur la tête". Profondément impressionné par cet accueil, qui n'est pas sans choquer l'assistance, Jésus accepte et la félicite: "En vérité, je vous le déclare, partout où sera proclamé l'Evangile dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d'elle, ce qu'elle a fait" (voir Mc 14, 3-9).

Etre joyeux dans l'espérance, c'est une possibilité qui met tout sens dessus dessous. C'est vivre aujourd'hui dans l'émoi causé par la grâce. Le mystère biblique n'est pas tranquille. Il est plein de ferveur. Il a trait à Jésus, sans abri, qui ouvre les bras à tous en allant à la périphérie. Chantez donc au Seigneur, cantate domino, car "la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres n'ont pu l'atteindre" (Jn 1, 5, Bible de Jérusalem).